En 2003, ils se sont imposés dans le paysage du développement des technologies de l’information et de la communication dans le monde scolaire, par la volonté du ministère de l’éducation. A l’époque cet objet nouveau, Environnement Numérique de Travail, amenait à développer deux analyses diamétralement opposées : d’une part une rationalisation de l’informatisation du monde scolaire trop éparpillée, d’autre part une volonté de contrôle et de structuration, sur le modèle des ERP ou PGI du monde professionnel. En 2013, 10 ans après cette première impulsion, (dont on retrouvera la trace dans les articles du Café Pédagogique publiés à l’occasion de la dernière université d’été de Hourtin en aout 2004), les ENT s’installent, lentement dans le paysage, mais obstinément. Il suffit de lire les circulaires de rentrée des trois dernières années (2011 – 2012 et la dernière publiée il y a quelques jours) pour noter l’insistance sur le déploiement des ENT dans les établissements scolaires, le primaire devant, semble-t-il y arriver dans les temps prochains.
En transposant la rationalité informatique de l’entreprise dans le monde scolaire, l’idée sous jacente semble d’abord de mettre bon ordre dans l’anarchie informatique qui s’est développée au cours des vingt premières années. Entre l’administration, la vie scolaire, la documentation, le site web de l’établissement et les initiatives « sauvages » des enseignants, certains ont pensé qu’une mise en ordre de tout cela serait profitable. La notion de productivité, chère aux processus d’informatisation des entreprises, ne pouvait être transposée dans un monde en dehors de ce modèle industriel. Mais les informaticiens, souvent spécialistes de la centralisation des informations, ont réussi à convaincre les politiques de cette évolution. On oublie trop souvent que les promoteurs de l’ENT ont su trouver les mots justes en proposant que les parents soient le levier argumentaire de cette évolution. Il suffit de lire les textes (dont la dernière circulaire de rentrée) pour observer la présence de cet argument sensé enlever toutes les oppositions et rassembler les suffrages.
L’apport principal de l’ENT (outre la rationalisation technique) et de son auxiliaire intégré qu’est le cahier de texte numérique, c’est bien d’offrir aux familles, aux parents, d’abord, un nouveau regard sur ce que leurs enfants font à l’école. En structurant l’informatique de l’établissement, l’ENT permet de rassembler dans un tout cohérent les informations nécessaires à chacun des acteurs, ainsi que des outils pour les aider dans leurs actions. Il est censé faciliter les choses. Un petit test simple permettra à chacun d’apprécier la réalité de cette évolution : faut-il ou non saisir plusieurs fois son mot de passe (et parfois en donner un autre) quand on passe d’un service à l’autre ? Normalement une intégration réussie devrait simplifier la vie de l’usager. Malheureusement quelques contre exemples sont venus ternir le paysage. Ainsi avec les livres numériques, lorsque l’on y accède dans un certain nombre de cas il faut ressaisir de nouveaux codes d’accès, ou encore pour passer du cahier de texte à l’espace documentaire en ligne, il faut se ré identifier… etc… Les exemples de ce genre sont nombreux et nous montrent que ce genre d’évolution demande du temps et surtout de la bienveillance, aussi bien de la part des informaticiens que de la part des usagers de base.
On peut lire ainsi sur le site de l’académie de Rouen (http://cartable.ac-rouen.fr/web/guest;jsessionid=6B8D0E5B5E9E4C1F81D08759093F350E.node1 ) encore en ligne en ce moment le texte suivant « En masquant la complexité technique, cet espace numérique de travail permet aux utilisateurs de se concentrer sur les apports des TIC tant dans le cadre pédagogique que dans celui de l’organisation du travail dans l’établissement sans maîtrise technique particulière. ». Un autre des enjeux est aussi là : masquer la complexité technique. Normalement l’ENT doit faciliter la vie de chaque utilisateur, mais à quel prix ? Si cette évolution semble inéluctable, elle doit pourtant rester discutable… Car c’est bien là le problème : peut-on encore débattre avec les concepteurs de ces produits lourds et compliqués, de l’intérêt de telle ou telle fonction, ou encore de l’ajout de telle ou telle fonctionnalité ?
Plus l’ENT est développé à une grand échelle plus il est difficile de le faire évoluer en fonction des besoins de chacun. Du coup le risque est grand d’un contournement des fonctions ou encore du développement d’une vie parallèle d’applications non intégrables et non intégrées. C’est ce que l’on observe depuis plusieurs années dans plusieurs établissements : réseaux sociaux, applications collaboratives, outils de mindmapping, gestionnaires de liens, curation, etc… se sont multipliés indépendamment de ces projets englobant. Non que les enseignants souhaitent être des « professions libérales », mais que pour chacun d’eux, le meilleur outil est celui qu’il utilise, même si parfois il est exotique. Aucun ENT ne peut atteindre cette souplesse. D’où la possibilité d’intégration par le biais de connecteurs et autres produits d’interfaçage et d’interopérabilité de faire apparaître ces autres applications au sein même de l’ENT. Ainsi en rassemblant dans le même espace virtuel, la vie de chaque membre de la communauté éducative serait simplifiée, ou au moins, facilitée.
Où en est-on de ce développement ? L’offre d’ENT, financée par les collectivités territoriales selon la loi de décentralisation, s’étoffe petit à petit. Mais en fait nous n’en sommes encore qu’au début du déploiement dans de nombreux établissements. La première porte d’entrée est administrative avant d’être, parfois pédagogique. De nombreux problèmes restent à résoudre. A commencer par l’accès à l’ENT : débit réseau, connexion sans fil, accès en établissement et accès à domicile; si progressivement les usagers sont de plus en plus connectés, de nombreux freins sont présents. Fort heureusement les élèves s’en emparent plus rapidement que les adultes qui les entourent et savent en tirer ce dont ils ont besoin. Aujourd’hui on peut remarquer que pour les fonctions d’administration et de vie scolaire, les solutions fonctionnent plutôt bien. C’est du coté pédagogique que les choses sont encore en gestation. Certains ENT semblent fortement négliger cette partie, en particulier pour ce qui est de la communication entre acteurs (groupes, messageries instantanées ou non etc…). Est-il possible qu’il en soit autrement ? probablement pas. Rappelons nous que le vecteur d’entrée des enseignants dans l’usage de l’informatique a d’abord été les outils administratifs (notes, inscriptions aux examens etc…)
Le développement des ENT est en train d’entrer dans sa phase plus globale. Elle s’attaque désormais à la brique pédagogique, celle qui manquait jusque là. C’est dans les trois ou quatre prochaines années que l’on va voir évoluer ces pratiques. Que ce soit à partir des usages des élèves ou à partir des outils techniques disponibles, la question va être de savoir si les outils ENT peuvent avoir un réel avenir ou s’il va falloir accepter d’aller sur les outils offerts au grand public pour les adapter à l’école. La jeunesse des pratiques et l’absence d’analyses comparatives entre usagers ne permet pas d’aller voir réellement ce qui se passe. Espérons qu’après une première époque de découverte on aura de véritables analyses élargies des pratiques analysées selon les contextes et les outils disponibles. Car si les outils semblent n’être que des outils, rappelons-nous que les choix des concepteurs de ces outils ont des conséquences importantes sur les possibilités laissées aux utilisateurs de faire ce qu’ils souhaitent.
Bruno Devauchelle