Depuis 8 ans, en collaboration avec ses collègues, Mick Miel, professeur de français au collège de l’Ille sur Têt dans les Pyrénées-Orientales, anime le site « Projectibles ». Le site, très riche, est un laboratoire, puisqu’il s’agit d’un espace où se forgent chaque année de nouvelles expériences pédagogiques, littéraires ou cinématographiques. Il constitue aussi une belle vitrine, puisque le web diffuse et valorise la créativité des élèves, au point même de la stimuler à son tour, selon un cercle vertueux. Contre vents et marée, Mick Miel maintient le cap : « Comment sortir de la routine, s’ouvrir sur le monde, comment faire de la culture un terrain de jeu, réfléchir, rêver, s’insurger si nécessaire ? C’est là que tout se joue. »
« Projectibles » se veut un site communautaire interactif » : concrètement, comment le site fonctionne-t-il ? (rôles des enseignants et des élèves, organisation du travail en classe et hors classe …)
Le site est totalement lié aux projets menés sur l’année par des groupes précis (d’élèves, d’enseignants, intervenants extérieurs). Nous avions choisi son nom « Projectibles » pour marquer notre philosophie, la pédagogie du projet. Ces projets varient bien sûr d’une année à l’autre, selon les conditions réelles que nous retrouvons à la rentrée de septembre (l’organisation des équipes pédagogiques, les financements, de nouvelles opportunités, etc.,). Pour prendre un exemple précis, la rubrique « Atelier Cinéma » (Projectibles est un Webzine, structuré à la façon d’une revue avec administrateurs, rédacteurs et lecteurs) existe sans discontinuer depuis neuf ans, mais si le financement de l’atelier de pratique artistique cinéma venait à manquer, comme cela semble en passe d’arriver, la rubrique disparaitra ou plutôt glissera vers les « Archives », une sorte de cimetière en quelque sorte…
La place dans le site des uns et des autres (élèves, enseignants, intervenants extérieurs) est liée à leur rôle, à leur part de responsabilité dans le projet en question et, ce qui une façon de dire la même chose, à leur désir d’y occuper un espace. Pour l’atelier cinéma, les élèves sont rédacteurs voire, selon leur degré d’autonomie, administrateurs de rubrique (comme notre cinéaste Thierry Bourdy, nos collaborateurs extérieurs, Pierre Magnère et Liberté Martin de la forteresse de Salses, ou moi-même) et ont le droit de publier, c’est-à-dire de rendre visibles sur le Net des contenus déjà présents dans la partie privée du site. C’est là où le degré d’implication collective est maximal. En effet, l’atelier cinéma est un espace ouvert, n’y viennent que ceux qui souhaitent y faire quelque chose, en l’occurrence des films.
C’est un peu plus compliqué pour les autres projets, qui progressivement, par couches successives, cherchent à se superposer au travail scolaire de façon à impliquer tout le monde. Tout au moins c’est là mon espoir. Par exemple, cette année encore mes élèves de 6ème correspondent tous, via Projectibles, avec une autre classe de 6ème du Jura, mais la partie « Atelier d’écriture » sur le conte est « pauvre » pour des raisons qu’il me reste à comprendre. Comme c’est la même chose avec « Le Prix des Incorruptibles », le forum est désert, j’en arrive à penser que la motivation de ce groupe est faible. A leur décharge, je les ai en cours seulement en fin d’après-midi. Par contre, une partie substantielle de mes élèves de 4ème « a saisi l’occasion » et la rubrique « Atelier d’écriture » sur la nouvelle fantastique marche bien. Il y a une quinzaine de nouvelles en ligne et les forums sont actifs A tel point, que nous organisons un concours avec une autre classe du collège en collaboration avec la Médiathèque de Ille sur Têt. Ce qui sera probablement l’occasion de relancer ce projet l’année prochaine avec notre nouvelle collègue de français.
Vous y publiez des textes d’élèves issus d’ateliers d’écriture : pouvez-vous en donner des exemples et en expliquer les intérêts ?
La rubrique « Atelier d’écriture » est plus ou moins structurée par des contenus scolaires : le conte et les récits mythologiques en 6ème; les contes des 1001 nuits, les fabliaux, etc. en 5ème; les nouvelles fantastiques, etc. en 4ème et les nouvelles réalistes, l’autobiographie en 3ème. En classe, sont travaillées les techniques à travers les lectures, les analyses. Et les travaux d’écriture qui en découlent sont approfondis par certains pour être publiés sur le site. Le forum occupe donc là une place importante ainsi, qu’en interne, l’historique des modifications qui nous permet d’accéder aux « brouillons d’écrivains ».
L’intérêt est évident pour moi. C’est toujours une question de responsabilité et d’engagement individuels. Écrire un texte qui doit être lu par tout le monde, et pas seulement évalué par le prof, c’est prendre « des risques ». L’à peu près, le bâclage, le plagiat, le lèche bottes pour répondre aux attentes de l’enseignant ont moins de chance d’être présents, car tout lecteur peut demander des comptes (c’est le rôle du forum d’ailleurs : mettre l’auteur sur le grill). Et là, il faut répondre, justifier, voire se remettre en question, modifier son texte, bref devenir grand en acceptant la critique des autres et en assumant ce que l’on fait. Cela dit j’ai pris soin de mettre au point un système de notation de façon à « valoriser » aussi avec des notes de qui est perçu comme du « travail supplémentaire ». Dans un premier temps, on pourrait dire que cette démarche vise à joindre l’utile à l’agréable, mais après avoir fait le parcours jusqu’au bout (du « scolaire » au « culturel ») les élèves « motivés » peuvent se rendre compte que l’utile, c’est tout simplement l’agréable.
On découvre aussi sur le site le travail d’un atelier vidéo et des productions particulièrement abouties : comment s’organise le travail pour parvenir à de tels résultats ?
C’est vrai, nous sommes très fiers de nos réalisations finales. J’ai gardé des contacts avec beaucoup d’élèves des années passées, c’est pour eux aussi le point fort. Il y a tellement de choses qui y aboutissent (travail scolaire, rencontres, coup de cœur, engagement personnel, etc) qu’on peut presque parler d’alchimie. Comment ça se passe concrètement ? Prenons l’exemple du film que nous avons fait sur la Retirade, l’exil des républicains espagnols en 1936 (l’ensemble du projet a été présenté au forum des enseignants innovants de Roubaix) qui reste pour moi le projet interdisciplinaire le plus abouti (même si ce n’est pas le meilleur film). A la base, nous voulions tous parler de la Retirade (c’était la commémoration des 50 ans) car ici beaucoup de choses sont restées coincées au travers de la gorge (les premiers camps de « concentration », les femmes et les enfants passant l’hiver sur la plage, les lâchetés des démocraties, etc.). Chaque matière (Histoire, Français, Catalan, Espagnol,…) a travaillé sur le sujet. Les élèves ont écrit des nouvelles à partir de leurs nombreuses lectures et l’une d’elle a servi de trame au film « La déchirure ». Autre exemple, le film de l’année passée, mais là le travail transdisciplinaire était moins poussé. « Le verrou de pierre » est issu d’une collaboration menée avec la forteresse de Salses sur la prise du fort par les français en juin 1639. Nous avions commencé ce travail l’année précédente en histoire.
N’allez pas croire que nous ne travaillons que sur les films. Lorsque les élèves choisissent de venir dans l’atelier cinéma en 4ème ou en 3ème, il y a déjà eu des couches d’expériences, du travail en amont, souvent dès la 6ème, sur la lecture, l’écriture ou sur l’image avec le festival Visa pour l’Image de Perpignan, le dispositif collège au cinéma et d’autres échéances de ce type.
Il faut enfin ajouter que l’aboutissement de nos films tient pour une parie importante à l’implication de notre cinéaste Thierry Bourdy qui travaille dans des conditions financières difficiles surtout depuis que le Conseil général a retiré sa subvention (que nous avons en partie remplacée par du mécénat que les élèves vont solliciter auprès des entreprises locales).
Pouvez-vous expliquer ce qu’est le « feuilleton des incorruptibles » ?
Le feuilleton des Incorruptibles est une initiative originale lancée par le Prix des Incorruptibles que nous menons avec des 6ème. Nous avons mordu tout de suite dès que cela a été proposé par la médiathèque. Il s’agit de correspondre avec un écrivain, cette année Muriel Bloch, au fur et à mesure qu’il rédige son livre. C’est intéressant car nous nous trouvons dans une position d’attente à chaque livraison, un peu comme un feuilleton à la différence que nous savons que nous pouvons avoir une influence sur la suite. Ce qui nous force à débattre, à discuter nos façons de lire, à construire des hypothèses sur la suite de l’histoire, le comportement, les motivations des personnages, les choix d’écriture, etc. On sort là du sempiternel schéma narratif et des codes enseignés au collège car, en général, les écrivains ne les respectent plus. J’aime bien d’ailleurs cette opposition entre la règle et ses transgressions, c’est une bonne façon de comprendre comment un texte (ou un film d’ailleurs) signifie. En juin, nous rencontrons l’écrivain et celui-ci dédicace son (notre ?) livre à tous. L’année passée, nous sommes persuadés d’avoir « influencé » notre écrivain par nos interventions et avons presque revendiqué le statut de co-auteur.
Dans de tels projets qui mettent en ligne des productions d’élèves, on a parfois du mal à distinguer la cause et la conséquence : d’après votre expérience, dans quelle mesure le site en valorisant la créativité des élèves contribue-t-il à la stimuler ? dans quelle mesure stimule-t-il aussi celle des enseignants ?…
C’est toujours la même histoire de la poule et de l’œuf. Je ne sais pas. Le site est un organisateur collectif, il permet de donner une forme à des choses latentes, qui le resteraient probablement sinon. Il permet la discussion, la confrontation et donc le travail collectif. Pour les élèves publier son travail en ligne peut être sûrement très valorisant. De même voir des productions abouties (textes littéraires, films, spectacles de Théâtre, etc.) peut aussi donner envie de faire pareil ou mieux encore. C’est là le sens noble du mot concurrence.
Reste la question : pourquoi certains élèves écrivent-ils pour le site ? Pour moi, la mise en ligne n’est qu’un aspect. Ce qui est le plus important, c’est le mouvement qui ne peut exister que sur le terrain, dans la classe, avec les élèves au quotidien. Comment sortir de la routine, s’ouvrir sur le monde, comment faire de la culture un terrain de jeu, réfléchir, rêver, s’insurger si nécessaire ? C’est là que tout se joue. Quand la classe fonctionne bien, que chacun y trouve sa place, les productions abouties de certains sont endossées par les autres comme dans une équipe sportive.
Et les enseignants dans tout cela ? J’aime bien les litotes, disons qu’en ces temps de désillusions, la stimulation des enseignants est mise à rude épreuve. Le vrai problème est que les espaces pour sortir de l’enfermement dans l’école, (les failles ?) dans lesquelles nous nous engouffrions se referment faute de moyens, par volonté de tout réguler de façon gestionnaire. Un exemple parmi d’autres, le travail mené sur le cinéma pour les scolaires est en train de disparaître dans le Languedoc Roussillon. Les dispositifs École, Collège et Lycée au cinéma sont remis en question. Les ateliers de pratique artistique en collège n’existent pratiquement plus et les derniers vont disparaître très bientôt remplacé par des initiatives plus payantes localement au niveau médiatique comme des rencontres à la journée avec des célébrités (ce sont les collectivités locales qui assument maintenant le coût culturel). Le travail de fond mené à partir de la classe avec les élèves et des intervenants extérieurs aboutissant à des productions n’est plus considéré comme rentable. Mais quels sont les investissements productifs alors ?
On est toujours dans la vieille logique tayloriste, quoi qu’en disent certains, un flux de mieux en mieux contrôlé, au moins formellement, le plus souvent vide de contenu. Car la méfiance des « responsables » est telle qu’ils ne parviennent même pas à imaginer que la seule innovation possible ne peut venir que du terrain.
Alors pourquoi continuer à travailler ainsi ? Pour moi, c’est tout simplement une question de survie personnelle. Comment un enseignant qui va avoir soixante ans peut-il garder le contact avec des adolescents et leur servir à quelque chose ? Ma réponse est de faire des projets dans lesquels la culture est au centre et l’engagement au cœur. Le site Projectibles est l’outil pour les faire.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le site Projecktibles : http://projectibles.net/
Dans le Café : http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2012/12/20122012Article634915814420906373.aspx