La publication du rapport sur l’enseignement laïque de la morale à l’école dissipe un certain nombre de malentendus ou de craintes exprimées lors de la mise en place de la commission. Mais les auteurs du rapport eux-mêmes ne dissimilent pas les paradoxes de l’entreprise : l’école est à la fois le lieu d’une forte demande de morale et d’une moindre prise du discours ordinaire de la morale qui s’y tient au quotidien. On s’accorde verbalement sur les valeurs, mais quel crédit leur accorde-t-on réellement ? L’enseignement devra assumer l’indétermination de ses contenus dans des approches réflexives qui demandent temps et sérénité, au sein d’un contexte qui exige efficacité et performance.
Alors que la société civile se déchire sur le sens de ses valeurs fondamentales, les enseignants devront maîtriser avec raison et bienveillance leurs propres incertitudes, sans céder aux exigences de l’opinion ni aux injonctions des croyances, alors même que la dimension essentielle de l’échange, la maîtrise du langage, est reconnue comme une difficulté majeure. L’ambition est noble, mais sa mise en œuvre repose sur des mesures rapides et pragmatiques, en particulier en termes de formation, qui évitent de laisser les enseignants seuls aux prises, sur le terrain, avec d’insolubles contradictions. Peut-être en puisant dans des modèles éducatifs déjà éprouvés ailleurs ?
Patrick Ghrenassia, agrégé de philosophie, professeur à l’IUFM de Paris, Université Paris Sorbonne, propose quelques réponses aux questions soulevées par ce dossier.
La réflexion des rédacteurs préconise deux approches dans l’enseignement laïque de la morale : des enseignements par discussion réfléchie sans contenus déterminés et des pratiques de vie scolaire plus développées et valorisées. N’est-ce pas une invitation à repenser en profondeur l’organisation de l’école ( rythmes, programmes, évaluations…)?
Bien des choses sont à réformer en profondeur. Mais en attendant il faut avancer, même modestement sans attendre le « grand soir. » Oui, l’école continue à fonctionner selon des règles et des exigences qui sont celles d’une école élitiste et sélective, qui a sa légitimité républicaine par ailleurs. Mais la réalité scolaire est aujourd’hui celle d’une école largement massifiée, qui accueille des élèves qui auparavant étaient sortis du système scolaire bien plus tôt. Les élèves et les établissements sont beaucoup plus hétérogènes et on doit différencier la pédagogie, mais aussi les projets et les cadres éducatifs en fonction des contextes locaux. Concrètement, on ne peut envisager de la même façon l’éducation d’élèves qui ont reçu de leurs parents les règles de politesse et l’esprit des règles scolaires, et celle d’élèves qui sont très tôt dans un rejet violent du cadre scolaire uniforme et inadapté pour eux. On commence à différencier la pédagogie, mais il faut penser aussi à différencier l’institution elle-même restée prisonnière d’un modèle républicain monolithique.
Comment éviter de donner aux familles le sentiment d’empiéter sur leur domaine privé, dans l’enseignement scolaire de la morale, surtout quand les convictions religieuses sont fortes ? Le principe de laïcité doit-il inciter à la neutralité, ou à des prises de position, ou encore à faire intervenir des autorités religieuses pour clarifier certaines croyances ?
Il est plus prudent de parler d’un enseignement laïque de la morale. En effet, il s’agit non pas d’enseigner une morale athée ou anti-religieuse, mais d’enseigner des obligations élémentaires qui se retrouvent dans toutes les morales du monde et à toutes les époques. Comme de respecter autrui et de se respecter, d’éviter de mentir, de respecter ses parents, d’aimer le travail et l’effort, de se rendre utile aux autres, par l’entraide ou la solidarité, de préférer le savoir à l’ignorance, etc. On ne voit pas sérieusement qui pourrait être contre ces valeurs. Ce qui n’exclut pas objections et débat, au contraire, par exemple : sur les circonstances où il faut mentir exceptionnellement.
Donc les familles ne trouveraient là rien à redire, alors que beaucoup se plaignent du manque actuel de « cadrage » et de repères des jeunes. Quant aux autorités religieuses, elles resteraient en dehors de cet enseignement, dans la mesure où la morale n’exige pas une approche religieuse, et où celle-ci reste possible en dehors de l’école, comme cela se fait depuis Jules Ferry. Enfin, la formation des enseignants devrait leur apprendre à aborder les questions sensibles tout en respectant leur devoir de neutralité et sans choquer les consciences.
Comment former les enseignants dans une société troublée par des querelles idéologiques profondes, et comment les préparer à se détacher de leurs propres partis-pris ?
Bien entendu, nous ne sommes plus à l’époque de Jules Ferry. A l’époque la morale laïque était contestée par l’Église catholique. Aujourd’hui, elle est plutôt contestée « sur sa gauche », par ceux qui dénoncent une morale de classe, une morale « bourgeoise ». Il y aura toujours des désaccords et des conflits, et la morale a toujours couru le risque d’être « instrumentalisée ». Ce n’est une raison ni pour la refuser ni pour la nier. Nous voyons tous que nous en avons une, implicitement, dans nos choix de vie et nos jugement, et que bien souvent c’est la même au fond.
Il y a donc incontestablement des réticences, des hostilités même. Il y en a toujours eu. C’est souvent l’effet de l’ignorance, de malentendus, de confusions. Quant à la mauvaise foi, elle existe aussi, et c’est bien là une belle question de morale, justement !
Pour les enseignants, comme pour les élèves, il s’agit donc d’expliciter leurs valeurs, leurs critères de choix, et de les justifier à travers un débat argumenté.
La Belgique a développé depuis 1959 un enseignement de morale non confessionnelle mais pas d’enseignement scolaire de philosophie. Pourrait-on imaginer un échange de pratiques entre les deux pays ?
Bien sûr. Il ne s’agit en rien d’une révolution, et l’on peut avoir parfois le sentiment de réinventer l’eau chaude. Cela s’est fait dans le passé, et se fait dans d’autres pays comme la Belgique. Il faut adapter au contexte de la France d’aujourd’hui, en tenant compte de son histoire, de sa laïcité, du profil professionnel des enseignants, du contexte religieux et politique, du choix des mots, etc. Mais la démarche des dilemmes moraux utilisée en Belgique me semble une excellente source d’inspiration.
Le rapport fait référence à la méthode DVP (discussion à visée philosophique) de Michel Tozzi pour les enfants de maternelle et primaire. De telles méthodes trouveront-elles leur place à l’école ?
Les expériences de diffusion de la philosophie conduites ces dernières années, en direction de la première, de la maternelle, ou des lycées professionnels ouvrent la voie à une pratique éclairée du débat et de l’argumentation. On ne peut imposer leur systématisation, mais le besoin d’un enseignement de la morale qui ne se cantonne pas à la « leçon » magistrale invite à s’intéresser à ces expériences sans vouloir en faire un dogme officiel. Il faut faire confiance à la liberté pédagogique des enseignants pour faire leur « miel » des multiples expériences en cours, et peu importe qu’on leur accorde ou non la label « philosophique ».
Propos recueillis par Jeanne-Claire Fumet