Quitter l’enseignement pour un autre métier, beaucoup y songent sans vraiment oser franchir le pas. Après une longue carrière de professeur des Écoles, Franck Girard la réalisé un rêve d’adolescent : devenir psychanalyste. Une conversion qui ne va pas sans péril ; la réalité des conditions d’exercice se révèle plus aride qu’on ne pourrait le penser. Contraint d’exercer un autre métier en complément, il reste en relation avec l’école, comme chargé de mission sur les problématiques scolaires de développement numérique et de réforme des rythmes, auprès de la mairie de Bussy-Saint -Georges, à Marne La Vallée. A l’origine de l’aventure de Franck Girard, une belle histoire : la rencontre d’une jeune professeure de philosophie qui a su lui rendre le goût de l’étude, alors qu’il était en plein décrochage scolaire. S’il avoue avoir « significativement » oublié le nom de l’enseignante, elle lui a légué une foi solide dans ce que l’école peut faire pour ses élèves, et le sens de l’écoute attentive de chacun.
Une belle institution qui sclérose les gens.
Professeur des écoles pendant 32 ans, vous vous êtes complètement impliqué dans ce métier qui n’était pas votre vocation ?
Franck Girard : Impliqué plus que de raison ! Je me croyais en service commandé, alors je n’ai jamais ménagé ma peine. J’ai toujours fait beaucoup de choses en parallèle à mon métier. Par exemple, j’ai construit une école à coups de pièces de 10F, en Lozère. J’avais monté un regroupement pédagogique avec quelques collègues – c’étaient de petits villages qui n’avaient pas un sou. Il fallait de beaux locaux pour ouvrir une classe maternelle, mais il n’y avait pas d’argent. Alors j’ai monté une association et je suis parti à la recherche de 30.000 sympathisants à 10F. Il y a eu des gens comme Yves Montand, Marina Vladi, Liliane Bettancourt qui ont signé des chèques à cette époque… J’ai fait aussi des ateliers d’écriture, où je recevais d’anciens élèves devenus ados, des parents d’élèves. Je n’ai jamais souffert de mon métier, mais vraie place était ailleurs, dans le contact. L’Éducation nationale est une belle maison, une belle ambition de société – l’École républicaine ! Mais au fil du temps, elle s’est un peu sclérosée, ossifiée – comme on dit d’un vieux symptôme. Beaucoup de collègues se sentent pris au piège à l’étroit dans leur envie d’ouvrir leurs ailes. J’ai souvenir d’une collègue qui voulait introduire la musicothérapie dans sa pratique scolaire et qui s’est fait durement rabrouer.
Pensez-vous qu’il n’y ait pas de place pour les initiatives personnelles dans l’institution ?
Franck Girard : Les institutions fixent les individus, ils s’y annihilent progressivement en se regroupant. Une chose que j’aime dans la relation psychanalytique, c’est qu’on y est à deux – au-delà de deux, on devient bête… Je crois que l’intelligence se dilue dans le groupe. Quand les inconscients humains se retrouvent entre eux, ils se chamaillent, se chipotent comme lors de leur petit enfance en famille. Mais pourtant on ne fait rien sans un groupe ! A l’Éducation nationale, on parle « d’équipes pédagogiques » et la plupart du temps ce n’est qu’un vain mot – alors qu’un beau projet mobilisateur fait que des enseignants, pour mener à bien ce projet, feront équipe.
J’ai participé à de nombreux collectifs : j’ai été président d’un syndicat d’enseignants, Avenir École (rattaché à la CFDT), et je continue à constituer et à animer des groupes. Mais j’ai le sentiment que les gens y perdent de leur fraîcheur, de leur créativité – comme si se renouaient là les souffrances familiales, que chacun y rejouait éternellement la même partition enfermante. C’est complexe, assez contradictoire.
Une fausse vocation pour un malentendu.
Comment êtes-vous devenu professeur des écoles, au départ ?
Franck Girard : Sur un malentendu – un « mal-entendu », vraiment. Quand j’étais petit, j’ai entendu mon grand-père, j’ai entendu ma mère, me dire : « Deviens instituteur ! ». Grâce à la psychanalyse, j’ai pris conscience qu’à aucun moment, ces phrases-là n’avaient été prononcées. J’ai poussé la réflexion plus loin, et je me suis aperçu que ce malentendu est vraiment le reflet de ce que peut-être un Œdipe mal résolu. Un attachement que j’avais pour ma mère, qui s’est dénoué et a dénoué du même coup mon attachement à l’école, qui n’avait plus de raison d’être. On a souvent l’impression que la notion d’inconscient est très abstraite. Mais là, vraiment, j’ai touché dans ma chair en le vivant ce qu’est l’inconscient, comment ça fonctionne, ce qu’est un Œdipe mal résolu, comment on le résout, comment on fait en sorte que ce qui était, et qui n’est plus, se détache de nous, comme des feuilles d’automne – et la vie continue.
Quand avez-vous découvert votre vraie vocation, la psychanalyse ?
Franck Girard : J’ai eu le flash en terminale au lycée. J’étais à ce moment de mon parcours personnel en plein décrochage scolaire. Je ne faisais absolument rien, sauf en cours de philosophie : j’avais pour professeur une jeune femme qui faisait des cours passionnants. Elle n’était pas beaucoup plus âgée que nous. Quand elle nous a parlé de Freud et de la psychanalyse, ça a été une révélation : je me suis dit qu’un jour, ce serait pour moi.
Ensuite, j’ai passé le concours de l’École Normale. Là, j’ai eu la chance de bénéficier de la formation en 3 ans qu’on accordait dans les années 1980 aux instituteurs débutants. Elle comportait beaucoup d’ U.V. (unités de valeur) de philosophie et de psychanalyse. J’ai pu continuer et approfondir ma découverte de la psychanalyse, avec les meilleurs profs de l’Université de Montpellier qui faisaient nous faire des cours. J’ai continué mon cheminement et mon questionnement.
Plus tard, quand j’ai rejoint la région parisienne, un nouveau drame personnel m’a conduit à engager un travail de psychothérapie. Cela m’a incité à reprendre des cours à l’université, en maîtrise de sciences de l’éducation. La psychanalyse y tenait une certaine place. Je me suis arrêté deux ans, puis j’ai repris le travail psychanalytique pendant 7 années, à raison de 2 à 3 séances par semaine. J’ai continué depuis, ce n’est pas un métier que j’entends exercer seul. Je participe à un atelier « Devenir psychanalyste et le rester »…
Encore un métier impossible ?
C’est une des problématiques du métier de psychanalyste, de réussir à le rester ?
Franck Girard : Ce qui est difficile, c’est le contexte économique. Ce n’est pas un métier dont on peut vivre actuellement sans en exercer un autre en parallèle, en raison du poids des charges sociales et aussi parce que les patients ont un pouvoir d’achat qui se réduit. On ne peut pas fermer sa porte aux gens dont les moyens sont limités ; mais on ne peut pas non plus multiplier les séances. On a besoin d’un temps de récupération entre deux séances, pour prendre des notes et aussi pour décompresser de cette souffrance humaine que nous recueillons. Les gens sont pris dans la course à la rentabilité et ne s’accordent pas facilement le droit (ou ils n’ont pas les moyens) de s’acheter les conditions de leur liberté. C’est pourtant le dernier lieu où on peut s’écouter, se donner le temps, se soucier de soi. C’est le contraire de l’égoïsme, c’est se donner les moyens d’un épanouissement qui va permettre de rayonner autour de soi. Il y a aussi d’autres obstacles : pousser la porte d’un cabinet n’est pas simple, il y a de l’inquiétude. On ne va pas voir un psychanalyste si on va bien, on est déjà en souffrance et on ne sait pas à quelle porte frapper, on se demande « qui va me recevoir et que va-t-il se passer ? » D’où l’importance aujourd’hui pour les psychanalystes de monter au front, d’aller à la rencontre des gens, dans les salons, sur les réseaux sociaux. En un sens, la psychanalyse est terriblement moderne : elle met en œuvre la question du développement durable, appliquée à l’humain et à sa propre humanité !
Les rythmes scolaires sous le regard de la psychanalyse.
Dans votre travail sur l’aménagement des rythmes scolaires, vos compétences en psychanalyse vous aident-elles ?
Franck Girard : Il le faudrait, si on pouvait trouver une solution satisfaisante. Le temps de l’enfant, aujourd’hui, c’est 7h-19h. Pas un adulte n’y résisterait. C’est un temps où l’enfant est en représentation permanente, pris sous le regard des autres. Dans notre vie d’adulte, on arrive à se soustraire parfois aux regards. On peut s’accorder des moments de pause – sauf peut-être quand on travaille en open-space. La réforme proposée par Vincent Peillon est intéressante, elle amène les différents acteurs à se rencontrer : les enseignants, les parents, les associations sportives, les centres de loisirs. Mais ça ne résout pas les problèmes de rythme. Les associations vont licencier, les municipalités vont assumer des coûts qui vont grever les autres budgets – dont l’équipement numérique, qui est une vraie priorité, et les rythmes des enfants ne vont pas changer. On déplore qu’ils aient des difficultés de concentration, mais comment peut-il en être autrement alors qu’ils connaissent dès la maternelle ce rythme endiablé, sans aucun moment de pause ? Me revient en mémoire cette poésie de Maurice Carème que j’apprenais à mes élèves : « Aurais-je le temps de bercer / Un tout petit peu ma poupée ? ». A quel moment ces enfants ont-ils le temps de se retrouver avec eux-mêmes ?
Tant qu’on voudra résoudre la question à l’échelle nationale, on se heurtera aux mêmes impossibilités. Pourquoi faire fonctionner Clichy-sous-Bois, Marseille ou Chambéry sur le même modèle, alors que les élèves de Clichy ont besoin de voyager, d’aller voir ailleurs, que ceux de Marseille étouffent de chaleur dans les écoles dès le printemps et que ceux de Chambéry sont enfermés en classe alors qu’ils vivent au milieu des montagnes ? Avec des enseignants diplômés à bac +5, des parents dont le niveau d’instruction ne cesse de croître et des élus à la pointe de l’innovation, on pourrait peut-être admettre que des solutions locales peuvent être proposées, en adéquation avec la réalité des situations particulières.
Regrettez-vous l’enseignement ?
Franck Girard : Non, pas dans les conditions où l’institution me demandait de travailler. Je regrette les élèves, la relation pédagogique ; mais mes fonctions auprès de la Mairie me permettent d’intervenir dans le milieu scolaire, dès que j’en ai l’occasion, pour la formation sur les nouveaux équipements numériques, par exemple. Et puis j’envisage d’autres formes d’intervention auprès d’établissements scolaires. Peut-être pour faire découvrir la psychanalyse à des élèves de Terminale, pourquoi pas ?
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