Les technologies mobiles ont-elles le pouvoir de mettre (enfin, diront certains) « l’école en mouvement » ? Les nouveaux outils tels que tablettes ou smartphones peuvent-ils transformer l’espace, le temps, les modalités des apprentissages, voire bousculer les rôles, les connaissances et les représentations du monde ? Ces questions étaient au centre du colloque EcriTech´4, organisé par la Dgesco et l’Inspection, qui s’est déroulé à Nice les 11 et 12 avril. On y a partagé réflexions théoriques et expériences concrètes, pour prendre la mesure de ce que certains annoncent comme une nouvelle révolution numérique. La génération du nomadisme digital est susceptible de se connecter aux connaissances » quand elle veut, où elle veut, comme elle veut » : un nouveau défi est alors lancé aux éducateurs, et il est bel et bien pédagogique plus que technologique.
Mutations
Jean-Marc Merriaux, directeur général du Scérén – CNDP, ouvre le colloque EcriTech’4 en soulignant combien les technologies mobiles instaurent un continuum éducatif et favorisent l’ubiquité, la capacité d’être là sans être là : les créateurs de contenus doivent s’efforcer de les adapter aux destinataires et prendre en compte la question désormais posée de la granularité des informations.
Catherine Becchetti-Bizot, Inspectrice générale de lettres, ajoute que la mutualisation des expériences est, en ce domaine aussi, essentielle, surtout au moment où la formation des enseignants est redevenue une priorité. Les outils nomades présentent d’évidents intérêts : simplicité et facilité d’utilisation, fluidité de la navigation, multisensorialité et multifonctionalité de type « couteau suisse », immédiate familiarité voire intimité qui se se crée avec l’usager… Pédagogiquement, le champ des possibles est vaste : autonomie accrue de l’élève, individualisation renforcée et travail collaboratif, accès facilité à de nombreuses ressources culturelles… La technologie mobile est même susceptible de modifier repères, valeurs et droits : le numérique conditionne notre vision du monde ; l’outil nomade élargit l’horizon et invite à se laisser pénétrer par le monde extérieur ; face au flux et à l’abondance des informations, à l’importance des réseaux sociaux, aux sélections et hiérarchisations qu’imposent les moteurs de recherche, il y a de nouvelles compétences à construire pour que les élèves deviennent pleinement « citoyens du monde numérique ». En définitive, Catherine Bechetti-Bizot invite tous les enseignants au partage et à la créativité : le détournement, c’est la pédagogie.
Gilles Braun, conseiller du ministre de l’Éducation nationale pour le numérique, souligne que pour la première fois l’éducation aux médias est inscrite dans la loi comme elle l’est dans les programmes scolaires. Il rappelle un certain nombre de décisions et priorités : la mise en place du service public du numérique éducatif, les réflexions en cours sur l’exception pédagogique pour renforcer la lisibilité des textes, la mission donnée aux ESPE de former aux enjeux et usages du numérique (mais « il ne suffit pas d’affirmer qu’il faut former, il faut aussi se demander qui va former »….), le développement de plateformes de formation à distance… Quatre ministères remettront d’ici juin un rapport sur la création d’une filière éducative numérique.
Des « machines à lire »
Thierry Grillet, délégué à la diffusion culturelle à la BNF, maître de conférences à l’IEP de Paris, prononce la conférence inaugurale du colloque sur « l’ère des machines à lire. » « Il n’y a rien de plus beau que de filmer un homme qui lit », affirmait Godard : la lecture, insiste l’orateur, est avant tout un acte, devenu encore plus fort dans une époque qui substitue le sacre du lecteur au « sacre de l’auteur » qu’analysa Alain Viala. À la lumière des théories de Marcel Mauss sur le caractère culturel des gestes apparemment les plus naturels, Thierry Grillet montre combien la lecture présente elle aussi des déterminations physiques techniques et magico-religieuses. Avec le doigt, le lecteur désormais modifie le paramètre de ce qu’il lit, par exemple en zoomant ou en déplaçant. Facteur de liberté : la page contient un livre et même des centaines de livres. L’objet, d’ailleurs, est une machine plus qu’un outil : selon Borges, le livre est prolongement de la mémoire et de l’imagination, pas que du corps ; d’ores et déjà nous déléguons aux technologies numériques le soin de lire pour nous, par exemple à travers les moteurs de recherche ; c’est que la technique modifie notre façon de lire et même d’écrire (Nietzsche lui-même, après avoir acheté une machine à écrire, était passé de la dissertation philosophique au fragment).
Face à ce volume de lisible jamais encore entrevu, nous bousculons nos habitudes en utilisant les fonctionnalités nouvelles de la « machine à lire » : rechercher (se développe alors une lecture de prélèvement et de détournement, de prédation) ; passer d’une couche de texte à une autre (ce qui favorise une nouvelle économie de l’attention, le « mille feuilles » poussant à la dispersion, mais initiant aussi à la complexité) ; donner une visibilité publique à sa lecture (qui se fait alors non plus dans le retrait du monde, mais dans l’échange, réintégrant comme la part d’oralité qui avait été évacuée). Désormais, le lecteur peut s’élever pleinement en coauteur du texte : à la manière délicieusement borgesienne de « Pierre Ménard, auteur du Don Quichotte », chacun peut « faire œuvre de sa lecture ». Il n’y a pas si longtemps, rappelle Thierry Grillet, le livre de poche fut vilipendé ; à la Renaissance, certains célébraient la « ruminatio » des clercs contre la lecture « vulgaire », la lecture qui instruit contre la lecture-plaisir ; d’autres aujourd’hui opposent la lecture profonde et la lecture de surface. La « machine à lire » invite à une « conduite attentionnelle avec des pics et des trous », à une « succession de boucles » qui « ménage une discontinuité singulière », à une « circulation entre le dehors et le dedans » : si l’on accepte de dépasser une vision qui uniformise et sacralise, alors la « machine à lire » devient selon Thierry Grillet une belle invitation à faire de la lecture « un moment traversé par la vie ».
Ouvertures
Comment l’utilisation des objets numériques mobiles modifie-t-elle l’organisation, le temps et les espaces scolaires ? C’est l’objet d’une table ronde animée par Nicolas Rocher, IA-IPR d’Histoire-Géographie dans l’académie de Lille, qui appelle à éviter le piège techniciste et à rechercher la plus-value pédagogique. Olivier Massé, IA-IPR de Lettres dans l’académie de Bordeaux, en donne de fort intéressantes illustrations en présentant plusieurs expérimentations de tablettes : une activité d’écriture poétique en milieu sonore, qui témoigne des vertus du déplacement collaboratif et créatif ; une sortie au musée qui démontre les intérêts de la pédagogie en situation et de la pédagogie du jeu ; la visite d’un château, qui débouche sur des productions collectives variées, de nature à la fois documentaire et fictionnelle, faisant tomber aussi les cloisons entre les disciplines. Michel Durampart, Directeur du Laboratoire I3M, explore les nouveaux liens entre l’intérieur et l’extérieur, de la classe et de l’école : la « porosité des espaces » favorise effectivement le « métissage des savoirs », les enseignants eux-mêmes apprécient les ressources qui peuvent être contextualisées et adaptées ; il convient d’éviter le formatage des propositions didactiques et de privilégier la pédagogie de projet. Philippe Gauvin, Chef de la Division des affaires juridiques au SCÉRÉN – CNDP, explique que le cadre juridique régissant l’usage des outils numériques est semblable à celui des autres outils pédagogiques, mais que, plus spécifiquement, ils « mettent leurs utilisateurs face à des responsabilités multiples ne serait-ce que par l’ouverture sur le monde qu’ils permettent » : » il faut donc permettre l’innovation pédagogique liée à l’usage de ces outils dans des cadres sécurisés tant au sein des établissement que dans les sphères privées des enseignants, élèves et étudiants ». Il est illusoire cependant, souligne-t-il, de vouloir interdire partout les smartphones et il convient de préférer aux interdictions une éducation citoyenne, qui préparera aux bons usages en société, jusqu’en entreprise …
Hervé Beauvais, Proviseur au lycée Les Eucalyptus à Nice, présente un projet très original de « totems numériques » pour informer et communiquer par QrCodes. Il s’agit de faire, via les smartphones des lycéens invités à flasher çà et là dans l’établissement, de la documentation, de l’orientation, de la prévention, de la vie lycéenne, de l’éducation aux médias ou de l’ouverture culturelle : comme tout projet de qualité, c’est-à-dire vivant, l’expérience est susceptible de se réinventer et de s’enrichir encore, le plus délicat étant de trouver les meilleurs emplacements possibles pour installer les « totems » et les QrCodes en question. Dominique Maïssa, Principal au Collège Raoul Dufy à Nice, évoque la conception et la réalisation de manuels numériques par les enseignants du collège eux-mêmes. Le numérique permet aussi aux différents acteurs de la communauté éducative de se rapprocher les uns des autres : c’est par exemple via l’ENT que des parents, réunis en groupes de travail, interrogent leurs pairs pour préparer les conseils de classe ou recenser des lieux possibles de stages pour les collégiens.
Des ateliers permettent alors de découvrir des usages variés du numérique au service d’une ouverture de l’école et d’une mise en activité des élèves : la transformation du CDI en « learning center » ; le collège Sydney Bechet établissement numérique pilote ; un projet de journal en ligne avec webradio dans le quartier des Moulins pour mener une éducation active aux médias ; la « twittclasse » de Jean-Roch Masson qui apprend à lire à ses élèves de CP en les faisant écrire sur le célèbre réseau des « 140 caractères maximum », qui leur propose ainsi un outil de publication et d’interactions accessible, réactif et motivant, dans des situations de communications réelles, qui favorise les apprentissages en leur donnant aussi un destinataire et donc un sens.
Regards croisés
La dernière table ronde de la journée s’intéresse à l' »intégration des outils mobiles » et à l' »ėducation au numérique ». Alain Thillay, chef du bureau des usages numériques et des ressources pédagogiques à la DGESCO, invite d’emblée à récuser la doxa médiatique, qu’elle aille dans le sens de la technolâtrie ou de la nostalgie. Marie Derain, Défenseure des enfants, rappelle certaines dérives possibles. Pascal Lardellier, universitaire, envisage le numérique comme une « blessure narcissique pour le corps enseignant » et déplore une époque de « désintermédiation ». Faredj Cherikh, Médecin attaché au service de Psychiatrie à l’hôpital de Nice, évoque la question de la cyberaddiction, terme selon lui peu pertinent. Jérôme Reynaud, sociologue, rend précisément compte d’une enquête menée auprès de 700 élèves : il y apparaît que les addictions souvent se superposent et qu’elles sont fondamentalement liées à des vulnérabilités ; les objets, par exemple numériques, sont avant tout « des amplificateurs de ce que nous sommes » ; il faut alors cesser de stigmatiser les objets et s’interroger plutôt sur les facteurs de vulnérabilité, autrement dit accompagner les adolescents pour qu’ils construisent leur capacité à devenir responsables. La première journée s’achève sur quelques souhaits de Jérôme Reynaud susceptibles d’entraîner une vraie refondation : commençons par développer l’empathie ; puissions-nous, nous adultes, tenir un discours cohérent et apaisé ; puissions-nous, nous éducateurs, développer l’esprit créatif et l’esprit critique, enseigner à avoir conscience de soi et des autres.
Ainsi le numérique à l’école nous convie-t-il à nous décentrer par rapport à nos habitudes de travail pour mieux les interroger. : l’outil d’emblée questionne les enseignants sur le sens même des apprentissages ou les relations entre les différents acteurs de l’éducation. L’école, ainsi appelée à se reconsidérer pour peut-être devenir école de la bienveillance, est bel et bien alors déjà « en mouvement ».
De nouvelles modalités de travail
Le 12 avril s’ouvre sur une table ronde, animée par Jean-Michel Abolivier et Blandine Raoul-Réa qui porte l’attention sur les nouvelles modalités de travail. Plusieurs participants invitent à se décentrer pour mieux envisager la question et ses divers enjeux. Elvio Fisler et Christophe Schneider travaillent à Lausanne sur « l’informatique pédagogique » au service d’élèves à besoin spécifique. Les tablettes, démontrent-ils, apparaissent comme un précieux outil de « technologie assistive » : grâce à des applications bien choisies pour l’aide à l’écriture, à la lecture ou à la création de documents interactifs, des gestes d’apprentissage développent les compétences, l’autonomie, l’insertion (par exemple, un malvoyant prend une photo sur tablette et d’un clic l’éclaircit pour mieux voir le monde) ; la réussite des expériences dépend aussi de l’existence d’un projet, d’un réseau pluridisciplinaire partant des besoins réels de l’élève. Serge Miranda, professeur à l’université de Nice, éclaire le phénomène général de la « mobiquité », qui fait converger la mobilité des smartphones et l’ubiquité d’internet. Or, en 2015, la moitié de la planète sera équipée d’un smartphone … Or, en 2025, une centaine de millions d’individus auront l’âge universitaire sans qu’il y ait de places suffisantes pour les accueillir … Le phénomène des MOOC, des universités en ligne, paraît des lors irrésistible. Il pose d’ailleurs d’intéressantes questions pédagogiques : il est impossible pour un enseignant d’évaluer des milliers d’élèves, dès lors s’impose la nécessité de collaborations et d’interactions entre étudiants avant que ne lui remontent quelques questions triées ; le professeur doit aussi repenser ses cours « en mode 2.0 » pour qu’ils deviennent sur le web lisibles et exploitables. L’enjeu du numérique, c’est bien aussi la lutte, à l’échelle mondiale, contre l’analphabétisme. Daniel Peraya, professeur à l’université de Genève, raconte quant à lui que ses étudiants vont de plus en plus travailler ailleurs que sur la plateforme Moodle mise à disposition. Il explique comment l’amphi devient peu à peu un « laboratoire numérique » où se met en place une « pédagogie d’immersion » et où la « scénarisation pédagogique » est essentielle.
Éloge du déplacement
L’enseignant serait-il effectivement amené à se tenir un peu moins « sur le plateau » de la classe, en train de « faire l’acteur » ? Jean-Michel Le Baut, professeur au lycée de l’Iroise à Brest, rappelle que la tablette n’est pas sans présenter des risques pédagogiques : on sait combien le TBI est souvent utilisé de façon peu interactive, le danger est que la tablette, comme le stylet, reste entre les mains de l’enseignant, qu’elle lui serve à donner le spectacle de ses connaissances et compétences au lieu d’aider l’élève à construire les siennes ; par exemple, si au lieu d’inviter l’élève à se déplacer pour venir au TBI accomplir des gestes d’apprentissage, le professeur lui confie un instant la tablette pour mener ce travail sans bouger de sa chaise, alors la technologie nomade deviendrait même un instrument de sédentarisation ! L’outil mobile est intéressant s’il change les rôles des uns et des autres, si le « sacre du lecteur », plutôt que de l’auteur, devient, à l’école, le « sacre de l’élève », plutôt que de l’enseignant. L’outil nomade est de surcroît pertinent s’il invite au déplacement, autrement dit s’il aide à concevoir et réaliser des projets et activités qui déplacent l’endroit d’où les élèves envisagent le monde, qui bousculent les représentations, qui libèrent des assignations à résidence. L’école sera « en mouvement » si elle conduit à sortir de la logique de l’identique et de l’identitaire (la logique de la reproduction culturelle et sociale) pour mener vers l’altérité, pour conduire l’élève à devenir autre ou à aller vers l’autre. Sont alors explorés plusieurs exemples concrets de tels déplacements, numériques et formateurs, qui entreront en résonance avec plusieurs ateliers de la journée.
Réalité augmentée
Le concept de « réalité augmentée » est à la mode : à l’école aussi, des projets peuvent se mettre en place pour que l’élève lui-même produise des ressources numériques qui renforcent l’intelligence du monde dans le temps même de son exploration. Ainsi l’élève peut accompagner/prolonger sa visite au musée, réel ou virtuel, par une appropriation active et créative des œuvres, par exemple par une activité comme « le tableau à écouter » qui invite à se déplacer à l’intérieur même du tableau (les élèves retranscrivent et/ou enregistrent la parole perçue, monologue ou dialogue, d’un ou plusieurs personnages peints). Sont aussi rappelés les ateliers d’écriture nomades tels que ceux menés par Pierre Ménard et inspirés du célèbre texte de Georges Perec Tentative d’épuisement d’un lieu parisien : « le collège Marguerite de Navarre à Pau fait peu à peu peau neuve et avec une classe de quatrième nous allons essayer cette année de témoigner de cette métamorphose ». Les élèves munis de tablettes Archos, mais aussi d’appareils photos, de papier et de stylo, sont invités à aller dans la cour du collège et à noter tout ce qu’ils voient depuis une position fixe. L’articulation déplacement – prise d’images – écriture de textes descriptifs développe des compétences en français, donne sens au travail scolaire en le liant au réel, apprend plus fondamentalement à regarder le monde par les mots, en l’occurrence un monde en métamorphose (le collège était en reconstruction) comme ceux qui sont en train de l’observer et de le dire.
Est évoqué encore le travail de Delphine Régnard et de ses élèves de première du lycée Saint-Exupéry à Mantes-La-Jolie Dans le cadre d’une séquence sur des listes, à la suite de lectures de Cendrars et d’Apollinaire, les élèves, et tous les internautes avec eux, sont invités à réaliser via Twitter un exercice de « description-notation ambulatoire à partir d’instantanés » : « Pour participer : prenez une photo avec votre téléphone puis envoyez-la par tweet en écrivant une notation-description-impression affectée de la balise #instantaTweets. Nous écrirons mardi 11 décembre de 15h40 à 17h30 ! Contraintes : provoquer une rencontre aussi belle que celle du parapluie et d’une machine à coudre, en employant une métaphore et/ou une comparaison. » Le travail, créatif et collaboratif, articule des compétences d’écriture tout à la fois autobiographique et poétique : il invite à se déplacer photographiquement dans la classe, le lycée, la ville, et littérairement en soi ; il invite à se déplacer aussi sur la toile et durant cette performance poético-pédagogique, ce Live Tweet de l’imaginaire, les élèves partagent celui-ci avec des internautes et même des écrivains.
Jérôme Staub, professeur d’histoire et géographie, montre, dans un autre domaine, comment utiliser les outils mobiles pour mener une approche différente de le la géographie : une « préexpérience virtuelle » invite à imaginer l’ambiance sonore d’un lieu ; des sorties sur le terrain sont organisées pour mener, avec le couteau suisse qu’est le smartphone, des relevés d’intensités sonores, des enregistrements d’ambiances ; on mène enfin un traitement des données recueillies. Dans cette cartographie sonore participative, les élèves s’approprient une démarche scientifique de collecte et d’exploitation des informations, développent leur esprit critique par rapport à la construction des connaissances et aux outils utilisés, deviennent capteurs et acteurs de leur environnement, d’un espace qui « ne va pas de soi ».
Livres enrichis
La tablette est aussi une « liseuse » : elle offre le plaisir d’explorer un texte éventuellement accompagné de ressources multimédias et de liens hypertextes. Ce plaisir est-il formateur ? C’est à cette question que tente de répondre
Delphine Barbirati, IA-TICE de lettres, en rendant compte des expériences menées en classe, dans l’académie de Grenoble, autour de l’application « Candide » de la BnF : comment permettre aux élèves dans l’exploration d’une œuvre de se plonger dans le texte, d’en suivre la linéarité, mais aussi d’explorer le réseau, de butiner, de comparer, de s’éloigner du texte en approfondissant une thématique sans se perdre de rebond en rebond ? Comment les familiariser à une démarche de recherche leur permettant de construire un savoir personnel ? Il apparaît que la tablette présente des intérêts spécifiques : la mise en activité de l’élève devient visible ; l’outil est perçu comme une protection pour l’oral ; il facilite la prise de notes et leur organisation ; il offre la possibilité d’un rythme de travail différencié et d’une pédagogie en « côte à côte » ; les temps d’acquisition paraissent plus longs mais les acquisitions semblent consolidées. L’application « Candide » a été jugée très riche par les enseignants l’ayant expérimentée dans des classes variées : elle met à jour des compétences transversales ; sont particulièrement appréciés la lecture audio par Denis Podalydès, le dictionnaire intégré et la facilité de circulation dans les chapitres ; les illustrations permettent de mieux conceptualiser certaines notions ; l’application semble même avoir permis de raccrocher des élèves décrocheurs, qui se sont perçus comme fers de lance dans l’établissement de l’innovation technologique et pédagogique ; il revient cependant à l’enseignant de construire le parcours pour que l’élève ne se sente pas perdu. Caroline Duret, professeure de français, témoigne de son propre usage de l’application en classe pour faire élaborer par les élèves une «cartographie du mal » au 21ème siècle : elle souligne combien l’outil modifie la posture du lecteur qui peut entrer dans l’œuvre par différentes portes, combien ces manipulations font de la tablette une « machine à lettrire et à sourire ».
Et si les plus beaux livres enrichis étaient ceux qui le sont par les élèves eux-mêmes ? Se déplacer dans la littérature en écrivant dans les marges du livre, voilà une démarche que le numérique rend bien plus facile. Durant la table ronde, on cite l’exemple du travail mené par Françoise Cahen dont les élèves ont réalisé une édition critique de la pièce de Marivaux Le préjugé vaincu : pastiche d’un « petit classique », cet ouvrage collectif, présente le texte original augmenté d’un riche paratexte où les élèves ont ajouté des fiches d’histoire littéraire, rédigé des notes de vocabulaire, imaginé des questionnaires de lecture selon des approches variées (dramaturgiques, psychologiques, stylistiques, lexicales …), préparé les réponses et les corrigés, inventé des QCM, quizz, charades, jeux de réécriture … En parcourant cet ouvrage pédagogique, on réalise à quel point il faut et à quel point on peut réinventer la relation des élèves au livre, sinon le livre lui-même, pour que l’école soit le lieu de rencontres directes et vivantes avec la littérature. L’élève ici est mis en situation d’interroger lui-même le texte, plutôt que de simplement répondre aux questions du professeur comme c’est si souvent le cas : dans un jeu de rôles très marivaudien, il accroit sa maîtrise en endossant les habits du maître, en l’occurrence ici la posture de l’expert en littérature. Le projet paraît aisément transférable, sur des œuvres intégrales ou sur des extraits.
Et si nous prenions au pied de la lettre les théories faisant du lecteur le coauteur du texte ? Se déplacer dans la littérature en écrivant de l’intérieur du livre, voilà une opération qui n’était guère possible avant le numérique. Est ainsi évoqué le travail mené au quotidien par les lycéens du projet i-voix qui enrichissent les œuvres lues en jouant sur l’intertextualité, en « insérant des liens » divers : avec des images (photos, tableaux, bandes annonces de films …), de la musique (des liens Deezer ou Dailymotion), des mots (nuages de tags), des personnes (réalisation de casting)… De façon plus singulière encore, ils copient-collent des bouts de textes pour jouer dans l’intratextualité, pour créer de nouveaux textes, souvent poétiques et fulgurants, par des exercices de contraction, de dilatation, de transformation …Selon une démarche proche, Delphine Régnard propose l’exercice du « Goriot farci » : les élèves insèrent dans un extrait de leur choix du Père Goriot une phrase de leur cru, « saurez-vous la trouver ? » demande-ton aux internautes. L’appropriation de l’œuvre se fait ici active et sensible : les mots de l’auteur sont incorporés pour enrichir non seulement la langue, mais l’imaginaire et le regard sur le monde. Sont évoqués encore les projets de réécriture qui conduisent l’élève à se déplacer à l’intérieur d’un personnage, par exemple à réécrire L’Etranger de Camus sous forme de tweets comme l’ont fait les lycéens brestois du projet i-voix : le point d’identification est aussi un point de vue, le dispositif-miroir peut être aussi un espace de réflexion. Une autre activité autour du théâtre invite les élèves, en groupes, à choisir un extrait dans la pièce qu’ils étudient et à le « représenter » numériquement de trois façons : une mise en voix (lecture enregistrée), une mise en image (photo en « image arrêtée » des élèves jouant la scène), une mise en texte (note d’intention expliquant les choix quant à la voix, aux gestes, à la disposition dans l’espace …). Par cet exercice, simple et jubilatoire, l’élève développe sa compréhension de l’œuvre en se glissant dans la peau de l’auteur, du personnage, de l’acteur, du metteur en scène … : là où il aurait fallu hier pour le réaliser un appareil photo numérique, un enregistreur MP3 et un traitement de texte sur PC, aujourd’hui une tablette ou un smartphone suffisent, et les élèves ont même la liberté et le plaisir de sortir de la classe pour parachever leur production.
Expérience partagée
Puisque la tablette et le smartphone sont des outils mobiles, puisque le web permet de naviguer à loisir, de découvrir de nouveaux territoires et d’instaurer de nouvelles relations, il serait regrettable de ne pas faire du numérique le moyen d’une expérience partagée du monde. Cet esprit collaboratif peut souffler à l’intérieur de la classe : des expériences scientifiques, des activités d’écriture, des gestes sportifs, menés en groupes ou individuellement sont filmés avec la tablette, projetés ensuite sur le TBI, mutualisés, expliqués et commentés ; ou encore, lors d’un compte rendu de devoir, chaque élève est convié à poser des questions sur la correction qui en a été faite et/ou sur sa copie ; les questions sont rédigées sur tablette, puis projetées, et on y répond collectivement ; le dispositif semble avoir pour vertu de s’ajuster au mieux aux difficultés réelles des élèves tout en désinhibant le questionnement. Caroline Duret montre, durant un atelier spécifiquement consacré aux réseaux sociaux, comment ceux-ci peuvent être aussi le lieu d’une expérience partagée de la littérature : ses élèves ont mené une passionnante adaptation, sur Facebook, du roman « Le père Goriot » de Balzac. A travers ce dispositif d’identification, créatif et collaboratif, il s’agit de rejouer l’intrigue pour connaître plus finement les personnages, leurs ambitions, leurs relations, pour saisir aussi combien, si le monde est un théâtre, le réseau social est à sa façon une « comédie humaine ». « Mais tu fais des fautes ! » lance parfois Rastignac à Poiret, tandis que Vautrin et la mère Vauquer chattent en « rama » : le plaisir de lire, d’écrire, d’apprendre est perceptible ; savoir et saveur ont la même étymologie, rappelle Caroline Duret, qui en appelle aux fondements de l’humanisme, revitalisé par le numérique.
Les interactions peuvent aussi avoir lieu avec l’extérieur de la classe, par exemple entre élèves de niveaux différents, voire faire franchir les frontières : des élèves de pays divers peuvent entrer aisément en communication, synchrone ou asynchrone, pour des activités collaboratives particulièrement stimulantes et enrichissantes. Sont évoquées durant la table ronde une visioconférence qui permet à des lycéens français et italiens de confronter leurs lectures croisées de textes humanistes ainsi que le projet i-poèmes : les lycéens français et italiens se sont ici échangé via Twitter des photos de leur environnement respectif, ils se sont approprié ces images par la rédaction de textes descriptifs, puis par la composition toujours via Twitter de textes d’inspiration rimbaldienne, poèmes qu’ils ont ultérieurement rassemblés en livre numérique avant de voyager sur les lieux qui les avaient inspirés. Autant dire que le déplacement est ici radical : l’activité conduit à passer de l’autre côté de l’écran, à habiter autrement, poétiquement, le réel, par les mots et les images, à s’approprier le monde en le recréant.
Conclusions
Les différents exemples proposés font percevoir la capacité des outils nomades à faire bouger les élèves, physiquement, culturellement, psychologiquement. Invités à devenir tour à tour promeneurs, visiteurs, enquêteurs, éditeurs, auteurs, personnages, acteurs, professeurs, autres élèves, étrangers à leur propre pays …, ils se construisent en faisant l’expérience, heureuse, formatrice parce que transformatrice, de l’altérité. Sans doute les outils nomades ne sont-ils pas indispensables pour réaliser certaines de ces activités, mais ils les facilitent d’ores et déjà et, peut-être, les multiplieront, tant la pédagogie qu’ils incarnent est susceptible de recomposer « le lieu et la formule » des apprentissages. Faut-il craindre alors, comme certains l’expriment dans la salle, que les nouvelles technologies mobiles conduisent à un regrettable effacement du rôle du professeur ? L’enthousiasme des enseignants présents, qui se perçoivent comme des « profs heureux », doit apaiser cette crainte. On rappellera aussi cette belle phrase d’Hölderlin : « Dieu a créé le monde, comme la mer a créé la terre : en se retirant »…
Paul Mathias, Inspecteur général de philosophie, est le « grand témoin » chargé de clore le colloque EcriTech’4. Nous vivons, rappelle-t-il, une révolution copernicienne, un renversement ou une dislocation de l’écosystème pédagogique : les élèves possèdent des savoirs que nous ne possédons pas, la parole des enseignants peut être remise en question pour peu que l’élève puisse la vérifier, l’institution elle-même est à réorganiser. Il y a peut-être d’ailleurs moins passage de la verticalité à l’horizontalité que multiplication de « barrettes de verticalité. ». Comment affronter la « granularité des savoirs » qui rend les contenus épars et disparates ? La maîtrise du tissage des connaissances est au cœur des nouvelles compétences à construire. Paul Mathias retient aussi du colloque l’importance de la scénarisation des savoirs (un enseignant, souligne-t-il, est à sa façon un « poète épique »), la porosité des frontières entre les lieux du savoir académique et le corps social, la volontarisation nécessaire des apprentissages. Il est désormais ridicule de vouloir comme certains le souhaiteraient « sanctuariser la vraie vie » tant celle-ci est désormais aussi dans le numérique. L’expression « humanisme numérique » paraît désormais pléonastique et l’expression « école en mouvement » doit nous rappeler comme un défi le sens qu’Aristote donnait à ce mot : « Le numérique fait advenir l’école à son propre être. »
Jean-Michel Le Baut
Le site du colloque
Expérimentations autour des tablettes dans l’académie de Bordeaux :
Projet de média numérique du lycée J. Romains dans le quartier des moulins :
Apprendre à lire en CP via Twitter :
Et aussi…
http://blogpeda.ac-bordeaux.fr/tablettesetlettres/
http://www.i-voix.net/article-art-le-sacrifice-d-isaac-73623304.html
http://www.i-voix.net/article-i-voix-aux-mains-d-argent-florilege-1-106692911.html
http://www.i-voix.net/article-livre-numerique-twittroman-l-etranger-75510520.html
http://fr.calameo.com/read/00011417655e1b130932b
http://www.i-voix.net/article-representer-lorenzaccio-acte-ii-scene-3-69707820.html