» Je conçois l’enseignement de la géographie moderne comme un vecteur de sursaut, de reprise de confiance en soi, de reconquête ». Géographe, Michel Foucher est un spécialiste de la géopolitique, des frontières et des états. Une spécialité qui l’a conduit aussi au Quai d’Orsay. Il revient sur ce parcours. Mais c’est pour mieux nous amener à penser la géographie scolaire.
Comment devient-on Michel Foucher ?
J’accepte de répondre à cette question directe et indiscrète même s’il est encore un peu tôt pour écrire des mémoires… Géographe et fier de l’être, j’ai toujours revendiqué un sens de l’action fondé sur la pertinence du diagnostic et l’innovation dans les idées ; j’ai toujours cru à l’utilité de l’enquête et de l’analyse géographiques, en pédagogie, dans l’expertise ou dans la diplomatie. Le choix est celui de la géographie active et j’ai nommé la chaire que je suis en train de créer au Collège d’études mondiales : chaire de géopolitique appliquée. Choix politique également car des citoyens doivent pouvoir se situer, par eux-mêmes, dans le temps et dans l’espace.
Ma matière première, au-delà des lectures et de la consultation des cartes et des atlas, est le voyage. La catégorie de « voyageur fréquent » me convient et il se trouve que j’ai l’occasion de multiplier les visites. Beaucoup de travail aussi et de l’étude ; plus de temps passé à écrire (des ouvrages de référence) qu’à communiquer. Et une volonté de rester libre, ce qui m’a valu des frictions récurrentes avec les institutions, à l’université (je parle du Conseil national des universités) comme au Quai d’Orsay (après 2002). L’expérience au cabinet du Ministre des affaires étrangères de 1997 à 2002 fut tout à fait passionnante en ce qu’elle offrait l’occasion unique d’articuler expertise et action. Hubert Védrine m’avait d’ailleurs embauché parce que j’étais géographe (« je vais gérer des crises et tu as les cartes dans la tête »), pouvant clarifier les enjeux et offrir non des prévisions mais des scénarios. L’avantage d’un parcours libre et riche (aux dépens d’une « carrière ») est, avec l’âge, de faciliter les synthèses, c’est-à-dire de faire circuler les idées d’un domaine à l’autre (par exemple, le parrainage d’une filière diplomatie au Master II de géopolitique à l’Ecole normale supérieure ; l’organisation de visites d’études de terrain pour les auditeurs de l’IHEDN qui ne sont pas sans rappeler les « excursions » réalisées autrefois avec mes étudiants). Et dans mon métier de diplomate, j’ai tenté d’œuvrer dans des domaines ayant du sens sur la longue durée (culture en particulier et souveraineté). Cela dit, il reste les ouvrages, qui sont autant d’éléments d’une sorte de géographie universelle en devenir.
Autre point, un engagement dans les activités culturelles, que ce soit comme commissaire de l’exposition Frontières, lignes de vie entre les lignes, à Lyon puis Barcelone et Villeneuve d’Ascq, à Riga avec la création du centre culturel pour importer des problématiques longtemps taboues (la critique historique, la gestion des passés douloureux, la psychanalyse, la sociologie), à Auxerre avec Michel Wieviorka sur des thèmes annuels variés (l’empire, la sécurité alimentaire, le peuple, le justice ou en 2013 la science) ou encore à Thionville, comme président du festival culturel « des cultures et des hommes », ville jumelée avec Gao (Mali). Ne pas s’enfermer. Etre frontalier. C’est la condition de la liberté.
Comment s’est passée votre aventure avec la revue Hérodote ? La géographie, ça sert toujours à faire la guerre ?
J’ai participé à l’aventure d’Hérodote à partir du numéro 3 en 1976 avec un compte rendu d’un livre sur « le défi de la guerre » et surtout, en 1977, avec deux articles sur la géographie de la guérilla de Che Guevara en Bolivie (quarante trois pages) et sur Pinochet géographe. Je n’ai pu quitter mon nom de plume, Thomas Varlin, qu’à partir de 1979. Et j’ai accompagné le développement de la revue, c’est-à-dire de la construction d’une école jusqu’au milieu de la décennie 1990. Mon apport a été d’abord celui d’un chercheur de terrain (Amérique latine, Afrique australe, Afghanistan et Pakistan, Israël et Palestine) proposant des enquêtes géopolitiques. Il a été également, ce qui est resté peu connu jusqu’à la réunion célébrant les dix ans de la création de l’Institut français de géopolitique, de convaincre Yves Lacoste de modifier le sous-titre de la revue, en passant de « stratégies-géographies-idéologies » à « revue de géographie et de géopolitique » à partir du numéro 27 de 1982, consacré à la Méditerranée américaine. Cette explicitation ne changeait pas l’orientation de la revue mais avait le mérite d’une double clarification : afficher un champ nouveau, la géopolitique, et commencer de réhabiliter la géographie. Je me suis toujours revendiqué comme géographe, et non comme « géopoliticien ». Les historiens n’ont pas eu besoin d’inventer le terme d’ « historiopolitique » pour signifier que le politique relevait de leur champ d’étude. Une aventure intellectuelle formidable, novatrice et qui a contribué à installer et bâtir un champ de recherche et d’analyse qui a fait école. Je n’en retiendrai ici que les aspects positifs.
J’étais à l’aise avec cette notion de géopolitique car je l’avais déjà utilisé, pour la première fois dans le monde scientifique, à propos de la stratégie des dirigeants militaires du Brésil pour gérer la crise agraire du Nordeste en défrichant l’Amazonie orientale. Ce texte fut publié en 1974 dans la revue Problèmes d’Amérique latine, où je parle d’objectifs, de programme, de perspective géopolitiques. Il est frappant de constater que quarante ans plus tard, c’est le programme de puissance des années 1970 que les gouvernements de Lula da Silva ont appliqué. Mais je me souviens encore des réserves de mon directeur de recherche, Pierre Monbeig, quand je lui ai dit que ce que j’avais observé n’était pas seulement un « front pionnier » mais une stratégie politique à base territoriale. Il me laissa faire en me recommandant la prudence.
Quant à l’articulation entre « géographie » et guerre, elle est évidente. Le cas du nord du Mali, comme celui de la Somalie, du Yémen ou de l’Afghanistan, prouvent assez que nos adversaires ont un sens aigu du terrain, avec le choix de montagnes transfrontalières sises dans des aires périphériques mal contrôlées par des Etats faibles, où l’on peut créer des bastions en toute impunité. Come en écho lointain des « focos », des foyers que Lacoste et moi avions étudiés en Amérique latine. L’enjeu du contrôle territorial reste central pour la stabilité.
Venons-en à votre atlas, paru chez François-Bourin. Pourquoi l’avoir titré « la bataille » des cartes ? Ne fait-on pas de géopolitique sans parler de conflits ?
« La bataille des cartes, analyse critique des visions du monde » n’est pas un atlas mais un livre-atlas, un livre avec des cartes et des illustrations. Le texte est premier. Après Fragments d’Europe en 1993 qui faisait le point sur les transformations du continent européen, puis Asie nouvelles en 2002 qui traitait de la montée en puissance de l’Asie, puis L’Obsession des frontières (2007 et 2012) qui décrivait ce qui s’était passé de neuf depuis 1989 (depuis Fronts et Frontières, un tour du monde géopolitique), j’ai souhaité prendre la mesure du changement radical des perceptions depuis le 11 septembre 2001. Car, comme je l’analyse en détail, les représentations du monde qui se sont imposées comme des cartes mentales sont l’héritière de cette rupture qui installe une perception de vulnérabilité de la puissance de dernier recours, les Etats-Unis. Le succès propagandiste de l’acronyme BRICs en découle. Une carte mentale est comme une croyance ; elle structure, offre une grille de lecture et je suis frappé de son impact, dans la diplomatie comme dans les flux d’investissements. Cette vision des choses nous interpelle ; elle est accablante pour les puissances établies où le sentiment s’est répandu d’un déclin alors que, je le montre, ce monde qui a l’inconvénient d’être offre des atouts réels pour les nations européennes qui ont beaucoup à offrir à un monde en développement, un grand chantier en équipement.
Je ne limite donc pas le champ à la seule étude des rivalités et des conflits. Je m’intéresse à la géographie comme description, objective et subjective, du monde connu, à ses descripteurs et aux effets induits. Nous ne pouvons pas, une fois encore, nous projeter si nous ne savons pas nous situer. C’est à dire bâtir notre propre vision des choses, ce que nous voulons. Sinon, les agences de notation et les places financières continueront d’imposer leurs représentations.
Vous avez été ambassadeur de France en Lettonie, en poste à Riga. De cette expérience, quelle lecture faites-vous du monde aujourd’hui ?
Ce monde est plus interdépendant qu’il ne l’a jamais été et très discordant et peu coopératif. Face aux nouveaux défis (crises économiques et idéologiques, compétition économique, risques écologiques et naturels, crispations identitaires), la tendance générale est au chacun pour soi ; le cadre de l’Etat nation redevient le centre de la décision et les entités supranationales sont affaiblies, l’Union européenne en premier lieu.
Contrairement aux discours sur l’accélération, l’incertitude et l’imprévisibilité, je crois important d’être attentifs à ce que font de leur capacités économiques les Etats en croissance, à leurs projets géopolitiques (que j’ai analysés et décryptés dans mon ouvrage) et aux réponses que les puissances établies, à commencer par nous, pauvres Européens, pouvons mettre en œuvre. Un des points essentiels est de savoir quel type de nouvelle réponse les puissances établies peuvent apporter à l’affirmation des puissances en construction. Dans le passé, l’ascension de l’Allemagne de Guillaume II, sa revendication d’une « place au soleil » dans un espace occupé par le Royaume-Uni sur tous les océans et la France en Afrique et ne Méditerranée, a débouché sur un choc tragique, dont j’espère qu’il sera analysé comme il se doit lors des célébrations de 2014. C’est sur les causes de ce conflit qu’il faudrait travailler car tout n’est pas encore compris, sur les enchaînements qui échappent à leurs auteurs qu’il faudrait réfléchir, plus que sur le malheur des poilus dans les tranchées.
Enfin, un sujet qui nous tient à cœur, au Café pédagogique : la dématérialisation des cartes Va-t-on vers une nouvelle géographie ? Qu’aimeriez-vous voir enseigner dans les collèges et lycées ?
Enseigner la géographie, toujours et encore, avec une distance critique des idées et cartes mentales reçues, comme clé de compréhension de notre situation, en France, dans nos régions et nos villes, et de nos atouts. Comme l’histoire, la géographie a une fonction civique, donc politique. Surtout dans les périodes de crise, c’est à dire de doutes. D’une manière, je conçois l’enseignement de la géographie moderne comme un vecteur de sursaut, de reprise de confiance en soi, de reconquête. Ce ton peut surprendre et nous ne sommes plus en 1871-1875 (au moment de la diffusion de l’enseignement de la géographie pour mobiliser la nation défaite et justifier l’expansion coloniale) mais plutôt quelque part entre 1945 et 1958 quand il fallait reconstruire en France et en Europe sur la base de projets collectifs mobilisateurs.
Je viens de publier un article dans la revue Esprit (févier 2013) intitulé « L’Etat ne doit pas rendre les armes », et que j’ai d’ailleurs fait parvenir au Premier ministre car je le sais sensible aux décisions structurantes. Donc, proposer une vision du monde (à diverses échelles) qui aide les élèves, les étudiants, à se situer et à participer à la nécessaire définition d’un projet collectif.
Dans la lecture des cartes, il y a une part de jeu et une part de découverte. Les techniques plus interactives permettant de zoomer c’est à dire de changer d’échelle, de faire parler les légendes sont une chance. Il faut retrouver le goût de la lecture des cartes : une carte se lit activement, elle ne se regarde pas passivement. C’est dans cet esprit que j’ai publié la troisième édition de « La bataille des cartes » en version électronique interactive et bilingue. En espérant pouvoir offrir d’autres options que la seule version actuelle sur iPad. Mais, je me permets de le signaler, c’est une première mondiale. Et des Chinois l’ont bien compris, qui ont publié un grand article sur cet ouvrage. Le Monde l’a ignoré…
Entretien recueilli par Gilles Fumey
Sur iPad : Battle of Maps, 9,95 €. Un outil remarquable pour la classe (à condition d’avoir l’adaptateur entre l’iPad et le video-projecteur).