L’annonce de la remise en cause des certifications CLES2 et C2i2e nous invite à modifier notre chronique de cette semaine. Quel sens donner à cette série d’hésitations sur le numérique dans le monde scolaire ? En effet mis en place dès 2006, à peine rendu obligatoire pour devenir enseignant, le C2i2e serait mis de coté pour une hypothétique certification ultérieure (comment pourrait-elle être exigée alors qu’ils sont déjà titularisés ?). » il est peut-être déjà bien tard pour tenter de penser une véritable vision de la place du numérique dans l’éducation, pas seulement dans l’école, mais tout au long de la vie ».
Depuis le début des années 1970, l’Education Nationale n’a jamais choisi de position ferme et claire sur la place à donner au numérique dans le monde scolaire. Pourtant il y a eu des initiatives ici et là pour tenter d’aller dans un sens ou dans un autre. Mais aucune ligne politique claire en dehors des sacrosaints arguments habituels : développement dans la société donc adaptation distante de l’école, préparation aux métiers de l’informatique, culture informatique, approche par les usages, etc… Jamais un projet clair et explicite n’a donné lieu à de véritables stratégies : une fois le matériel, la formation, les ressources et la maintenance posés, il n’y a plus rien de consistant. A chaque volonté d’exprimer une vision, outre les traditionnelles oppositions, aucune réelle mise en oeuvre n’a été développée. Seul, peut-être, le texte du nouveau conseil national des programmes de 1992 avait tenté d’indiquer une piste : l’intégration disciplinaire forte du numérique comme « faisant partie de » prolongé par l’hésitant B2i du début des années 2000.
L’intégration disciplinaire est probablement la seule approche qui soit restée présente depuis le début des années 1970 (cf. la thèse de G L Baron 1987, puis les travaux qui ont suivi). Les autres approches ont oscillées entre un enseignement disciplinaire (qui se rappelle encore de la section H des années 1980) par des options ou des spécialités, et une approche transdisciplinaire (mais sans fond d’intégration disciplinaire). Rappelons ici qu’entre le texte de 1992 et maintenant, les concepteurs des programmes ont largement négligé, hormis dans quelques disciplines, l’emprise progressive du numérique sur la société. En fait aucun lien n’a été fait entre ces contenus disciplinaires et « l’ordinarisation » du numérique. En d’autres termes, et ce n’est pas nouveau chacun s’est renvoyé la balle entre disciplinaire et transdisciplinaire. Ce jeu est la traduction dans les faits des « jalousies » disciplinaires qui peuplent notre système éducatif. On en veut pour preuve l’intense lobbying de certains pour ajouter des disciplines nouvelles. La lecture, pourtant, de nombreux travaux de scientifiques, de philosophe, mais aussi une simple observation de la vie quotidienne, montrent que la réalité est tout sauf un découpage en morceaux disciplinaires de la réalité. Or le numérique illustre parfaitement cela, sorte d’infiltration lente (et sournoise parfois) de notre quotidien.
Depuis ces années de « découverte » de l’informatique et de sa cohorte d’objets techniques qui n’en finissent par d’infiltrer notre vie quotidienne, nous avons cru pouvoir rêver. D’abord à une lutte industrielle contre la domination étrangère sur l’informatique, ce qui a donné le plan informatique pour tous pour soutenir Thomson. Ensuite ce fut l’exception culturelle avec le prix unique du livre et la mise à distance de l’informatique par rapport à toute forme d’évolution culturelle, ce n’était qu’une technique, qu’un outil. Puis vint la résignation assumée, car il y avait mieux à faire qu’à se pencher sur ces objets techniques dans l’école. C’est alors qu’apparut la prise en compte des usages plus que des techniques, période critique qui affirma la distance voulue par l’école avec les technologies. C’est alors qu’une prise de conscience amena à généraliser cette approche par les usages (en les rendant obligatoires, cf. B2i, C2i C2i2e), mais aussi par la technique (réveil de l’ancienne option sous forme d’ISN). Et arrive une touche finale (du moins on peut l’imaginer), finalement on s’en passera (en grande partie) à l’école, d’ailleurs les autres pays qui les ont utilisées en sont revenu et n’investiraient plus. Il suffit de ne plus exiger quoique ce soit comme certification (où est passé le B2i lycée ?) et surtout de ne pas regarder du mauvais coté pour revenir à une école des fondamentaux chers à certains philosophes peu enclins à ces objets nouveaux, mais qui en parlent souvent.
Comme on le voit, le rêve des années 80 s’est transformé progressivement. L’école à plutôt bien résisté finalement. Non seulement la technique n’y est pas entrée, mais en plus les marchands et les techniciens qui l’accompagnent ont été cantonnés dans des espaces que l’excellence républicaine a pu contenir. D’ailleurs, pas mécontents de ce fait, ceux-ci ont investi un autre espace, celui de la famille, de la vie personnelle, de la vie privée. On ne peut que constater le succès extraordinaire de ces objets numériques au quotidien. D’autant plus que dans le même temps ils ont continué d’investir le monde de l’industrie et encore plus des services, à l’instar de la recherche scientifique. Cette dernière, d’ailleurs ne saurait plus quoi faire sans ces machines et leurs logiciels. Est-ce à dire que le numérique a été « bouté hors des frontières de l’école » ?
Un observateur naïf pourrait penser que désormais deux mondes coexistent, l’un essayant, par soubresaut de s’intéresser à l’autre, qui lui, pourtant, a décidé de l’ignorer, au moins en partie (c’est quand même un marché). Le monde scolaire ne parvient pas à trouver une juste distance avec les technologies de l’information et de la communication. Chaque jour on est obligé de constater que nombre d’acteurs de ce système ne savent pas non plus vers quoi aller, subissant de plus en plus la pression « de la rue ». Celle-ci a longtemps pu être contenue aux frontières de l’école. L’évolution actuelle des règlements intérieurs sera un bon indicateur de cette impossibilité de tenir ces frontières. Mais le choix qui se pose à tous est le renforcement des frontières ou un véritable projet. Ni acceptation, ni refus, il s’agit d’écrire une nouvelle page, grâce à l’école, de l’éducation à la liberté, contre l’esclavage. Certains diront que cet esclavage est celui des technologies, d’autres diront que c’est celle du marché, mais aucun n’oserait demander le renoncement à tant d’évolutions technologiques et scientifiques qui ont amélioré le confort de vie, qui allongé l’espérance de vie. En d’autres termes, est-il possible de faire son marché dans le marché ?
En remettant en cause C2i2e, B2i et autres prises en compte du numérique, sous quelque forme que ce soit, le ministère donne à l’école un signal fort. Le décryptage des raisons de ces choix ne doit pas occulter celui des effets de ce choix sur l’avenir de notre société et surtout sur la manière dont nos enfants pourront « être au monde » dans les années à venir. Le numérique a renforcé une mondialisation qui ne date pas d’hier, mais plutôt des grands voyageurs puis du commerce triangulaire. Il en accélère les effets, et leur donne aujourd’hui une forme que le monde scolaire ne parvient pas à saisir, et dont elle ne s’empare qu’à la marge. Loin d’une adhésion béate ou d’un rejet systématique, voire idéologique, il est peut-être déjà bien tard pour tenter de penser une véritable vision de la place du numérique dans l’éducation, pas seulement dans l’école, mais tout au long de la vie.
Bruno Devauchelle