Amener les élèves à découvrir leur patrimoine, en l’occurrence celui de la vallée du Loir, en réalisant tous les mois des documentaires diffusés sur une télévision locale : tel est l‘ambitieux projet de Sandrine Weill, professeure de lettres et d’option cinéma au lycée polyvalent d’Estournelles de Constant à La Flèche. Le projet s’est avéré une belle aventure : technologique et artistique, puisqu’on s’initie au travail de réalisation d’un film ; pédagogique, puisqu’on y invente de nouvelles relations avec les élèves, des « rapports de confiance bénéfiques pour tous, où l’autorité professorale et les exigences sont reconnues comme des valeurs positives. » ; humaines enfin, puisque les enquêtes menées sur la culture locale conduisent à recueillir des témoignages, à faire « la rencontre de l’Homme et de sa voix. » Quand l’innovation se met au service des traditions, quand les élèves construisent leurs compétences et connaissances en transmettant eux-mêmes le patrimoine, c’est que bien des oppositions stériles peuvent être dépassées…
Comment le projet s’est-il monté ? Quelles sont les difficultés rencontrées ?
J’ai été contactée en mars 2012 par Charlotte Comare et Mathilde Estadieu, chargées de missions au Pays Vallée du Loir, qui ne me connaissaient pas mais qui avaient vu le travail déjà réalisé par mes élèves et moi-même, des documentaires sur le patrimoine fléchois, dont tout particulièrement celui toujours diffusé au musée du moulin de La Bruère qui fabrique de la glace. Elles m’ont donc proposé de répondre à un appel à projet qui provenait de la région Pays de La Loire qui devait s’adresser aux adolescents, sur le thème du patrimoine et qui devait utiliser les nouveaux médias. Les actions principales (les visites des lieux) devaient avoir lieu en dehors du temps scolaire. J’ai répondu que j’accepterais ce projet à condition qu’il soit pour les élèves un outil de formation, un tremplin qu’ils puissent inscrire dans leur CV et non uniquement une valorisation du patrimoine local. Le mercredi après-midi nous a paru un temps inclus dans la semaine qui permettrait aux jeunes de se libérer plus facilement – d’autant que mes élèves étant majoritairement transportés, ils étaient déjà sur place le matin pour les cours.
A partir de nos rencontres, Mathilde Estadieu a élaboré un dossier pour répondre à l’appel à projet. De mon côté, j’ai contacté LMTV, chaine de télévision locale avec laquelle j’avais déjà des contacts. En juin 2012, nous avons su que notre projet était retenu, qu’il était financé à 50% par la Région et qu’il était le seul à avoir été retenu. Nous avons alors précisé le planning et réparti les tâches. Le projet s’adressait aux lycéens du Pays, c’est-à-dire à ceux de mon lycée (lycée polyvalent Estournelles de Constant à La Flèche) et à ceux de Château-du-Loir. Il s’agissait de recruter, dès la rentrée, huit élèves dans chaque lycée afin de pouvoir les amener dans les différents lieux avec un minibus que nous pourrions conduire. Mathilde Estadieu s’est chargée du programme, et à partir des dates que nous avons fixées ensemble, elle s’est occupée de toutes les réservations et organisations. C’est une charge de travail en moins qui m’incombait, c’est appréciable. Par ailleurs, elle s’est occupée de prendre contact avec les radios locales et les journaux locaux. Il me restait donc à recruter mes propres élèves (Mathilde Estadieu se chargeait de ceux de Château-du-Loir et de trouver un enseignant référent) le plus vite possible, de les former à l’écriture documentaire, au tournage et au montage pendant les deux heures hebdomadaires de l’option cinéma. J’ai choisi de proposer ce projet aux Premières (les Terminales ayant à réaliser une fiction pour le bac, les Secondes me paraissant trop « nouveaux » dans l’établissement). J’étais très inquiète quant au recrutement, mais grâce à l’affiche réalisée par le Pays, j’ai eu pratiquement tout de suite, fin septembre – début octobre, une douzaine d’élèves qui se sont engagés dans ce projet.
Les difficultés sont principalement matérielles. D’abord, comme souvent dans l’enseignement, quand on travaille plus, on n’est pas payé plus. Les mercredis après-midi que je passe en tournage avec les élèves ne sont pas rémunérés, de même pour le travail de préparation avant les tournages, ni non plus le travail de montage qu’il est impossible de réaliser entièrement en classe (2 heures semaine ne suffisent pas et tous les élèves de Premières ne participent pas au projet ; ils sont 26 et, maintenant, 15 y participent). Il me faut donc aussi proposer d’autres projets et les amener à rédiger un scénario de fiction, ce pourquoi ils se sont inscrits en option cinéma. Enfin, faire des films coûte cher. Il faut acheter cassettes, cartes, disques durs externes et DVD. Il a fallu acheter un micro en plus pour avoir une bonne qualité sonore lors des rencontres et il aurait fallu avoir de quoi protéger les appareils de la poussière et de la pluie. J’ai dû acheter ce que j’ai pu comme matériel avec les fonds de mon association. (ADELIS 72, Association pour le Développement du Livre et de l’Image 72). J’aurais souhaité aussi que la réalisation coûteuse en énergie pour tous, nous permette, une fois le travail reconnu, et il l’est, d’acheter du matériel, en particulier une caméra HD semi-professionnelle, pour l’option. Bref, que nous ne soyons pas payés que de mots afin de pouvoir continuer à nous équiper et à travailler.
Concrètement, comment le travail s’organise-t-il avec les élèves pour réaliser ces documentaires ?
Avant chaque « sortie », huit élèves s’inscrivent pour la « sortie ». Alors nous commençons quelques recherches sur les lieux et les métiers que nous allons rencontrer, puis nous écrivons un scénario en quelques lignes, enfin, nous répartissons les tâches : qui filme et quoi ? qui prend le son ? et comment ? qui participe aux ateliers (est filmé) ? Une fois sur place, il faut s’installer vite, en dix minutes maximum. Dès le départ, nous avons décidé que le preneur de son était essentiel, et qu’il fallait que les cadreurs, trois à chaque fois, se calquent sur lui (une jeune fille) pour pouvoir éventuellement raccorder le son avec l’image au montage. Notre preneuse de son, s’est avérée tout de suite très compétente, très réactive, très attentive, très professionnelle. Son « son » étant toujours parfait, j’ai incité les cadreurs et cadreuses à la suivre. Notre idée générale de scénario étant de construire les documentaires autour du son, plus précisément de la parole : une caméra suit l’ingénieur du son et réalise des portraits et les deux autres filment les lieux et les gestes. C’est ce à quoi nous nous sommes tenus pour tous les documentaires. Les voix sont le fil directeur de chacun de nos films.
Dès la première sortie, nous nous sommes rendu compte que, dans le patrimoine, le plus important c’était l’Homme qui en témoignait. De fait, c’est notre première rencontre qui nous a mis sur la voie : il pleuvait des cordes et on n’a pu qu’à peine filmer (pour les raisons déjà précédemment évoquées) mais notre preneuse de son était protégée avec un parapluie. Jean-François Clémence, Agent à l’Office National des Eaux et Forêts, formidable conteur, nous a fait prendre conscience que le patrimoine est ce qui a été construit par les Pères et ce qui reste de leur transmission, que l’Homme est au centre de tout. A chaque fois donc, nous sommes partis à la rencontre de l’Homme et de sa voix.
Quels sont les sujets retenus pour ces reportages ? Par qui et sur quels critères ?
Les sujets retenus sont les suivants :
Episode 1 : La forêt de Bercé et les métiers du bois
Episode 2 : La pierre et le tailleur de pierre
Episode 3 : Travail sur le spectacle ; Le petit violon avec Alexandre Haslé
Episode 4 : Les vitraux de Vaas et le métier de vitrailliste
Episode 5 : Les moulins de Paillard, résidence d’artistes et le dessin d’architecte
Episode 6 : Le théâtre de La Halle au Blé à La Flèche et le métier d’acteur
Episode 7 : Découverte de Château-du-Loir
Episode 8 : Retour sur les découvertes et les expériences
Nous venons de tourner le 6ème épisode qui sera diffusé le 15 avril à 20h10 sur LMTV ou le site www.lmtv.fr .
C’est principalement Mathilde Estadieu qui a choisi les sujets. Il s’agissait, pour elle, de rendre compte des particularités patrimoniales du Pays Vallée du Loir. L’épisode 3 est un peu à part : il n’y avait pas de sortie prévue en décembre et il ne devait y avoir que sept épisodes mais, pour LMTV, cela risquait de démobiliser l’audience potentielle. J’ai donc proposé, puisque j’avais filmé mes élèves de Seconde lors d’un autre projet intitulé le « parcours du spectateur », de faire un montage à partir de ces rencontres avec le comédien et marionnettiste, Alexandre Haslé qui présentait Le petit violon de Grumberg à la salle Coppélia à La Flèche. Pour l’épisode 6, que nous venons de tourner, j’avais à cœur de filmer au théâtre de La Halle au Blé, un véritable bijou architecturala, et de travailler avec la compagnie Les têtes d’Atmosphères, en résidence à La Flèche. Pour l’épisode 5, c’est Charlotte Comare qui voulait nous faire découvrir les lieux et les personnes magiques que nous avons eu la chance de rencontrer. Pour les autres épisodes, Mathilde Estadieu savait que nous allions aussi à la rencontre de beaux lieux et de belles personnes !
Par-delà la découverte du patrimoine local, quelles sont les compétences développées et les effets perçus chez les élèves ?
Je crois que pour mes élèves, c’est le côté technique et professionnel qui les a d’abord intéressés. Ainsi, certains ont le projet de devenir des techniciens professionnels, mais aussi, ils ont appris l’essentiel, dans le travail en général : être à l’écoute et respecter les autres, travailler en groupe. Au cinéma, mais aussi dans le monde de l’entreprise, la fonction de chacun est essentielle. Un perchiste qui s’agite, tient la perche n’importe comment, et tout le film est loupé… Chaque poste compte, chaque personne compte. J’observe qu’ils ont maintenant pris cette habitude de travail et de concentration. Ce qui est formidable aussi, c’est qu’ils ont apprécié à sa juste valeur le patrimoine qui les entoure.
Le projet invite les élèves à regarder le monde qui les entoure : a-t-il transformé votre propre regard sur eux et sur votre métier d’enseignante ?
Mon regard était déjà modifié par la pratique du cinéma qui s’axe autour d’une pédagogie de projets. Cette pédagogie m’amène bien souvent, comme vous l’avez remarqué, dans mon discours à penser « nous » et non « je » et « les élèves ». Je suis certes en position « d’expert » mais ce genre de projet « nous » amène à former un équipe dont je suis la réalisatrice, et cela change tout. Mes exigences sont d’ordre professionnel et leur attitude se calque alors, sans apparence d’effort, sur ces exigences. Le conflit maître-élève est effacé ; il n’y a plus ce conflit vain et épuisant que nous connaissons tous, où l’autorité semble n’avoir d’autre but que l’autorité. Dans ce type de projets, je n’exige pas, ils doivent s’inscrire dans le projet. J’ai remarqué que jamais ils n’abandonnent, ne renoncent, qu’au contraire, leur exemple et leur exemplarité m’amènent tous les ans de nouveaux élèves très différents mais qui recherchent cette façon de travailler qui leur est nécessaire. J’ai une partie de ces élèves en Lettres (j’enseigne principalement les Lettres) et le travail scolaire que j’effectue avec eux en est énormément facilité. Grâce à l’option Cinéma, depuis deux ans, (il faut 5 ans pour mettre en place ce genre d’option et en récolter les fruits), tout ce que je propose dans ma matière principale n’est pas remis en cause où questionné. Par exemple, en seconde, j’ai deux élèves « doublantes », en Lettres et en Art visuel, qui ont choisi sciemment de « doubler avec moi », font beaucoup d’efforts en Lettres et progressent, acceptent mes exigences et s’y plient et, enfin acceptent mes remarques quant à leur attitude dans les autres matières. Pour finir, ce genre de projets, me permet d’apprécier à sa juste valeur le métier d’enseignant et de construire avec les élèves des rapports de confiance bénéfiques pour tous où l’autorité professorale et les exigences sont reconnues comme des valeurs positives.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut