De façon rapide afin d’entrer au plus vite au cœur du sujet, Christine Passerieux fait siennes les préoccupations du rapport IGEN 2011 (co-écrit par Viviane Bouysse) selon lesquelles l’école maternelle ne profite pas à tout le monde de la même manière, elle se dresse contre la vision spontanéïste et naturaliste du développement de l’enfant. Cette 5èmes journée de rencontres aura pour but de travailler autour de la fonction de l’école maternelle, question particulièrement aiguë à l’heure de la refondation. Le mouvement GFEN rappelle alors son exigence : « Pour des apprentissages ambitieux pour tous. » Il s’agira bien de poser la cruciale question des contenus au cœur des travaux de la journée.
Beaucoup de participants venus pour le plaisir de l’entendre, ils ne seront pas déçus. Le propos est toujours aussi finement ciselé, précis, le public est suspendu aux lèvres de l’oratrice.
Commençant par un état des lieux, Viviane Bouysse révèle diagnostics et paradoxes : elle développe les quelques critiques qu’on adresse à l’école maternelle. Ainsi « on lui reconnaît des atouts institutionnels, ouverte à tous, elle relève de services publics ce qui est un facteur qui met en confiance beaucoup de parents. Outre la « garde des enfants », elle assure des apprentissages, rend effectif le droit à l’éducation des enfants très jeunes. Pour faire face à ce droit fondamental à l’éducation, l’école maternelle a évidemment un coût, mais si l’on veut bien considérer toutes les fonctions qu’elle remplit, et même si nous n’aimons pas mettre ce fait en avant (l’accueil, la garde), elle remplit quand même cette fonction dans des conditions et un coût raisonnables. » Puisqu’on constate qu’elle constitue de fait un facteur du travail féminin et du taux élevé de natalité en France.
L’école maternelle est également présente au registre des réussites pédagogiques qui sont indéniables selon Viviane Bouysse : « les enfants qui fréquentent l’école maternelle au moins 3 ans ont un parcours scolaire moins chaotique que ceux qui ne l’ont pas fréquentée, ils réussissent mieux, redoublent moins. Ce n’est pas parce que cette réussite est devenue banale que nous devons l’ignorer. Une proportion non négligeable d’enfants sort de GS en étant très largement entrée dans l’apprentissage de la lecture et de la numération, car il faut rappeler que compter est également très important à la maternelle. C’est un fait que beaucoup d’enfants entrent au CP en ayant compris le système du code de la langue, et qu’apprendre à lire c’est se rendre maître des clés du codes ».
Mais il faut également prendre conscience qu’il y a un effet à ces réussites et Viviane Bouysse met en garde : « le fait qu’une proportion importante de ces enfants soit dans ces situations fait conduire à penser que puisque eux le font, c’est possible pour tous, la réussite des uns donne à penser que tous les enfants pourraient dans les mêmes délais entrer dans les mêmes apprentissages. » Elle invite à rendre capables tous les enfants à entrer dans ces apprentissages au cours préparatoire, et non à surenchérir dans la course à la poursuite des plus à l’aise dans le système : « Pour certains enfants les conditions sont réunies avant même qu’ils entrent à l’école, pour d’autres il faudra plus de temps. C’est comme si on leur demandait d’arriver au même moment sur la ligne du départ, mais pas avec le même point de départ. »
Viviane Bouysse note que les enseignants de l’École maternelle ont pu être déboussolés : « nous évoquons dans le rapport une primarisation de la maternelle, ce qui était déjà dénoncée par beaucoup depuis des années, cela se marque dans l’espace de la classe, dont la géographie s’est alignée sur l’espace des classes ultérieures. Il n’est pas rare qu’il n’y ait pas de différence entre les aménagements des classes de Petite et Grande Section, qu’on ait supprimé des coins jeux, il n’est pas rare qu’on cache les jeux et jouets. Il y a eu des malentendus. »
Elle évoque le phénomène de primarisation sur les rythmes calqués sur ceux des classes ultérieures, la question de l’évaluation sur fiches et des modalités d’évaluations largement imposés dans les années passées qui n’étaient pas le choix des enseignants : « Nous soulignons dans ce rapport à quel point le formalisme précoce des formes d’activités peut contribuer à l’accroissement des écarts entre enfants. Dans cette crise d’identité, je veux souligner la perte de sens de pratiques, dont on ne sait plus ce qui les a fondées, ce qui les justifie.. ». Les « ateliers tournants » constitue selon elle l’un des symptômes de cette perte de sens. Elle questionne également l’effacement du jeu dans les classes, se demandant si celui-ci n’est pas tout simplement du au fait que les plus jeunes enseignants, non plus que les Inspecteurs non pas été initiés à ce que ça apporte… « Les professionnels se tournent alors vers les réponses apportées par les sites internet, les éditeurs et l’on en vient à ce que les modalités organisationnelles contraignent les apprentissages pédagogiques. On prend le risque de meubler un cadre qui n’ait plus de sens. »
Pour comprendre et transformer, il convient selon Viviane Bouysse de s’interroger, avec une exigence de lucidité sur comment on est-on arrivé là. Elle relève trois grandes familles d’explications liées à l’histoire de l’école maternelle :
La question de la progressivité : « l’école maternelle a évolué dans les 40 dernières années pour devenir telle que nous la connaissons aujourd’hui, comme institution qui accueille tous les enfants de tous les milieux de 3 ans, même parfois avant, jusqu’à 6, de façon assidue. Depuis les années 60, ça n’a pas toujours été comme ça, les enfants n’étaient pas tous inscrits et ils fréquentaient l’école aléatoirement. Et cela pose le fait que de par cette évolution structurelle, l’école maternelle est devenue un vrai cursus scolaire de 3 à 4 ans. » Avec malice Viviane Bouysse nous rappelle qu’à ses débuts, quand elle a commencé à enseigné au début des années 70, au CP, la moitié de ses petits élèves n’avait pas fréquenté l’école maternelle, n’avaient jamais tenu un crayon… « Aujourd’hui il faut prendre en compte et construire ce parcours de 3-4 ans, ce qui est long , cela nécessite qu’on le pense pour que les enfants se sentent grandir, soient sur une voie de progression. ». Viviane Bouysse épingle au passage l’Institution qui n’a pas vraiment pris en charge cette question de la progressivité en regrettant que les compétences soient toujours pensées à la fin des apprentissages et non en aval.
La question du langage : Viviane Bouysse rappelle que pendant très longtemps on a accueilli à l’école des enfants assez grands, or aujourd’hui ce n’est plus le cas …« Qu’est ce que cela veut dire que faire classe à des enfants qui n’ont pas le langage ? qui comprennent des choses, mais qui ne sont pas en mesure de les formuler ? » Elle pose la question de comment faire classe avec le langage, sans compter uniquement sur cet outil qui doit être construit en tant que tel.
Elle met en garde à ne pas confondre les buts et les moyens : « Oui nous voulons former des intelligences, mais c’est un chemin, ce n’est pas déjà là quand les enfants arrivent à l’école. »
La question des compétences : « Pour distinguer l’école maternelle des autres institutions d’accueil de jeunes enfants, on a été conduit à valoriser le mot « école ». Qu’est ce qu’une école pour des petits : est-ce la même chose que l’école élémentaire ? Si l’on distingue les choses, si d’autres pays ne font entrer dans les apprentissages structurés qu’à partir de 7 ans, c’est bien qu’il se passe quelque chose avant. Avec cette injonction que l’école maternelle soit une école, les enseignants sont pris dans une injonction paradoxale. » L’école maternelle doit former des écoliers or c’est un processus qui se vit dans le réel, c’est dans le temps que l’on va construire cette posture et c’est ce temps qu’il faut aménager. Elle remarque une accentuation de cette logique avec le pilotage par les résultats, ainsi par exemple les évaluations de fin de GS ont conditionnés l’ensemble des apprentissages de la GS en vue de ces évaluations. « Il y a incidence sur la pédagogie mise en place en amont : on duplique parfois très en amont des activités dont on sait qu’elles sont liées au modèles évaluatifs. »
Pour répondre à ces grands défis, les préconisations de Viviane Bouysse :
Sur la progressivité : les professionnels doivent retravailler sur ce qui se joue dans la transition du préscolaire au scolaire. Elle rappelle que les premiers apprentissages ( dits incidents) du bébé et du jeunes enfant sont des acquisitions dites implicites, informelles pour les cognitivistes. Ils ne sont pas le fait d’une programmation, l’acquisition de la marche par exemple ne se décrète pas à une date donnée. Ces apprentissages arrivent dans des situations contextualisées et dans des interactions personnalisées; et il se trouve que beaucoup de parents sont « vygotskiens » sans le savoir. L’enfant apprend par un système observation / imitation / répétition et par un système essai / erreur.
Sur le langage, elle se permet un emprunt à Mireille Brigaudiot : « Pour faire parler les très jeunes enfants, il faut s’intéresser à ce qui les intéresse. » C’est la raison pour laquelle les programmes ne sont pas définis comme à l’école élémentaire. Pour que les enfants s’intéressent, encore faut-il leur donner des choses intéressants auxquelles s’attacher puis faire en sorte que les enfants soient capables de progresser également en leur proposant d’autres horizons. Elle cite également René Diatkine : « de la musique avant le solfège ». C’est parce qu’on aura intéressé les enfants aux histoires, que les enfants accepteront de faire les apprentissages du code. Il s’agit de rendre désirables les objets d’apprentissages.
La question du bien-être et des apprentissages, un équilibre nécessaire : Le jeune enfant doit trouver à l’école la satisfaction de ses besoins dans toutes leurs diversités : physiologiques, rythmes propres à chaque individu, besoins de repli, besoins psychomoteurs (motricité globale ou fine), besoins de prises de risques en sécurité, besoins de jeux d’abord au sens premier de ce que le jeu suppose de gratuité du temps qu’on y passe, de rêverie, de création… Viviane Bouysse ironise sur le fait qu’on relève dans nos sociétés le fait que les enfants n’auraient plus le temps de s’ennuyer ce qui n’est pas forcément ce qu’il faut souhaiter à l’école maternelle Elle invite à laisser l’enfant choisir, lui donner la possibilité de s’engager selon ses besoins de découverte, de connaissances, de compréhension : l’une des périodes particulièrement favorables serait la phase des « c’est quoi, et pourquoi ? ». Les moyens consistent dans les activités d’imitation, d’exploration, mais également de répétition, remémoration, ce qui rassure les enfants dans leurs propres compétences. Elle relève également que les jeunes enfants ont besoin d’expressions langagières, d’échanges, de pouvoir faire des confidences, qu’ils ont même des besoins inconscients et inconnus d’eux-même comme celui de jouer avec le langage. Elle insiste sur le fait que la valeur poétique, esthétique du langage est à cultiver très tôt.
Elle cite enfin Bernard Golse, pédopsychiatre, responsable d’un service à Necker : « Il ne faut pas méconnaître chez les jeunes enfants leur besoin de désordonner le monde pour comprendre comment il s’ordonne. » et elle invite à encourager les enfants à ces investigations.
Mais l’école maternelle doit également être une organisation qui permette aux enfants de vivre bien cette période tout en s’engageant dans les apprentissages.
Aussi les jeunes enfants doivent pouvoir y agir (prendre des initiatives, pas seulement exécuter. Agir selon des consignes ouvertes, essayer, recommencer, manipuler, refaire, gommer), réussir (aller au bout d’une intention, d’un projet, de manière satisfaisante. Les enfants qui papillonnent ont besoin qu’on s’intéressent à eux pour réussir à aller au bout, il faut les y aider en étayant), comprendre : « On n’a pas fini le travail si on a fait que réussir, l’école maternelle doit faire confronter les enfants aux raisons qui font réussir ou échouer. C’est l’acquisition de la posture du moment de « retour sur », un accompagnement est nécessaire pour construire la posture d’élève. Il faut un adulte qui puisse se rendre disponible pour ces interactions. Il faut qu’il y ait dans la classe une organisation qui permette de faire cela, la formule des ateliers peut le permettre. Mais un aménagement de la classe doit permettre une organisation pour apprendre. Il faut qu’il y ait dans la classe des ressources pour que les enfants apprennent avec, une organisation des coins, mais pas stériles et stéréotypés. Ce seront des coins que l’on va construire et qui sont pensés en fonction du potentiel d’apprentissages qu’ils représentent. »
Viviane Bouysse évoque la tension qu’il faut nourrir par l’environnement qu’on propose entre invention et découvertes/ imitations.
Pour nourrir ces situations Viviane Bouysse propose de s’appuyer sur le jeu, les résolutions de problèmes (il y a de l’invention de l’enfant mise en relation avec un but), l’acculturation ( ce qui a rapport aux œuvres, au patrimoine, ce qui est déjà là, ce que l’enfant ne va pas réinventer.), les activités dirigées ( sous forme d’exercice à certains moments, pour exercer quelque chose qu’on a appris et compris, ou sous forme d’un jeu à règles très contraignant). L’art du pédagogue est de conjuguer ces grandes familles de situations.
Pour compléter de définir le « comprendre » Viviane Bouysse indique que les stimulations langagières et culturelles ont progressé de façon énorme ces dernières années, « néanmoins nous avons encore beaucoup à travailler sur comment construire le langage de scolarisation, ce faux oral, oral proche de l’écrit, langage d’évocation ou « parler comme un livre », ce langage précis et structuré reste le point clé de la réussite de la scolarisation. Son apprentissage est enclenché à l’école maternelle, pas forcément abouti, mais il doit rester la préoccupation. Le langage de scolarisation s’apprend dans l’accompagnement de tout ce qui a été énoncé plus haut. C’est le faire parler sur ce qu’on a fait, parce qu’on écoute des histoires, qu’on parle de ces histoires, qu’on l’acquiert et qu’on construit cette fonction du langage qui affine, soutient, le développement de la pensée. D’où réussir et comprendre. Il faut avoir cette posture réflexive par rapport à ce qu’on a fait. »
Dans le champ des différents « partenariats », Viviane Bouysse propose d’associer les parents au suivi des progrès de leurs enfants. Elle insiste sur le mot progrès et sur le fait qu’il faut accompagner les parents à devenir « les premiers supporters de leurs enfants, qu’ils croient en leurs possibles. » Dans le domaine qui consiste à penser son travail avec les autres professionnels, elle invite à repenser les relations avec les ATSEMS et leurs fonctions. Selon elle, l’école doit dire quel seraient de son point de vue les meilleures conditions pour le développement des enfants, cela implique de travailler avec le respect des compétences des ATSEMS, de leurs prérogatives propres. La salle indiquera qu’il en est de même avec les AVS.
Elle invite également à redéfinir les besoins de coopération… « A-t-on besoin d’intervenants extérieurs ?, de spécialistes de la petite enfance ? », sur ce point elle nous laisse en suspens et finit son intervention par une pirouette : « J’ai mon avis, que je ne donnerai pas ! »