Le manuel scolaire est un drôle d’objet. Souvent malmené au fond des cartables, il est pourtant l’objet de nombreux rituels au sein de l’institution scolaire et dans les pratiques de ses acteurs. Objet paradoxal car il est au moins autant utilisé que critiqué, autant considéré comme indispensable et pourtant autant contourné, j’en veux pour preuve l’étonnant budget photocopies des établissements. Avec l’arrivée du numérique, les éditeurs et les auteurs ont bien senti qu’arrivait là un vent nouveau qui méritait leur attention. Ils ont tenté de s’en emparer à plusieurs reprises mais sans jamais permettre l’éclosion de nouvelles formes. Mais le « livre » objet symbolique ne doit pas être analysé de manière séparée de son contexte d’usage qui se compose aussi bien des lieux, des personnes, que des autres objets scolaires (feuilles, crayon, photocopies etc…). C’est probablement pour cela que parler de ce sujet renvoie à s’interroger sur les fondements même de l’école et du système scolaire contemporain.
En 1791, on peut lire ces lignes : «L’imprimerie multiplie indéfiniment, et à peu de frais, les exemplaires d’un même ouvrage. Dès lors, la faculté d’avoir des livres, d’en acquérir suivant son goût et ses besoins, a existé pour tous ceux qui savent lire; et cette facilité de la lecture a augmenté et propagé le désir et les moyens de s’instruire.» (cf. Condorcet, Écrits sur l’instruction, vol. 1). Si l’on remplace le terme imprimerie par Internet et le terme livres par documents numériques, on ne peut que faire le parallèle et penser que nous sommes au début d’un nouveau changement, celui d’un rapport aux documents, aux savoirs réorganisé par les moyens techniques qui les rendent disponibles. Sans pour autant reprendre telle qu’elle la phrase de Marshall Mc Luhan, « le medium c’est le message », on peut toutefois s’interroger pour savoir si la transformation technique ne va pas avoir des conséquences plus importantes que celles perceptibles pour l’instant.
Qu’observe-t-on aujourd’hui dans des salles de professeurs ou dans leur bureau ? Une multiplicité de manuels scolaires (des exemplaires publicitaires distribués gracieusement) qui servent de source pour construire des cours qui respectent les programmes. Car l’une des spécificités de la profession que font les éditeurs scolaires est de suivre scrupuleusement les programmes, et davantage. En d’autres termes, si l’Etat à rapidement abandonné d’être son seul éditeur, le transfert à des éditeurs privés n’a fait que renforcer l’importance de ses préconisations au travers de la multiplication des manuels concurrents (imaginerait-on aujourd’hui un manuel scolaire unique ?).
Qu’observe-t-on dans les établissements ? Un rituel du livre scolaire, marronnier de l’éducation, environné par un ensemble de règles que même les questions sur le poids des cartables en classe de sixième n’a pas réussi à menacer, comme on aurait pu le penser avec la distribution dès le début des années 2000 d’ordinateurs portables à des élèves et le développement d’ENT qu’à l’époque on nommait d’ailleurs étonnamment « cartable numérique ». Les métaphores ont la peau dure, et en éducation elles sont un signe de continuité : on change l’enveloppe, mais le contenu reste le même. Au delà du rituel, deux lieux de l’établissement marquent la place du livre scolaire : le CDI d’une part, résurgence des anciennes bibliothèques et pourtant espace innovant du rapport avec le savoir si souvent ignoré quand il n’est pas simplement malmené ou négligé par les enseignants. Le photocopieur d’autre part, bras armé de la liberté pédagogique et lieu d’expression du copier coller, si décrié par ceux-là mêmes qui en usent (et parfois en abusent). Car le photocopieur libère l’enseignant du joug du livre. Ce n’est pas pour autant qu’on l’abandonne, bien au contraire, mais il permet de faire la différence entre le cours du professeur et le livre qu’on utilise. Les enseignants savent bien que s’ils sont perçus comme des livres ils seront vite remplacés par eux.
En organisant le 9 avril dernier une journée consacrée à ce livre scolaire et son évolution, la BNF avait eu l’audace de rapprocher les historiens et les acteurs du moment. Rappelant le très beau travail d’Alain Choppin, aujourd’hui un peu en jachère depuis sa disparition, les historiens ont su nous montrer l’émergence d’un marché, ses enjeux passés et récents. Car le livre à une histoire qui est parallèle à celle de l’école actuelle à tel point que l’on peut comprendre aujourd’hui que le désarroi qui touche l’école face au déferlement du numérique ne peut que toucher l’objet symbole de celle-ci : le livre.
Ce qui est intéressant de noter, c’est que toutes les tentatives actuelles, en France de développement d’alternative commerciales aux éditeurs de livre scolaire ne débouchent sur rien d’autre que sur des « manuels papiers« . En introduisant ici cette nuance qui va du livre scolaire au manuel scolaire, on s’aperçoit qu’une mutation essentielle a pourtant eu lieu au cours des deux siècles que le livre scolaire vient de vivre. Cette mutation est celle de la possibilité de la « manipulation » de l’objet. Il s’est en quelque sorte désacralisé (du fait de sa rareté) pour devenir un objet « populaire » en prenant force couleur et autres schémas ou encore en se prolongeant même d’ajouts soit sous forme de support matériel (CD), soit sous forme de contenus en ligne. Les plus audacieux des éditeurs (tous en fait) ont mis leurs livres au format numérique en ligne. Mais ils ont tous pris soin d’articuler cette mise en ligne avec la version dite « papier ». Car elle-seule pour l’instant porte la rentabilité. Les enseignants pourtant si prompts à contester les dépenses scolaires sont beaucoup moins regardant envers les achats de livre scolaire (ils sont subventionnés… payés par les collectivités) et pas beaucoup plus par l’achat de fournitures scolaires de toutes sortes….
Ce qui actuellement bouscule le plus l’édition scolaire, c’est l’apparition de « passagers clandestins« . Certaines associations d’enseignants y vont de leur livre, mais aussi certains enseignants commencent à produire eux-mêmes leurs supports (les outils auteurs numériques sont de plus en plus accessibles). C’est davantage du coté des auteurs que les choses sont en train de bouger. Ce déséquilibre, certes modeste, ne résiste que rarement à la rémunération du travail comme le montrent les passages à l’édition classique de certaines associations. Cependant ces passagers clandestins disposent d’une arme très dangereuse : la diffusion gratuite de leurs productions. Le mouvement actuel de mise en ligne gratuite de contenus par les universités est là pour nous en faire témoignage. Et si l’on filmait les enseignants des écoles pour que les élèves puissent apprendre sans eux (comme semble le montrer l’exemple de la classe inversée). Il est probable que de ce foisonnement naisse une évolution, à défaut d’une révolution.
A voir les expériences menées depuis plus de dix ans pour l’avenir du livre scolaire numérique, on peut s’interroger sur l’avenir. En fait tant que l’institution scolaire est organisée et fonctionne sur le modèle qui a vu naître le livre éponyme, il y a de bonnes chances pour que ce dernier ait encore quelques beaux jours devant lui. D’ailleurs les éditeurs, bien qu’ils s’en défendent en public, ne favorisent absolument pas cette évolution dont ils connaissent d’avance les conséquences. Demandés à nombre d’équipes éducatives qui ont essayé de mettre en place des livres numériques les obstacles qu’ils ont rencontrés…. Trop de témoignages reçus montrent que des freins insidieux sont posés : indentification obligatoire par licence pour les élèves en se connectant à Internet (lent….) contenus au format peu utilisables et peu manipulables (PDF), retard dans les mises à disposition en début d’année.
On a l’impression que le lendemain du livre ou du manuel scolaire n’est pas encore en train d’émerger. Les plus audacieux se rangent au papier, les plus inconscients se jettent dans une bataille que petit à petit ils vont perdre, celle du « manuel scolaire » par discipline, par classe, par élève… Les symboles de la République sont durables, le livre scolaire en est un, il le revendique, il est soutenu même la République. Le développement du numérique a ouvert des brèches, elles se referment vite. La question à venir est probablement davantage celle du modèle scolaire que celle du seul livre scolaire.
Bruno Devauchelle