« Souhaitons alors que ce rapport permette d’engager une réflexion globale et pas simplement la définition d’un nouveau territoire qu’il s’agirait alors de défendre, au risque de l’opposer à d’autres disciplines dont on sait qu’elles sont promptes à se défendre ». Le rapport de l’Académie des sciences sur l’enseignement de l’informatique aura certainement une influence sur l’éducation. Certes, selon Bruno Devauchelle, il a raison de souligner l’importance du numérique dans la société. N’empêche : ses propositions ignorent le monde réel de l’Ecole.
Le rapport sur la science informatique publié sous la responsabilité de l’Académie des sciences et intitulé « L’enseignement de l’informatique en France, il est urgent de ne plus attendre » est une pierre de plus à un édifice qui tente de se construire depuis plus de cinquante ans. Une question récurrente est fort présente dans le rapport : les besoins de l’industrie, exprimés de manière explicite dans les quatre remarques sur la situation actuelle (p.4). Au delà de cette analyse, on peut y lire aussi l’idée d’une science informatique qui serait légitimée par la place prise dans la société par les objets informatiques et donc par la nécessité « intellectuelle » de l’aborder dès le plus jeune âge.
Un débat vieux comme l’infomatique
Rappelons ici un débat ancien, qui date des premières années de l’introduction de l’informatique dans l’enseignement à partir de 1970. En effet on est toujours surpris dans ce genre de rapport de retrouver des propos très proches de ceux énoncés entre 1970 et 1990 sur le même sujet. Entre-temps le contexte a fortement évolué, et saluons les auteurs de prendre en compte au moins en partie la généralisation des objets informatiques. Cependant ce rapport a du mal à articuler deux approches : celle des usages et celle de la science. Au contraire même, ce rapport semble tenter d’accentuer la séparation entre les deux (l’exemple de l’Angleterre est éclairant), voire entre trois pôles en réalité : d’un côté, le pôle de la connaissance informatique, d’un autre côté, le pôle de l’utilisation des objets informatiques, et enfin le pôle de sciences de l’information et de la communication.
La nécessité d’enseigner la science informatique peut se comprendre dans un contexte dans lequel les objets familiers embarquent de plus en plus de technologies fondées sur cette science. La question est de savoir à partir de quand, et de quelle manière y accéder. On comprend aisément le constat de carence de connaissances en science informatique de la très grande majorité des enseignants. Mais de quelle manière y remédier efficacement ? Ce qui s’est produit au cours des vingt dernières années est un phénomène d’une ampleur inégalée dans l’histoire des sciences et des techniques : la banalisation quotidienne des objets numérique. La rapidité à laquelle s’est produite cette évolution, et à laquelle elle continue de se développer sous des formes diverses, a fait dire à nombre d’enseignants qu’il était impossible de suivre le rythme. Or ce que nous rappelle à juste titre ce rapport c’est que les concepts fondamentaux de l’informatique sont finalement stabilisés depuis assez longtemps (il suffit de relire la littérature sur le sujet pour s’en rendre compte) mais qu’ils sont de plus en plus « cachés » dans cette banalisation. D’où cette recommandation d’engager un enseignement dès le primaire, ce qui est assez logique comme conclusion dans la perspective avancée par ce rapport.
Un enseignement dont la justification interroge
Mais il y a quelques points qui méritent discussion (et il semble que certains l’aient déjà fait au sein des « experts » ayant participé à ce travail). Tout d’abord, que dire de cette opposition entre science informatique, usage et science de l’information et de la communication ? On pourra objecter qu’il n’y a pas réellement opposition mais une lecture approfondie du texte le révèle : quid de l’enseignement de l’informatique pour développer l’esprit critique ? Cette question peut se poser en particulier à propos de l’intention humaine embarquée dans les algorithmes de certaines applications qui induisent des résultats « orientés ». Quid de l’analyse des organisations, des entreprises et de l’économie sous l’effet des objets informatiques ? A force de science on peut aussi questionner la conscience comme le proposait il y a déjà longtemps Jacques Ellul. Quid de cette insistance sur l’importance industrielle comme justification d’une science ? Sur un plan purement épistémologique, on peut légitimement interroger l’introduction d’un enseignement qui soit prioritairement justifié par ce type d’argument.
Fort heureusement, le rapport laisse une porte ouverte à un dépassement de cette opposition entre usage et science et reconnaît la nécessaire coexistence des deux. Pour notre part il nous semble qu’il faut aller plus loin dans ces continuités. Il faut articuler usages, info-com et informatique chaque fois que c’est possible, en particulier au sein des disciplines. Et là les auteurs du rapport ont tout à fait raison d’appeler à la connaissance informatique par tous les enseignants. Parce que le numérique s’est installé dans le paysage comme un fait social total, il ne peut se limiter au seul enseignement d’une science, mais il ne peut en faire l’impasse.
Méconnaissance de l’Ecole
Malheureusement la complexité scolaire doit être rappelée et surtout doit être signalée comme une faiblesse de mise en perspective dans ce rapport. Les auteurs du rapports sont, pour la quasi totalité d’entre eux, des spécialistes de la discipline elle-même. Connus et reconnus pour leur maîtrise du domaine, il aurait été intéressant qu’une tentative d’articulation plus large soit proposée et pas uniquement avec les disciplines proches (mathématiques, physique par exemple). La problématique de l’introduction d’une nouvelle discipline n’est pas qu’une problématique de cette discipline, c’est une problématique plus large qui engage le projet de la nation pour l’école. Certes cette dimension transparait, mais trop enfermée dans sa dimension économico-industrielle. Or le travail qui est effectué à l’école ne se réduit pas à cette dimension, c’est ce qui en fait toute la complexité. La dimension humaine de toute éducation ne peut se satisfaire de réponses techniques à des questions techniques
Raisonner en terme de culture
Il faut développer une prise de conscience collective du phénomène numérique dans sa totalité, sans en négliger un aspect, et ce rapport le montre bien : la science informatique est négligée. Il faut aussi travailler à cette conscience en prenant en compte toutes les strates qui vont du savoir à l’usage, de la machine à l’humain, et non pas en les séparant. La prise en compte du numérique dans le monde scolaire ne peut se faire en dehors d’une vision systémique, systématique et explicite. Les atermoiements des quarante dernières années doivent être mis de côté, les querelles de chapelle aussi. Il faut effectivement que les savoirs de l’informatique pénètrent la culture générale au même titre que d’autres savoirs. Le monde scolaire ne peut simplement raisonner en termes d’heures et de disciplines, il faut qu’il raisonne en aussi en terme de culture et d’articulation des savoirs dans la culture contemporaine. Les découpages disciplinaires et horaires sont aux antipodes de cette approche, souhaitons alors que ce rapport permette d’engager une réflexion globale et pas simplement la définition d’un nouveau territoire qu’il s’agirait alors de défendre, au risque de l’opposer à d’autres disciplines dont on sait qu’elles sont promptes à se défendre.
Bruno Devauchelle