Internet renforce-t-il notre propension à juger sottement de ce que nous ignorons ? A l’heure où s’offre à nous une masse copieuse d’informations, nos réflexes mentaux feraient de nous des crédules en mode sceptique, méfiants à mauvais escient et raisonneurs paresseux. C’est la thèse que défend Gérald Bronner, professeur de sociologie à Paris Diderot, dans La démocratie des crédules. On peut être à la fois naïf et suspicieux, critique et candide : on met en cause le discours de la science, mais pas les pseudo-raisonnements de ses détracteurs, campés dans la posture intimidante du « droit de douter ». Le « marché cognitif » en pleine expansion nous abreuve de données dont la hiérarchisation et la sélection dépasse nos compétences, et nous n’avons plus pour juger que les mécanismes rassurants de la croyance. Le risque n’est pas nouveau, mais la mutation contemporaine des « produits cognitifs », l’accroissement des données et leur grandissante accessibilité, nourrirait l’illusion d’une science facile, offerte sans efforts, qui stimule notre « avarice mentale » au détriment de tout effort intellectuel rigoureux. Gérald Bronner estime que seules l’éducation au savoir et l’élaboration de modèles scientifiques de communication peuvent contrebalancer ce moderne penchant à l’ignorance sceptique.
Biais intellectuels et confort mental
La connaissance rationnelle demande du temps et des efforts, elle offre rarement la satisfaction d’une certitude durable. Spontanément, notre esprit incline donc vers des solutions plus commodes, issues de l’imagination : des biais heuristiques communs. Le biais de confirmation, par exemple, consiste à accorder spontanément plus de valeur aux éléments qui confirment une supposition, même fantaisiste, qu’à ceux qui l’invalident. Tout ce qui nourrit notre croyance nous apparaît probant, intuitivement, tandis que le long et austère procédé de la vérification contradictoire nous répugne. Les requêtes formulées par les internautes sur internet sont directement déterminées par ce biais d’attractivité : on demande ce qu’on attend de trouver et on se sent conforté par la réponse qui répond à la demande, sans voir qu’elle induite par les termes de la recherche. Ainsi, les adeptes des thèses conspirationnistes adjoindront le terme « complot » à l’objet de leur enquête : la hiérarchisation automatique des informations par les moteurs de recherche, selon des critères de «pertinence » souvent fondés sur les habitudes de pensée et de consommation de l’usager, feront le reste. On trouvera aisément quantité de données relatives à de supposés « complots », montre l’auteur chiffres à l’appui, que ce soit sur la mort de Lady Diana ou le tremblement de terre en Haïti – même si ce dernier attire moins les appétits conspirationnistes.
Le « Mille-feuilles argumentatifs » de Fort et le paradoxe d’Olson
Gérald Bonner souligne un autre biais cognitif selon le modèle de Charles Fort, sceptique radical de la Belle Époque, dont l’argumentation empile un foisonnement d’arguments faibles, dans un maillage si serré qu’ils se renforcent réciproquement sans qu’on puisse les confronter entre eux. Il en résulte une impression d’épaisseur ou de congruence, qui donne le sentiment que « tout ne peut pas être faux ». L’accumulation par analogie lointaine, bien serrée, « ne peut être le fruit du hasard » et ce croisement d’indications disparates devient vraisemblable. Autre biais, le paradoxe d’Olson consiste à laisser les autres s’investir dans une cause commune dont on espère tirer profit sans avoir à s’impliquer soi-même. Cette tendance commune renforce le poids des arguments minoritaires dont l’offensive tapageuse recouvre le silence de la majorité discrète. Les thèses tendancieuses, défendues avec force, se trouvent statistiquement sur-représentées, soutenues par une aura de légitimité militante. Ainsi naissent les plus absurdes croyances, que l’auteur analyse avec une précision méthodique, de la « fausse » mort de M. Jackson à « l’affaire » de Toulouse accusant le Maire D. Baudis de collusion avec le tueur en série Allègre, ou encore – et l’analyse de l’auteur devient plus embarrassante – la « vague de suicides » chez France Telecom.
Auto-intoxication plutôt que manipulation organisée
Pour l’auteur, il ne s’agit pas d’accuser les systèmes contemporains d’information : il souligne la moindre importance des systèmes automatiques de gestion d’internet au regard des modes d’utilisation spontanés des internautes. Les « bulles de filtrage » des serveurs orienteraient moins l’information que les réflexes et les attentes de l’utilisateur. L’internaute travaille à son insu à sa propre intoxication cognitive, souvent sous l’influence de ce qu’il prend pour de saines réactions d’incrédulité. Peu disposé à se laisser manipuler, l’usager numérique a intégré les leçons de l’opinion commune : il s’attend à une information biaisée, trompeuse, à la solde d’institutions douteuses ou de puissances malhonnêtes, d’intérêts privés dissimulés. Contre cela, il argue de sa conscience critique et refuse de croire ce qui est dit, mais accueille les soupçons les plus farfelus comme de judicieuses hypothèses. Au titre de la liberté de savoir et du droit de critique, il confond le discours des autorités scientifiques et celui de leurs pourfendeurs dans un relativisme général qu’aucune vérification méthodique, réellement trop difficile pour tout un chacun, ne viendra compenser.
Contrer les biais mentaux par des méthodes d’éducation au savoir
Paradoxe de l’éducation moderne, remarque l’auteur, l’attention accordée aux pensées du soupçon, le souci de renforcer l’esprit critique des élèves en désacralisant le discours de la science, mal administrés, produisent des effets contraires à l’idéal d’émancipation du jugement. Des élèves peu familiers des procédures de vérification et d’invalidation, ne maîtrisant pas le sens de la preuve et de la démonstration, peu sensibles aux règles de hiérarchisation des discours, apprennent surtout à se méfier de tout, de manière systématique et déraisonnable. La confusion qui en résulte porte à une forme de crédulité d’autant plus assurée qu’elle repose sur un sentiment trompeur d’incrédulité : pourquoi l’astrologie ne serait-elle pas aussi valable que la climatologie, puisque celle-ci se trompe parfois et échoue dans ses démarches prédictives, par exemple ? Il suffirait d’infléchir l’éducation au savoir vers des réflexes mentaux plus adéquats : en jouant sur les réactions naturelles et sur leur interaction inhibitrice, en apprenant à repérer les biais et à les disqualifier, ces formes d’ignorance pseudo-savantes pourraient être dissipées aisément.
C’est dans la formation des professionnels de la communication et des médias que de telles méthodes seraient les plus bénéfiques, suggère l’auteur. S’ils ne sont pas responsables de la tendance générale à la crédulité suspicieuse, ils en sont pourtant les propagateurs, par le jeu des mécanismes du marché de l’information, et par leur manque de recul à l’égard de leur propre subjectivité. La Démocratie des crédules nous invite donc à passer au crible de l’analyse nos propres mécanismes ignorés de méconnaissance et de croyance. Une expérience à tenter.
La démocratie des crédules, de Gérald Bronner. PUF, 360 pages, 19€. Mars 2013.
Au menu du Coin Philo du Lycée de Sèvres…
Le Lycée de Sèvres poursuit son cycle de vidéoconférences, dans le cadre du Projet Europe, Éducation, École. On trouvera en accès libre sur la canal Dailymotion du projet : LA MORALE ET LA PITIÉ – cours interactif de Gaëtan DEMULIER diffusé le jeudi 11 avril 2013.
http://www.dailymotion.com/video/xyz8jj_la-morale-et-la-pitie_school
http://www.coin-philo.net/eee.12-13.dossiers/eee.12-13.morale_pitie_gd.pdf
Le programme complet sur le site du projet :
http://melies.ac-versailles.fr/projet-europe/visio/
http://lyc-sevres.ac-versailles.fr/eee.12-13.programme.php
Sur le site du Café
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