Selon Paul Eluard, « le poème est le plus court chemin d’un homme à un homme » : en témoigne peut-être le projet « i-poèmes », travail d’écriture poétique, collaborative et numérique. Réalisé conjointement par les premières L du lycée de l’Iroise à Brest et des lycéens italiens apprenant le français au Liceo Cecioni à Livourne, il montre comment faire de Twitter un réseau à la fois social, créatif et pédagogique. De manière plus générale, il articule des activités variées (analyse de l’image, lectures, écritures, travail de la langue, pratique réfléchie de la poésie …) pour donner aussi du sens à l’école. La littérature cesse ici d’être un objet purement scolaire et théorique pour devenir, avec le support du numérique, invitation au voyage : nourri de Christine Jeanney, auteure contemporaine, et d’Arthur Rimbaud, le « poète aux semelles de vent », chaque lycéen est joliment convié à partir à la découverte de l’autre et de soi, par les mots et par les images.
Préambules
Le parcours pédagogique proposé croise deux objets d’étude au programme du français en première L (« écriture poétique et quête du sens », « les réécritures »). Les lycéens brestois l’ont mené dans le cadre d’une séquence plus précisément consacrée au poème en prose. Les lycéens italiens y ont développé par la pratique créative du français des compétences tout à la fois culturelles et linguistiques.
Le projet trouve sa source d’inspiration dans le travail mené par Christine Jeanney, auteure numérique contemporaine. Sur son blog ou dans ses recueils, à travers ses « todolistes » ou ses « photofictions », elle instaure d’insolites, fulgurants ou bouleversants échanges entre des images, que lui adressent ses amis, et des textes, qu’elle écrit au quotidien. La « todoliste » est ainsi par elle définie : « liste de 4 choses à faire/dire/penser sur photo offerte au rythme d’une par jour pendant 365 jours ». Le projet i-poèmes s’ouvre d’ailleurs sur la lecture en classe, oralisée, d’extraits de son œuvre numérique « Quand les passants font marche arrière ça rembobine ». Lecture non commentée par le professeur : il s’agit non pas d’enfermer (en donnant du sens, en guidant à l’extrême), mais bien d’ouvrir (les images et les textes qui s’entrelacent ou s’entrechoquent, la langue de Christine Jeanney par sa radicalité même, voilà qui suffit à produire un effet de sidération et de stimulation). La collision entre photo et texte est à la mesure de celle qui se joue entre auteur et lecteurs lycéens : ceux-ci, espère-t-on, se souviendront de l’effet produit par cette rencontre lorsqu’ils transformeront leur lecture augurale en écriture personnelle.
Le projet peut alors être lancé. La mission, « tâche complexe », délicieusement complexe, est confiée aux élèves : à l’instar de Christine Jeanney, en collaboration avec les lycéens partenaires de l’échange eTwinning, vivre une expérience partagée du monde, par les images et par les mots. Différentes étapes vont permettre de mener cette mission à bien, tout en développant à chaque fois des compétences particulières.
Photographier
Il s’agit dans un premier temps, tout simplement (?), de photographier : chaque élève doit prendre une photo de son environnement pour faire découvrir aux correspondants de l’autre pays une image originale de sa ville ou région. Lancée avant les vacances de Noël, cette étape apparaît d’ailleurs a posteriori comme l’aspect perfectible du projet, tant « l’originalité » des photos s’est avérée inégale : idéalement, autrement dit « si c’était à refaire », il conviendrait de l’accompagner d’une séance de réflexion autour de la photographie et d’un atelier de travail mobile dans la ville, chacun équipé d’un appareil photo, d’une tablette, de son smartphone … Cet accompagnement aurait sans doute permis de faire comprendre combien l’essentiel se joue dans le regard de celui qui photographie, construit le réel, isole, découpe, montre … Il aurait sans doute aussi permis de combattre la tendance naturelle à la photo carte postale, avec ce que cela implique de cliché : la nature (mer, ciel, soleil…) plutôt que la ville, le plan général plutôt que le plan rapproché, l’infiniment grand plutôt que l’infiniment petit, le grandiose plutôt que le modeste, le lieu commun (dont le modèle est le coucher de soleil, qui se couche partout) plutôt que la singularité du lieu… Un mail adressé pendant les vacances à tous les participants aura permis à certains de réfréner cette tentation et de rectifier le tir.
Publier
Les élèves sont invités à publier ces images personnelles sur le réseau social Twitter : la consigne est de tweeter au moins une photo en utilisant la balise #imivoix et en précisant le lieu. Le réseau Twitter s’avère ici un outil idéal. Un outil très pratique : tous les élèves y ont créé un compte et peuvent dès lors aisément voir et récupérer les photos publiées par les uns et les autres. Un outil stimulant : l’arrivage progressif des photos tout au long des vacances a contribué à la dynamique du projet, en produisant surprises, plaisirs, émulation. Un outil adapté à l’esprit même du projet i-poèmes, fondé entre autres sur l’instantané (comme instrument de fulgurance poétique) et le partage (écrire en réseau pour élargir la vue). Un outil susceptible enfin de favoriser une prise de conscience chez l’élève. Les photos que je mets en ligne ont un destinataire que je ne connais pas forcément : dès lors, qu’est-ce que je dis de moi à travers les images que je publie ? Je peux aller sur un réseau social non pas forcément pour retrouver mes semblables, mais aussi pour découvrir des gens, des lieux, des aventures humaines qui me sont inconnus : dès lors, comment puis-je utiliser internet pour déplacer mon regard, pour aller vers l’altérité ?
Regarder
Au retour des vacances, il est demandé à chaque élève de parcourir l’ensemble des tweets comprenant la balise #imivoix et de choisir une photo susceptible d’inspirer l’écriture, de préférence une image qui a été envoyée par un lycéen de l’autre pays et qui n’a pas été encore sélectionnée par quelqu’un (un forum est mis en place sur l’ENT Moodle du lycée pour faciliter la répartition). Une séance en salle multimédia est alors consacrée à une nouvelle étape de travail : regarder. Il s’agit pour chacun de s’approprier l’image retenue par la rédaction d’un texte descriptif double : une description objective pour nommer tous les éléments perçus sur la photo et en identifier les caractéristiques iconographiques (couleurs, effets d’ombre ou de lumière, cadrage, jeux sur les lignes, les formes, les plans …) ; une description subjective pour expliquer les effets produits par la photo (sentiments ? sensations ? impressions ? connotations ? rêves ? souvenirs ? réflexions ?…). L’épisode est apparu particulièrement intéressant tant la dynamique du projet semble avoir créé chez chacun comme un désir de voir et par là-même une volonté de développer sa capacité à regarder. Les textes produis se sont avérés bien plus élaborés que prévu, au point que les élèves ont pris l’initiative de publier immédiatement leurs textes sur le blog du projet : on sent dans leurs « descriptions objectives » une vraie volonté d’exhaustivité et de précision, une attention aussi, en train de se construire, au langage de l’image ; on perçoit dans leurs « descriptions subjectives » un étonnant désir d’entrer en dialogue intime avec l’image, de trouver les mots pour dire en quoi et à quoi elle fait écho en soi. On regrette parfois que la génération des « digital natives » soit celle du zapping, de la concentration flottante, de la lecture buissonnière, superficielle et éphémère. Peut-être. Ne faudrait-il pas alors que l’école mette en place des dispositifs pédagogiques qui éduquent l’attention, qui enseignent le plaisir de l’image arrêtée, qui apprennent à fixer le regard et l’esprit ? Ne faudrait-il pas alors convenir que, contrairement aux idées reçues, le numérique peut largement y contribuer ?….
Lire
Une séance ultérieure permet de mener un atelier d’écriture, qui s’ouvre par la lecture du poème d’Arthur Rimbaud « Enfance (III) », extrait de son recueil « Illuminations ». Les impressions des élèves sont collectivement rassemblées : le poème, constatent-ils, est construit sur l’anaphore de « il y a » ; cette tournure donne l’impression d’un inventaire de choses vues (lors d’une promenade dans un bois ?), d’une description de la réalité ; or les éléments décrits paraissent irréels, relevant plutôt de l’hallucination (en témoigne l’écriture, fragmentaire et percutante), du rêve (en attestent les contradictions et invraisemblances), du souvenir (comme semblent l’indiquer le titre et certains détails) ; ce jeu sur la présence-absence est relié par les élèves aux connaissances qu’ils ont acquises sur Rimbaud, notamment sa théorie de la voyance poétique dont le poème semble un bel exercice (arriver par les mots à l’inconnu dont on est affamé, saisir l’inaccessible, même fugitivement puisqu’on est finalement, tristement, chassé de ce bois enchanté). Il faut noter que ce commentaire s’improvise de façon collective et rapide : en 10 minutes, avec la participation d’à peu près tous les élèves. Une étude de texte semble chose facile quand il y a une motivation, en l’occurrence ici le lien lire-écrire-publier : je lis avec intérêt parce que cela va me donner à écrire et que ce texte écrit va être diffusé sur le net.
Ecrire
On enchaîne avec le travail de rédaction qui doit permettre de transformer les textes descriptifs initiaux en textes poétiques à part entière. La consigne est ainsi formulée : « vous écrirez un poème en prose inspiré de la photographie que vous avez choisie et du poème de Rimbaud. » Le sujet est analysé collectivement. Les réactions, les questions, les réponses données par les uns les autres, permettent de s’accorder sur les attentes suivantes : le poème devra prendre appui sur des détails précis de l’image (d’ailleurs, convient-on, plus il témoignera d’un regard aiguisé sur la photo, meilleur il sera) ; comme chez Rimbaud, le texte sera construit sur une anaphore de « il y a », mais on admet que l’anaphore puisse subir des variations « il y a » / « il y a eu » / « il y aura » (modulations qui conduisent à habiter à la fois le présent, le passé et le futur, à explorer à la fois le réel, la mémoire et l’imaginaire) ; le texte devra présenter une écriture poétique (les caractéristiques du genre, dont certaines ont été vues en cours, sont rappelées, elles vont pouvoir, par la mise en pratique, être mieux assimilées et encore enrichies) ; le poème en prose doit être « inspiré de », mais il ne s’agit pas d’un pastiche à proprement parler (on peut, mais on ne doit pas forcément reprendre certains mots ou certaines structures du poème de Rimbaud ; on peut même, souhaitent certains, s’en éloigner pour affirmer sa singularité). Ce temps de négociation est précieux : beaucoup d’élèves y trouvent une feuille de route utile, formatrice, rassurante ; tous s’approprient d’autant mieux la mission qu’ils ont conscience de participer à une tâche collective particulièrement ambitieuse.
Le poème est d’abord publié au fur et à mesure de son écriture sur le réseau Twitter : chaque fragment, chaque « il y a », y est diffusé séparément, avec la balise #ipoème et avec la photo jointe. Ce dispositif, par lequel Twitter devient espace d’écriture poétique et vivant atelier scolaire, est apparu particulièrement intéressant pour tous les élèves qui ont eu le temps, la possibilité, le plaisir de l’utiliser ainsi. La contrainte des 140 caractères en fait le lieu idéal pour travailler l’art de la concision et de la fulguration. En ce sens, Twitter est un espace particulièrement adapté pour travailler la langue : l’orthographe d’abord (il convient de ne pas être ridicule, surtout quand on est susceptible d’être lu par des élèves étrangers …), le vocabulaire aussi (on prend le temps de choisir le mot juste, le mot qui aura le plus fort pouvoir de suggestion ou de musicalité), la syntaxe surtout (le tweet est par nature célébration de la phrase, son écran-écrin, comme une invitation à isoler et ciseler). Twitter se révèle encore un lieu parfait pour la poésie : si la prose est étymologiquement comme on le sait « ce qui va en ligne droite », si elle est par nature linéaire, continue, ouverte, c’est bien que la poésie est un exercice de la langue qui goûte la brièveté, la discontinuité, la clôture ; il y alors comme une poétique du tweet, comme il en est une de l’alexandrin, et les élèves ont joliment saisi son invitation à « fixer des vertiges », remarquablement exploité sa capacité d’« illumination ». Twitter offre enfin des interactions professeur-élèves très intéressantes. La fonction « retweeter » permet d’un simple clic à l’enseignant ou aux autres personnes connectées d’exprimer une appréciation positive : elle est ressentie comme une gratification parfois immédiate et toujours très valorisante puisque le tweet est diffusé à de nombreux abonnés. La fonction « répondre » permet, quant à elle, de rédiger des observations précises pour souligner la qualité particulière d’une phrase ou d’une image, aider l’élève à s’approprier une figure de rhétorique qu’il a utilisée plus ou moins consciemment, envoyer un hyperlien, par exemple vers un autre poème, que l’élève suivra pour élargir sa culture, proposer une correction orthographique ou une amélioration stylistique : des possibilités bien plus diverses que ce qu’on peut être amené à écrire dans la marge d’une copie et qui donne à l’enseignant lui-même la satisfaction de se savoir lu (les élèves parfois remercient et, le plus souvent, ô miracle, tiennent compte des remarques pour se corriger !).
Rassembler
Le poème dans son intégralité est finalement publié par chaque élève sur le blog du projet i-voix, les lycéens italiens en enregistrent une lecture à voix haute pour parfaire leur maîtrise du français oral, une anthologie numérique vient rassembler les textes produits pour mieux les exposer, pour les valoriser encore davantage et permettre à chacun de prendre aisément connaissance de la diversité des propositions poétiques. Si on prend le temps de parcourir ce recueil, on sera étonné par la qualité générale des productions. Bien évidemment, il n’y a pas ici de prétention artistique démesurée : il s’agit de créations pédagogiques et non d’œuvres littéraires à part entière. Cependant on sera sensible au bonheur manifeste de la créativité : chez beaucoup d’élèves, il y a de vraies fulgurances ; chez tous, il y a un réel souci de littérarité. En l’occurrence, le passage du texte descriptif au texte poétique aura conduit chacun à se demander ce qui fait la spécificité d’un usage littéraire de la langue, à s’approprier un peu, à sa façon et de l’intérieur, ce qu’est la littérature. On appréciera aussi la singularité plus ou moins marquée des poèmes : les élèves italiens se sont évidemment inspirés davantage de la structure syntaxique d’« Enfance » pour composer de jolis pastiches, se baigner dans la mer du poème et dans la langue de Molière devenue celle de Rimbaud ; les lycéens français se sont davantage risqués à l’aventure verbale par des effets de rupture et de clôture, ils ont davantage osé se différencier du modèle, parfois jusque dans la mise en page. On goûtera enfin la façon dont ils se sont emparés tout à la fois de la démarche de Christine Jeanney, de la photo du correspondant et du texte de Rimbaud pour les faire résonner en eux-mêmes et les confronter à leur propre perception du monde : faire ainsi l’expérience de la poésie, c’est inviter l’imaginaire et la mémoire à se frotter au réel, c’est favoriser par la lecture-écriture une prise de conscience de soi et de l’autre, c’est lancer par la publication un processus d’« autorisation », tout à la fois faire accéder l’élève à la dignité d’auteur et lui donner le pouvoir de s’emparer du monde par les mots.
Perspectives
Le projet i-poèmes, on l’a vu, développe via le numérique en général, via Twitter en particulier, des compétences diverses. Certaines sont propres au français, en particulier celles de lecture, d’écriture, d’analyse de l’image, de langue. D’autres relèvent davantage de l’« éducation aux médias » : notamment prendre conscience du fait qu’il y a un destinataire, connu ou inconnu, à tout ce qu’on publie sur la toile, d’où comprendre la nécessité de faire attention aux photos qu’on y diffuse et aux mots qu’on y utilise. La démarche éducative ici employée se veut d’ailleurs résolument positive : il s’agit moins d’alerter sur les dangers que de souligner les potentialités, il s’agit de susciter le désir de bien faire plutôt que la peur de mal faire. Enfin, le projet interroge nos pratiques dans leur dimension « humaniste », au sens même où l’envisage le programme de littérature en première L : comment, au 21ème siècle comme au 16ème siècle, dans la civilisation de l’écran comme dans celle du livre, contribuer à construire un « espace culturel européen » ? si internet en général, les réseaux sociaux en particulier, constituent pour les « digital natives » le lieu d’une expérience partagée du monde, comment la littérature peut-elle y trouver sa juste place ? si le poème, comme le soutient Serge Martin, doit être envisagé comme « relation » plutôt que comme objet, quelles activités mettre en place à l’école pour qu’en lui l’élève se constitue comme sujet, sujet de sa langue, sujet de sa construction du monde ?
A travers ce projet, les jeunes « poètes aux semelles de tweets » nous tracent de fort beaux chemins. Ils nous rappellent que la magie commune de la poésie et de la pédagogie, c’est peut-être de faire advenir ce qui n’est pas encore et ne demande qu’à être, de prendre au mot la belle formule d’André Breton : « Il y aura une fois ».
« Il y a une illumination de vie sur tes rebords de pierres.
Il y a cet arc qui laisse couler ta vie.
Il y a le lieu, miroir d’embarcations inanimées.
Il y a ces grands bâtiments qui sillonnent tes quais, s’engouffrent dans la pénombre de la nuit.
Il y aura toi traversé par un canal inabouti.
Il y aura toi piétiné par des sandales usées.
Il y aura toi éclairé par un semblant d’impatience. »
(i-poème de Bénédicte)
Jean-Michel Le Baut
En livres numériques :
http://www.i-voix.net/article-livres-numeriques-i-poemes-116393479.html
Le blog i-voix :
http://www.i-voix.net/
Le recueil de Christine Jeanney :
http://www.publie.net/fr/ebook/9782814506930/quand-les-passants-font-marche-arriere-ca-rembobine
Extraits du recueil de Christine Jeanney :
http://christinejeanney.net/IMG/pdf/texte_pecha_kucha.pdf