Au moment où se prépare la semaine du mobile de l’UNESCO (18 – 22 février prochain) il est urgent de s’interroger sur la place du téléphone dans la vie d’un établissement scolaire, et en particulier dans les usages que les élèves développent parfois à l’insu des volontés et règlements imposés. Il faut plus globalement se poser la question pour l’ensemble de la communauté éducative (parents compris). Outre la question des apprentissages, il s’agit plus généralement de ce que je nomme « l’environnement d’apprendre » que l’on peut proposer demain dans l’ensemble de nos sociétés à défaut des établissements éducatifs eux-mêmes.
Paradoxe que celui d’une semaine qui est consacrée à l’apprendre à l’aide des mobiles alors que dans le même temps on fait tout pour empêcher les mobiles d’entrer à l’école dans des pays comme le nôtre. Cette remarque nous incite à réfléchir plus largement au modèle de scolarisation et à l’influence que peuvent avoir des technologies mobiles et connectées sur l’enseignement et plus généralement l’éducation. Le paradoxe est bien celui-ci : la forme scolaire traditionnelle implique un lieu « clos » d’enseignement comme base de travail. Le développement des téléphones portables, et de leurs extensions actuelles via les smartphones ou à venir, rend poreuses les clôtures habituelles. Dans le cas de pays à faible infrastructure scolaire, on peut penser que l’approche pourrait être l’inverse : on part des pratiques sociales d’information et de communication et on bâtit dessus un « environnement d’apprendre ».
Nous sommes à un moment clé de ces évolutions. La multiplication des objets numériques de grande proximité, informatique mobile et connectée, fait émerger l’idée qu’un renversement de perspective s’impose. Avec les médias traditionnels (flux), les responsables d’enseignement maîtrisaient et contrôlaient (à peu près) ce qui entrait dans la salle de classe. Avec les nouveaux objets, la maîtrise et le contrôle semblent de moins en moins possibles. Même si certains rêves d’outils de brouillage et de filtrage, de retrouver l’espace clos et maîtrisé, on ne peut qu’observer ce mouvement qui se traduit par des conflits qui n’iront qu’en se multipliant jusqu’à une prochaine directive (loi ?) ou une évolution radicale du système.
Si l’enseignement est directement concerné, mais parvient encore à endiguer, au moins partiellement, ces pratiques, l’environnement organisationnel et institutionnel est lui aussi progressivement envahi. Si Phil Marso propose chaque 6 février une journée appelée « sans téléphone mobile » pour faire réfléchir, c’est probablement révélateur de ces changements. Le lien mobile, et les chefs d’établissements le savent bien, peut devenir une forme de soumission à l’instantanéité, à l’immédiat. Que ce soit la hiérarchie, pressée de transmettre et d’interagir ou les parents soucieux de ce qui est en train de se passer pour leurs enfants, chacun est tenté d’imposer son rythme, son urgence. Malheureusement sur la surface de l’écran, le degré d’importance n’est pas aisément visible et chacun de nous peut être amené à se laisser envahir. Certains enseignants, eux-mêmes peuvent aussi se trouver pris au piège en plein cours !
Si l’importance d’un message téléphonique en réception n’est pas mesurable, l’importance en émission peut l’être beaucoup plus aisément. On remarque souvent que celui qui appelle ou envoie un SMS ne prend pas en compte les paramètres d’importance du message et de disponibilité du récepteur. Le parent qui envoie un SMS en pleine journée à son enfant en classe se rend-il compte de l’effet produit ? Est-il aussi conscient de l’attente, en retour, qu’il a de son message ? Sait-il qu’il développe ainsi une posture éducative qui construit chez l’enfant une représentation, un imaginaire de la relation familiale bien particulier. On remarque que les tous petits sont très sensibles à l’angoisse de leurs parents dès les premiers mois. On imagine aisément que la répétition de ces angoisses (en particulier celle de séparation, chère aux psychanalystes) via les messages du téléphone mobile active des éléments affectifs proches, générant des comportements nouveaux et en particulier la déconnexion de l’instant présent au profit de l’écran.
Si le téléphone portable prend une telle importance dans la vie relationnelle des humains, l’embarquement de fonctions nouvelles, principalement liées à Internet et à l’informatique, va ajouter de l’importance à cet objet (doudou, pour reprendre Serge Tisseron dans son livre « petites mythologies d’aujourd’hui »). Les habitudes prises, par cette proximité entre l’affectif et le cognitif à la surface de l’écran, va instituer une place nouvelle à ces objets dans le paysage général et scolaire en particulier. La simple observation des lieux publics suffit à le vérifier dans la vie quotidienne. Les habitudes prises dans l’usage des ordinateurs et l’insistance par l’ensemble des sphères de la société portée à la maîtrise de leurs usages, personnels et professionnels, ont installé des formes de rapport au monde, à l’information qui sont encore en évolution mais qui sont de plus en plus pesantes. Les affaires de « copier coller » par exemple illustrent les travers possibles (rappelons ici, à l’instar de Michel Serres, que ces pratiques ne sont pas nouvelles, mais que c’est leur facilitation d’une part et leur repérage d’autre part qui ont changé).
Parce que les téléphones ne sont plus des téléphones désormais, mais embarquent de plus en plus de fonctionnalités liées à l’information, en plus de la communication, mais aussi de fonctionnalités multimédia et de traitement des données, ils vont progressivement s’insérer dans un paysage scolaire, d’abord de manière clandestine (c’est souvent déjà le cas) puis de manière progressivement officielle (une expérimentation, site en allemand : http://www.projektschule-goldau.ch/ un documentaire vidéo existe sur cette expérimentation (http://www.educavox.fr/actualite/reportage/Le-smartphone-remplacera-t-il-le ), venue de la chaine Arte, on pourra aussi lire cet article : http://cursus.edu/dossiers-articles/articles/9122/oser-utilisation-des-telephones-mobiles-classe/ on pourra aussi consulter cette page http://guides.educa.ch/fr/mobile-learning ).
Revenons donc au paradoxe initial et à la médiatisation de ces évolutions. Rappelons que dès qu’un nouvel objet technique (en particulier numérique) apparaît dans le paysage, on convoque le monde scolaire comme potentiel de réalisation et d’évolution. Les nouveautés techniques sont souvent médiatisées au delà du raisonnable faisant le lit du sentiment de mouvement permanent et donc d’une adoption ou d’un rejet peu analysés. La réalité d’une pratique sociale concerne-t-elle le monde scolaire ? C’est une vieille question qui montre bien l’embarras des institutions (instituées, reproductrices de modèles stables) par rapport à des pratiques nouvelles (instituantes, développant de nouvelle formes instables). Les débats qui vont se faire jour iront-ils jusqu’à une remise en cause du dogme de l’école (porté entre autres par l’UNESCO) comme seul mode d’accès à la connaissance ?
Les établissements scolaires, les enseignants, les communautés éducatives, sont désormais face à une problématique qui interroge de manière fondamentale ce qui est institué. Ces questionnements qui pénètrent lentement dans le monde scolaire vont progressivement s’intensifier au cours des trois à cinq prochaines années. Il est temps d’engager une vraie réflexion qui dépasse les innovations et expérimentations, souvent très contextualisées, pour s’interroger plus globalement sur la transmission dans la société, transmission étant pris ici au sens large, comme les ethnologues et les anthropologues nous y invitent.
Bruno Devauchelle