Le « cercle des recteurs disparus » attaque Vincent Peillon sur ses nominations de recteurs hors du cercle des professeurs d’université. Pour l’historien de l’éducation Claude Lelièvre, ces décisions ne doivent rien au hasard. C’est bien à une évolution de l’Education nationale qu’on assiste. V. Peillon rompt son isolement napoléonien et l’ouvre à la société. C’est la fin de la corporation enseignante ?
Par deux fois (le 27 février et le 24 avril) «un « cercle des recteurs disparus » s’est exprimé dans L’Express. On leur laissera la ‘’responsabilité’’ (si on peut dire, car ils se réfugient dans l’anonymat) de leurs affirmations à l’emporte-pièce et de leurs condamnations sans appel précipitées. Mais on ne peut manquer de remarquer les étranges amnésies dont ils semblent être frappés.
Vous avez la mémoire courte…
Pour ce qui concerne la « mémoire courte », on notera qu’ils s’en prennent à l’actuel ministre de l’Education nationale – Vincent Peillon – en lui reprochant amèrement de rompre avec la tradition bi–séculaire de ne recruter comme recteurs que des professeurs d’université, tout en omettant de rappeler que c’est son prédécesseur – Luc Chatel – qui a décidé le 20 juillet 2011 que jusqu’à 20% des postes de recteurs seraient désormais ouverts aux secrétaires généraux de l’ Education nationale ou aux directeurs d’administration centrale ; et que c’est le même Luc Chatel qui a nommé recteur le premier d’entre eux ( Philippe-Pierre Cabourdin, ex-directeur de la protection judiciaire de la jeunesse ) en septembre 2011…
Pour ce qui a trait à la « mémoire longue » , on remarquera que ces « recteurs disparus » prétendent qu’il y a une contradiction entre la politique du nouveau ministre de l’Education nationale Vincent Peillon qui met en avant les préoccupations d’ordre « pédagogique » et le fait qu’il ne recrute plus ( contrairement à la tradition bi–séculaire) les recteurs uniquement parmi les professeurs.
Mais c’est ne pas savoir ( ou occulter ) que cette tradition bi-séculaire n’a rien à voir avec des préoccupations d’ordre « pédagogique ». Une étrange ignorance ( ou occultation ) pour des recteurs ( même anciens ) alors même qu’il y va de l’origine de leur existence et de son sens… Et cela alors même que deux des grands fondateurs de la centralisation de l’Ecole à la française ( à savoir Napoléon I et François Guizot ) se sont exprimés on ne peut plus clairement là-dessus.
La corporation enseignante
On ne peut en effet comprendre le sens et la singularité de la centralisation de l’Ecole française ( et des recteurs devraient mieux le savoir que quiconque ! ) si on ne saisit pas qu’il s’agissait de mettre en place non seulement une administration publique mais une corporation publique. La reprise même du terme « Université » ( « universitas » signifie corporation au Moyen Âge ) situe bien ce qui est en jeu : créer un corps dont l’esprit serait au service de l’Etat en place.
L’ »Université impériale » est plus qu’une administration : elle est une corporation laïque. Elle s’administre elle-même. Le territoire national est divisé en académies ( une par cour d’appel ), à la tête desquelles sont placés des recteurs. Il est remarquable que l’Empereur – qui a pourtant mis en place la forte présence des préfets dans les départements – ne veut pas que l’administration de l’Ecole relève de l’administration commune : les enseignants et les chefs d’établissements sont responsables devant une instance – l’académie et son recteur – qui n’a pas d’équivalent ( les régions n’existent pas encore, et les départements sont à un échelon inférieur ). Napoléon considère en effet que l’Ecole ( qui est à ses yeux une magistrature d’ordre culturel et spirituel ) doit être, à l’instar de la Justice, dirigée de façon spécifique, autonome, et par les siens.
Le dispositif des grades et l’accès aux différents postes sont aménagés de façon à ce que l’on puisse faire carrière, à ce qu’il y ait corps et esprit de corps. Comme l’a dit lui-même Napoléon, « il y aurait un corps enseignant si tous les proviseurs, censeurs et professeurs de l’Empire avaient un ou plusieurs chefs, comme les Jésuites avaient un général et des provinciaux ; si l’on ne pouvait être proviseur ou censeur qu’après avoir été professeur […] ; le corps enseignant étant un, l’esprit qui l’animerait serait nécessairement un ; et sous ce rapport, le nouveau corps enseignant l’emporterait de beaucoup sur les anciennes corporations ». ( A..Aulard, « Napoléon I et le monopole universitaire », Colin, 1911, pp 152-155 ).
François Guizot se situe clairement dans la continuité de Napoléon I et de « l’Université » en ce qui concerne le mode d’organisation et de gouvernance de l’Ecole. « L’autorité souveraine, dit-il, peut diriger l’Instruction publique de deux manières : 1° par la voie et d’après les principes de l’administration générale et ordinaire ; 2° en la confiant à un grand corps formé d’après certaines règles et soumis à un gouvernement spécial […]. Or l’administration de l’Instruction publique diffère essentiellement de tout le reste […]. Réunir tous les établissements publics en un grand corps soumis à la surveillance d’une autorité supérieure, placée au centre même du gouvernement ; donner à cette autorité tous les moyens de répandre et de distribuer convenablement l’instruction, de propager les bonnes doctrines religieuses, morales et politiques, et de préparer ainsi les enfants confiés aux soins de l’Etat à devenir un jour des citoyens vertueux, éclairés et utiles ; tel était, tel sera toujours, à cet égard, l’intérêt social […]. Ce sont là les motifs qui légitiment, qui commandent la formation d’ ’’un corps enseignant’’ » ( François Guizot, « Essai sur l’histoire et sur l’état actuel de l’Instruction publique en France », Moradau, 1816, pp 74, 125, 136, 142).
Une mise en cause du gouvernement spécial de l’Ecole
La centration narcissique des « recteurs disparus » sur leurs « égos » meurtris les amènent à manquer ce qui est vraiment nouveau, à savoir les prémices beaucoup plus étendues ( et de plus en plus nombreuses et significatives, même si elles restent le plus souvent encore ‘’discrètes’’ ) d’une mise en cause de « ce gouvernement spécial » bi-séculaire de l’Ecole en France. On peut citer d’abord le décret du 4 août 2012 ( une date o combien symbolique ! ) qui ouvre le corps des personnels de direction aux fonctionnaires issus d’autres ministères par voie de concours ( alors que le ‘’privilège’’ de l’accès à ce corps était jusqu’alors l’apanage bi-séculaire des enseignants et des personnels éducatifs dans la mouvance de l’Education nationale ). On peut citer aussi la présence dûment mentionnée de parlementaires es qualité parmi les membres du « Conseil supérieur des programmes » et du « Conseil national d’évaluation du système éducatif » prévus par le projet de loi de refondation de l’Ecole. Ou bien encore ( the last but not the least, en particulier si certains de ses aspects sont renforcés – comme il apparaît probable – au cours des délibérations au Sénat ), les Projets éducatifs territoriaux (dûment prévus eux aussi dans le projet de loi de refondation de l’Ecole).
Serait-on près de la fin du ‘’splendide isolement’’ du ‘’monde scolaire’’ ou, en tout cas, de son « gouvernement spécial » ? L’Histoire tranchera ; mais c’est indubitablement à l’ordre du jour et cela ne concerne pas que « cercle [ restreint ] des recteurs disparus »… Eh bien oui, messieurs les « recteurs disparus », vous n’êtes pas le nombril du monde ( même scolaire ) !
Claude Lelièvre