Le burn-out est une tragédie du monde moderne : un effondrement intérieur qui consume l’individu et ne laisse que des cendres. Effet inattendu de la frénésie technologique et de l’ivresse de la productivité, il atteint les plus adaptés, les mieux intégrés, les plus consciencieux des travailleurs intellectuels. Avec Global Burn-Out, le philosophe Pascal Chabot propose une analyse claire et profonde de ce qu’il considère comme le nouveau mal du siècle. Successeur de la mélancolie et de la neurasthénie, le burn-out pourrait signer la déchirure du sujet face à une époque qui lui impose un modèle étranger à son humanité profonde. L’ « épuisement professionnel », selon la terminologie médicale, est bien autre chose qu’un surmenage ou une perte de motivation : une brûlure de l’âme chez ceux qui s’engagent sans compter dans la logique d’un système socio-économique qui les broie méthodiquement. En modernes Icare, les victimes de burn-out se sont envolés vers le soleil de l’impossible ; mais ce sont des cohortes entières qui chutent dans le vide au milieu de l’indifférence générale. Comprendre les mécanismes qui conduisent au burn-out, mais aussi saisir les ressorts de la métamorphose positive de ceux qui en réchappent, c’est le défi que relève l’auteur, professeur de philosophie à l’Institut des Hautes Études de Communication Sociales de Bruxelles. Un ouvrage qui entend rappeler au sens de finalités « plus intéressantes, plus métaphysiques et plus tendres » que celles qui avilissent le sens du travail.
Nouvelle pathologie, le burn-out désigne une mystérieuse atteinte qui consume les travailleurs les plus adaptés au cœur même de leur puissance d’agir. Arrêtés soudain dans leur effort, impuissants à renouer le fil de leur activité, ils sont saisis d’une brûlure intérieure, non du corps mais de l’âme. Pascal Chabot s’est interrogé sur l’histoire du phénomènes, traquant les premières apparitions du terme dans la littérature des années 60, dans un roman de Graham Green, A Burn-Out Case, où le mot désigne le stade ultime de la lèpre, quand la maladie s’éteint faute de chairs à ronger. Un psychiatre, H.J. Freudenberger, va théoriser la notion par la description précise de son propre cas : épuisement, dégoût, cynisme, dédoublement destructeur entre acharnement et détachement. Travailleurs intellectuels, au premier rang desquels médecins, enseignants, politiques, ceux qui exercent les professions que Freud qualifiaient d’impossibles, les victimes de ce mal étrange tombent sous le poids de leurs propres exigences de perfection, trompés par un système économique qui transforme leur idéalisme en combustible pour la productivité.
Mais ce n’est pas l’opposition du travail et du loisir qui est en jeu : c’est une relation pervertie de la société aux activités humaines, qu’il faut interroger et assainir. Le travail est une activité humaine fondamentale, son organisation contemporaine en détourne le sens vers une logique mécanique, mesurable, quantifiable qui instrumentalise les ressources de la subjectivité. L’exigence incessante d’adaptation, de flexibilité, de disponibilité, sans contrepartie de gratifications ou de réalisation durable, détruit progressivement les ressources morales des individus, jusqu’à l’effondrement spectaculaire et douloureux du burn-out. Mais Pascal Chabot entend le montrer : ce peut aussi être l’occasion de rééquilibrer son existence personnelle, de sortir de l’emportement hors de soi imposé par les diktats du perfectionnisme professionnel obligé. Entre le modèle infaillible de la machine et la fragilité constitutive de l’humain, le burn-out pourrait être le révélateur de la faillite d’un modèle hérité du pacte social de la modernité, à renouveler par un nouveau « pacte technologique » annoncé par l’auteur.
Global Burn-Out, de Pascal Chabot – Editions PUF, collection Perspectives critiques. 152 p., 15€. ISBN : 978-2-13-060845-5. Parution 01-2013.
http://www.puf.com/Autres_Collections:Global_burn-out
Le burn-out, n’est-ce pas plutôt un sujet pour les psychologues du travail ?
Pascal Chabot : Les psychologues et les sociologues font un travail remarquable sur ce sujet, mais on les étudie peu en philosophie. Il y a pourtant là une question éminemment philosophique : celle du travail, de son organisation collective, de la manière dont il façonne le monde humain. J’avais d’abord pensé écrire un livre sur l’âme, en cherchant le sens contemporain de cette notion un peu désuète ; j’ai découvert que l’un des destins de cette âme était de connaître des épisodes de brulure. Dépenser l’argent qu’on n’a pas, pour acheter des choses dont on n’a pas besoin, pour épater des gens qu’on n’aime pas, c’est la trilogie pleine de négation, c’est un visage de l’absurdité contemporaine à laquelle on doit faire face aujourd’hui, dans laquelle on doit trouver du sens.
Serait-ce l’objet d’un soin de l’âme, au sens antique, plutôt que de la médecine ?
Pascal Chabot : On pourrait trouver un ancêtre du burn-out dans l’acédie, cette forme religieuse de la mélancolie qui atteignait les plus fervents croyants dans leur foi. C’est le même tableau clinique, les mêmes victimes : la même crise de sens, la même perte de valeur et j’appelle cette pathologie de civilisation, parce que c’en est une, l’occasion d’une perte de foi dans le capitalisme. Dans un certain nombre d’entreprises, on est extrêmement vigilant à ce qui se passe, mais dans d’autres milieux, c’est plus qu’une négligence : c’est un symptôme d’une civilisation où de la même manière qu’on épuise nos ressources naturelles, on épuise un certain psychisme, pour toute une série de raisons que j’essaie de montrer.
La machine, modèle du travailleur parfait.
Peut-on parler d’une tentation orgueilleuse de la perfection ?
Pascal Chabot : L’orgueil accompagne le perfectionnisme. Mais ici, ce n’est plus un orgueil individuel. C’est ce que l’individu construit comme image de soi, comme capacité de passer toutes les limites, et qui ne veut pas que cette image de soi soit écornée. On a des individus qui peuvent dépasser leurs limites, mais collectivement. C’est la grande différence : naguère, dépasser ses limites était valorisé comme héroïsme du surhomme, mais individuel : Icare tombait seul. Il y a maintenant énormément d’Icare qui se brûlent les ailes, parfois contre leur gré. C’est tout un système qui est en surchauffe. On peut parler en cela de trouble miroir : chaque époque a ses pathologies de civilisation, la mélancolie au 19ème, la neurasthénie au début 20ème. Aujourd’hui, s’il faut trouver un mot pour caractériser cette réticence, cette récalcitrance, ce pas de côté que font certains qui ne peuvent pas adhérer à la course effrénée qu’on leur demande, et qui cherchent un autre type de sens, on peut l’appeler burn-out. C’est pour cela que mon livre est optimiste également.
Mais les victimes de burn-out sont éjectées du système, ils n’en sortent pas d’eux-mêmes.
Pascal Chabot : C’est le corps qui parle, c’est une épreuve douloureuse et extrêmement longue. Ce n’est bien sûr pas un choix, mais ‘il y a cependant un optimisme, c’est que cette épreuve peut déboucher sur une métamorphose, sur une transformation parce que la question du sens et de l’engagement, de la valeur du travail, apparaît. Vient un moment où il n’y a a plus le choix : il faut reconstruire et c’est forcément différent d’avant. C’est parfois plus riche parce que la question du sens a fait surface, le rapport au temps aussi est différent. Cela dit sans romantiser l’épreuve, c’est douloureux. J’évoque le cas de M. B. Crawford, qui abandonne son travail de compilateurs d’articles scientifiques pour aller réparer des motos. Pour lui, c’est une métamorphose positive, le retour à une passion, et pas une adaptation frustrante. Il retourne sur ses terres, il a retrouvé ses paysages intérieurs, quelque chose de plus cohérent avec son idéal. C’est une figure positive, mais ce fut rude… Il plaide pour une revalorisation des métiers manuels : il parle des métiers de la connaissance comme d’une lieu à produire les « éclopés de la connaissance en col blanc », c’est une expression très dure.
Des éclopés du travail en col blanc.
Par rapport au fordisme, l’accent s’est déplacé dans le mal au travail : c’est devenu beaucoup plus psychique, moins visible. On ne sait pas l’image qui pourrait l’illustrer. Charlie Chaplin, c’était l’image industrielle ; dans une société post-industrielle, on est à la recherche d’images pour illustrer ce débordement parfois intérieur, même pas de l’esprit mais je dirais : de l’intelligence, des questions d’attention, de veille. On demande un investissement de la subjectivité, ce qu’on voit dans tous les pièges de l’évaluation : elle porte sur l’investissement, l’authenticité subjective, toute une série de valeurs personnelles qui n’entrent pas toujours en compte dans le travail tel qu’il est fait. Si on en vient aux professions liées à l’éducation, au soin, c’est frappant de lire chez Freuenberger combien ce sont les métiers « nobles» , ceux qui sont liés aux valeurs de l’humanisme, que ce soit enseigner, transmettre, soigner l’âme ou le corps, ce sont les métiers où ça « craque » le plus. Ce sont des métiers idéalistes, et où on n’est jamais sûr d’atteindre un résultat.
Vous dites que ce sont des métiers qui confrontent à des situations qu’on aurait tendance spontanément à fuir.
Pascal Chabot : Mais oui, et ils sont pratiqués par des gens qui y vont, qui aiment ça et qui en redemandent, qui savent qu’ils sont là où il faut être. Ce sont des métiers du don de soi, idéalistes, altruistes, ce qui fait justement qu’on peut s’y oublier et manquer de vigilance face à son propre état.
Ce sont aussi des activités dans lesquelles on peut se sentir irremplaçable. C’est là qu’intervient le concept-clé de la reconnaissance, qui est l’enjeu véritable de l’humanisme actuellement. Être connu et reconnu, appelé par son nom dans une société qui remplace les hommes les uns par les autres, ou par des machines, c’est un besoin essentiel. Le modèle de la machine, infaillible, régulière, parfaite, renforce la la soif de reconnaissance – qui peut devenir un piège. Cela permet aussi d’instrumentaliser les gens. D’ailleurs, ceux qu’on reconnaît le plus, ce sont les braves militaires qui vont se faire tuer en première ligne, ou la brave mère de famille irréprochable qui ne pense plus à elle. La reconnaissance peut servir à asservir les gens dans une identité qui n’est pas la leur. Nietzsche disait qu’elle est une morale d’esclave dont il faut se passer. Et pourtant, c’est là que s’opère la transformation de la souffrance du travail, inévitable, en plaisir et en satisfaction : par la reconnaissance des pairs, précieuse entre toutes, parce qu’eux sont capables de prendre la mesure de la tâche réalisée. Cela en fait une arme pour le management. Il existe des techniques de cassage complet de l’estime de soi, chez certains travailleurs considérés comme des « maillons faibles ».
On rend ainsi les victimes fautives de ce qui les détruit ?
Pascal Chabot : Il faut combattre le déni et la culpabilisation à outrance des individus eux-mêmes. C’est une pathologie de civilisation, un trouble miroir de ce qui est excessif et atrophié dans la société, au regard de l’expression d’un sens dans le travail. Notre époque se rend malade du travail, à force de tout investir dans le travail, de mettre le travail au centre de tout. Mais je n’ai pas écrit un livre sur la paresse ou l’oisiveté, bien au contraire : il faut défendre le travail, il est nécessaire et essentiel pour l’homme. Il faut le considérer autrement.
Le travail est aujourd’hui mal conçu, mal organisé, mal évalué. Les évaluations individuelles des compétences ont fait énormément de dégâts dans les années 90. On les laisse un peu de côté, ces dernières années. Ces évaluations sont biaisées : elles portent pareillement sur ce qui dépend et sur ce qui ne dépend pas de l’individu dans son travail. L’activité professionnelle de chacun est prise dans un système plus vaste où de multiples facteurs interviennent.
Vers un nouveau pacte technologique
Vous annoncez un pacte technologique, nouveau Contrat social. Comment le voyez-vous ?
Pascal Chabot : Il faut impérativement mener une discussion sur l’ordre des moyens et des fins. Cette façon classique de poser le problème est à articuler avec la logique techno-capitaliste dans laquelle ces éléments sont intriqués de manière indiscernable. Je propose l’idée du couple « progrès utile » et « progrès subtil », plus pertinent que l’opposition traditionnelle des moyens et de fins. Le progrès utile désigne la forme techno-scientifique puissante de capitalisation de tous les acquis inventifs, au fil des siècles, dans une sorte de mémoire matérielle extraordinaire de ce qui a été réalisé et concrétisé. Contre la prédominance de cette forme de progrès techno-capitaliste, il serait utopique et vain de jouer la régression. Les pensées de la décroissance ne peuvent guère nous donner un but collectif.
Mais à côté, il existe un progrès plus fragile et humain, que j’appelle progrès subtil, où il s’agit de toujours tout recommencer à zéro. C’est un domaine où on n’a pas de capital, comme dans les métiers de l’éducation, les métiers de l’aide, du soin, de la création artistique : il faut toujours tout recommencer à chaque fois comme pour la première fois. Ce qui compte, c’est le commencement.
Cette logique circulaire de l’initiation n’est plus valorisée, parce que c’est une logique de la fragilité qui ne convient pas à la mentalité d’aujourd’hui. Ce n’est pas un hasard si c’est là que les choses « craquent » : c’est là que se joue l’essentiel. Ce sont des domaines où on investit peu d’argent, où la promotion et la valorisation des métiers est difficile, parce qu’il n’y a pas de rendement, de chiffres de productivité. Les logiques de l’utile tendent à coloniser l’ordre du subtil. Pourtant, c’est bien dans le progrès subtil que peuvent se jouer les véritables finalités humaines, dans cette fragilité qui fait aussi la puissance humaine.
Substituer l’utile au subtil, n’est-ce pas remédier définitivement au facteur humain ?
Pascal Chabot : On essaie de conjurer une certaine imperfection constitutive de l’humanité. Un enfant est tout entier imperfection, alors que nos modèles techniques sont des modèles de perfection. Il faut remettre en avant la logique des balbutiements, de la patience, de la compassion, valeurs assez éloignées de la mentalité actuelle – mais valeurs de l’humanisme par excellence. Le burn-out est une maladie de l’épuisement de l’humanisme. C’est terrible de devoir expliquer constamment que l’éducation est la plus importante des activités humaines ; c’est un truisme, mais il ne va pas de soi. Beaucoup d’enseignants sont frappés de burn-out. C’est un métier où on a l’obligation de forcer l’élève à apprendre, ce qui renvoie à la question de la légitimité du droit à contraindre, dans une pratique toujours incertaine. Et en même temps, on voit beaucoup de cadres arrêter leur métier pour s’engager dans l’enseignement, à la recherche d’un sens et d’une valeur.
Un déficit d’humanité
Face au modèle de l’information objective massive, comment ne pas douter de la transmission subjective des savoirs par l’enseignement ?
Pascal Chabot : Les métiers de l’enseignement sont des métiers de l’être et pas de l’avoir. Ils transmettent de l’impalpable, des méthodes, des attitudes face au savoir ; il est inévitable qu’ils focalisent les paradoxes de la crise de l’humanisme. Mais ce sont des métiers où il faut aussi savoir se méfier de son idéalisme, de ses limites : si on se lance avec son seul idéal, sans conscience de ses propres limites, on ne peut pas tenir bien longtemps, d’autant que les rôles qu’on fait remplir aux enseignants sont de plus en plus divers et que le risque de s’y perdre est grand.
Comment peut-on sortir du burn-out ?
Pascal Chabot : Il y a beaucoup d’ambigüité dans cette situation : aller au-delà de soi-même, dépasser ses limites, être enthousiaste, être ardent, c’est magnifique quand c’est un choix librement consenti. Mais quand c’est une société toute entière qui passe à la vitesse supérieure, à une vitesse excessive, ce n’est plus une aventure personnelle.
Individuellement, on peut chercher l’équilibre du corps et de l’esprit, chercher un vivre ensemble selon plusieurs temporalités, plus équilibrées, plus naturelles. Dans le burn-out, on n’a plus qu’une temporalité unique, où on court sans cesse après le temps qui manque.
Collectivement, c’est la grande question philosophique, aujourd’hui : comment repenser des équilibres nouveaux pour nous qui aimons et désirons le déséquilibre ? Nous sommes de grands déséquilibrés, et c’est la force et la beauté de la société humaine. Les déséquilibres environnementaux nous ont obligés à reconsidérer et à changer des habitudes ; de même, le fait que les individus les plus investis et les plus adaptés de notre système en viennent à s’effondrer nous oblige à revoir le rapport aux logiques de travail, de production, d’enseignement.
Nous idolâtrons le travail, mais c’est une valeur glorifiée sans contrepartie. C’est pour cela que j’ai dédié mon livre aux contemplatifs : les contemplatifs sont des gens capables de contempler sans consommer ce qu’ils voient. Ils savent que l’autre est inconsommable.
N’est-ce pas en rupture avec les modèles sociaux les plus courants ?
Pascal Chabot : C’est une question de mentalité. Dans le burn-out, on est amené à s’interroger sur la vraie question du rapport à soi, à l’autre, de la dés-instrumentalisation de la relation à autrui. Non pas que ceux qui sont passés par là deviennent meilleurs que les autres, mais ils ont un regard fondamentalement différent. L’un des leitmotive d’une guérison réussie est le changement dans le rapport à soi et aux autres. C’est vraiment une question de philosophie.
Pensez-vous qu’on pourrait étudier de telles questions en classe de philosophie ?
Pascal Chabot : Je connais peu le programme scolaire en France et il n’y a pas de cursus de philosophie en Belgique. Mais je crois qu’aborder l’étude de la philosophie par le travail sur des questions actuelles est la seule manière de la rendre vivante et prenante. Plutôt que travailler sur des notions, transversales, diachroniques, difficiles à aborder, il me semble intéressant de procéder à une approche par opérations : comprendre, élucider, libérer, se réjouir, sont des opérations de la philosophie au même titre que la création de concepts. En appliquant de telles opérations de pensée à des questions contemporaines, on rendrait à la philosophie la source qui l’a toujours animée. C’est dans le concret que niche la possibilité de penser, de comprendre et d’élucider qui permet de nous rendre plus libre.
Voir aussi le dossier de Philosophie magazine, n°68 (avril 2013).
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