Le numérique selon Serge Bouchardon
Les pratiques traditionnelles de la lecture et de l’écriture sont individuelles : le livre, un objet qui se replie sur lui-même, invite au repli sur soi, dans sa conception comme dans sa réception. Et si le numérique changeait la donne, favorisant des pratiques d’écriture collaboratives et des pratiques de lecture interactives ? Et si le numérique constituait alors une chance pour l’apprentissage du français, suscitant de nouvelles dynamiques de travail, motivantes et enrichissantes ? Plus que des hypothèses, il s’agit là de leçons à tirer des expériences et réflexions de Serge Bouchardon, écrivain et enseignant-chercheur à l’Université de Technologie de Compiègne, responsable en particulier du PRECIP, un projet qui porte sur l’écriture numérique en tant qu’objet d’enseignement : puisque « l’instrumentation de l’écriture par les technologies numériques transforme les pratiques d’écriture, il nous paraît de la mission des enseignants de lettres de sensibiliser et de former les élèves du secondaire à cette écriture numérique »…
Qu’est-ce que le PRECIP ?
Le projet PRECIP, qui se terminera fin 2013, est financé par la Région Picardie. C’est un projet sur l’enseignement de l’écriture numérique. Il fait l’hypothèse que l’écriture numérique, à savoir l’écriture sur un support et avec des outils numériques, dans ses différentes modalités (multimédia, interactive, collaborative), présente des spécificités et que l’on peut enseigner ces spécificités. Plus qu’un projet sur les TICE (qui étudierait par exemple dans quelle mesure les TIC facilitent ou non l’apprentissage), il s’agit ainsi avant tout d’un projet sur l’écriture numérique. Le projet s’intéresse moins aux pratiques numériques pour l’enseignement qu’à l’enseignement de l’écriture numérique, qu’à l’écriture numérique comme objet d’enseignement.
D’un point de vue théorique, nous avons proposé un modèle pour appréhender l’écriture numérique. Ce modèle a fait l’objet de transpositions didactiques – en collaboration avec des enseignants – dans des modules pédagogiques sur l’écriture numérique. Nous expérimentons ces modules sur différents terrains (enseignement secondaire, enseignement supérieur, Espaces Publics Numériques). Ces modules reposent notamment sur des œuvres de littérature numérique, car nous faisons l’hypothèse que la sensibilisation à des pratiques créatives favorise la réflexivité sur les pratiques d’écriture numérique.
Pouvez-vous donner des exemples précis d’activités pédagogiques utilisant le numérique de façon collaborative ?
Parmi les modules pédagogiques du projet PRECIP, il y a un module sur l’écriture collaborative. Il s’agit d’écriture collaborative synchrone : les élèves rédigent un même texte à plusieurs et en même temps, avec tous les possibles mais aussi les contraintes qu’une telle collaboration suppose en termes d’écriture. Une vidéo en ligne rend compte d’une expérimentation sur ce module menée dans un collège de Picardie avec des professeurs de français. Je reprends ici le témoignage des deux enseignantes de ce collège, Christelle Sospedra-Tessier et Sylvie Barrier, avec lesquelles nous avons notamment travaillé et que l’on peut voir dans cette vidéo :
« La première activité consiste à faire écrire les élèves de façon collaborative. A partir d’un sujet donné à chaque groupe de 3 ou 4 élèves, le professeur demande, en utilisant le logiciel libre et en ligne Etherpad, d’y répondre. Plusieurs sujets ont pu leur être donnés mais nous avons privilégié des sujets amenant une démarche argumentative afin de préparer le sujet de réflexion posé au brevet.
Chaque élève dispose d’un poste informatique et rédige les arguments leur semblant pertinents pour répondre au sujet. Il rédige une réponse que les autres élèves voient apparaître sur leur écran également. Ils ont la possibilité d’intervenir sur le texte de leurs camarades en train de s’écrire. Ainsi, ils peuvent, par exemple, corriger l’orthographe ou la syntaxe.
Par l’intermédiaire d’une partie discussion (chat) proposée par le logiciel, ils peuvent échanger sur la pertinence de leurs idées avant de les rédiger de façon aboutie. En effet, les élèves étant chacun sur un ordinateur, ils ne peuvent échanger que par le biais de l’écrit. On pourrait même imaginer un travail que les élèves produiraient de chez eux. Cette collaboration se fait donc sur deux plans : la mise en forme et l’argumentation.
Une deuxième activité, plus traditionnelle, consiste à faire travailler les élèves sur des exposés qui seront présentés à la classe. On propose aux élèves, par groupe de deux ou trois, de travailler avec un logiciel qui permet de produire un diaporama ; ceux-ci font des recherches qu’ils mettent en forme de façon collaborative. A ce stade du travail, la collaboration prend plusieurs formes ; certains décident de collaborer sur une seule diapo à la fois ou bien de se répartir le travail, chacun sur une diapo. Ce travail peut se faire grâce au réseau interne de l’établissement et l’intervention de la documentaliste. En effet, une partie peut se faire pendant le cours et ensuite se poursuivre en dehors des heures de cours lorsque les élèves se rendent au CDI, en autonomie. L’évaluation du travail se répartit ensuite entre la qualité du diaporama et la présentation orale. »
Quels sont d’après vos études les intérêts pédagogiques de tels dispositifs d’écriture ?
Revenons sur l’activité d’écriture collaborative synchrone utilisant Etherpad. Ce travail présente des points positifs, aussi bien du côté de l’apprenant que du côté de l’enseignant.
Du côté de l’apprenant, c’est un outil séduisant, qui revêt une apparence ludique. Il permet le partage du travail, aussi bien que le partage de la prise de risque dans l’élaboration du texte. Certains élèves connaissent leurs difficultés pour exprimer leurs idées dans un français correct ; ils ont donc beaucoup de mal à rédiger un texte qu’ils savent, d’avance, contenir des fautes d’orthographe ou de syntaxe. On peut notamment penser aux élèves dyslexiques. Partager la responsabilité du texte produit leur permet ainsi de s’investir dans la production écrite et de se rassurer en se disant que leurs camarades peuvent les corriger. On constate ainsi une certaine levée des inhibitions relatives à l’écrit. De fait, ce travail lutte contre l’idée d’une naturalité de l’écrit (d’une naturalité de l’écrivain) : tout écrit demande balbutiement et travail. En classe de 3°, cette nouvelle façon de travailler la production écrite permet de remotiver certains élèves, parfois lassés par l’exercice.
En outre, l’erreur prend un autre statut : elle devient partagée et assumée par le groupe. L’apprenant comprend que l’erreur fait partie du processus; l’évaluation de la production écrite n’est plus sommative, elle se fait en continu, au fil du texte, elle accompagne la production.
Du côté de l’enseignant, la relation aux apprenants est complètement modifiée puisque dans le chat, il se situe au même niveau que les élèves. Le professeur se mue alors en « collaborateur » qui distille des conseils et abandonne pour un temps le rôle unique de celui qui sanctionne.
D’autre part, la représentation de l’enseignant change, car pour une fois, c’est le professeur qui propose un outil numérique qui n’est leur est en général pas connu.
Enfin, la satisfaction de voir la classe entièrement au travail, dans un unique mouvement, n’est pas sans apporter une grande satisfaction au professeur…
Vous êtes aussi « écrivain numérique » : quelles vous semblent être les spécificités de la « littérature numérique » par rapport à la « littérature papier » ?
Précisons d’abord ce que l’on peut entendre par littérature numérique. Il faut distinguer la littérature numérisée (une littérature qui pourrait être également imprimée) et la littérature numérique (une littérature qui ne peut être reçue et agie que sur un support numérique).
On pourrait tracer les filiations de cette littérature numérique : écriture combinatoire et écriture à contraintes, écriture fragmentaire, écriture sonore et visuelle.
Néanmoins, par rapport à la « littérature papier », on peut distinguer notamment quatre caractéristiques : programmée, temporelle, multimédia, interactive.
Tous ces points sont développés dans un chapitre du Guide TICE pour le professeur de français.
Dans votre intervention au séminaire PNF Lettres de novembre 2012, vous avez souligné combien la littérature numérique a une vertu « heuristique », combien elle permet de s’approprier en les interrogeant des notions que l’on travaille en cours de français : lesquelles ? et en quoi ?
La « valeur heuristique » de la littérature numérique, c’est celle qui permet de faire retour sur certaines notions, mais aussi celle qui donne à voir et ouvre des pistes en matière d’écriture numérique.
La littérature numérique permet ainsi à la fois :
– de revenir sur certaines notions travaillées par ailleurs en cours de français, et de les interroger : le texte, le récit, la figure, l’auteur, l’œuvre, la matérialité, la littérarité…
– mais aussi de pointer ce que peut être un texte numérique, un récit interactif, une figure de manipulation…
Prenons l’exemple du texte. La littérature, ce sont avant tout des mots et des textes. Or les inscriptions sur support numérique, contrairement à celles sur des supports statiques comme le papier, la pellicule ou le vinyle, possèdent des propriétés dynamiques qui transforment profondément les modes de constitution d’une signification à partir de signes. La véritable spécificité du texte numérique tient ainsi sans doute à sa nature dynamique. Celle-ci est exploitée dans les pratiques textuelles des œuvres de littérature numérique.
Mais que faut-il entendre par « dynamique » ?
1- Le texte peut avoir une dynamique spatio-temporelle. Dans les œuvres dites cinétiques, le texte dynamique est en premier lieu un texte en mouvement. Le texte a sa propre temporalité d’affichage et de déplacement, favorisant de nombreux jeux sur la spatialisation des caractères, leur apparition et leur disparition à l’écran.
2- Le texte est dynamique au sens où il peut attendre une action du lecteur en termes de manipulation.
3- Le texte peut également être qualifié de dynamique au sens où il fait l’objet d’une programmation, d’un calcul et d’un affichage en temps réel.
La notion de texte est alors déplacée d’un objet linguistique à un processus techno-polysémiotique.
Le texte numérique apparaît ainsi par certains côtés comme une donation plus qu’un donné, un événement plus qu’un objet. La textualité numérique n’est pas figée : elle est d’une certaine manière immanente à l’acte de lecture.
Travailler sur des créations de littérature numérique permet à la fois de revenir sur la notion de texte et de se demander ce qui serait spécifique à une textualité numérique.
Dans quelle mesure l’introduction du numérique dans les pratiques de lecture ou d’écriture des élèves vous semble-t-elle susceptible d’aider à revitaliser leur rapport à la littérature et à la langue ?
De nouveau, je vais m’appuyer sur le témoignage de deux enseignantes, Christelle Sospedra-Tessier et Sylvie Barrier, avec qui nous avons travaillé :
« En ce qui concerne la littérature, il est à noter tout d’abord que les élèves ne se posent pas a priori la question de la littérarité de l’œuvre numérique. Ainsi, lorsqu’on leur présente des œuvres, on constate un intérêt évidemment lié au support dans un premier temps. La présence de l’image, même si elle projette un texte, attire les élèves. De plus, la littérature numérique mêlant textes, images et sons, a l’attrait de l’objet multimédia.
Cependant, les élèves font spontanément le transfert de leurs propres connaissances sur l’œuvre qui leur est présentée. Ils « ré-investissent » les outils d’analyse déjà appris, pour lire ce nouvel objet littéraire. Ainsi, la notion de poésie par exemple, peut être réactivée par ce support ; à la traditionnelle idée du texte poétique (vers, rimes, figures de style…), les élèves ajoutent la pertinence de l’utilisation de la couleur, des sons et parfois même de l’interactivité.
Se crée donc un « va-et-vient » de connaissances entre littérature et littérature numérique ; l’une réveillant l’appétence des élèves pour l’autre.
Le rapport à la langue est revitalisé, dans une certaine mesure, de la même manière. Toutefois, une différence majeure est à ajouter. En effet, l’outil numérique apporte un élément nouveau, à savoir le correcteur automatique. A ce stade, il faut distinguer plusieurs attitudes selon l’âge des élèves. Pour les élèves de 6° et 5°, l’intérêt pour cet outil est principalement ludique. Pour les élèves de 4° et 3°, il faut ajouter un aspect transgressif manifeste. Dans les deux cas, le professeur de français et les élèves en sortent gagnants puisque le texte produit est meilleur que si les élèves n’utilisaient pas le correcteur automatique. Cet outil est extrêmement intéressant, parce qu’en proposant des solutions à l’élève, ce dernier doit appliquer et activer ses connaissances pour choisir la bonne solution parmi celles qui lui sont proposées. Il est à noter que cette pratique est vraiment utile avec des élèves dyslexiques qui, semblent moins « perdus » face à leurs propres difficultés. »
Concrètement, quelles formes pourrait prendre ce type d’activités en classe (étude d’œuvres numériques ? ateliers d’écriture créative ?…) ?
Il est tout à fait possible de proposer l’analyse de créations de littérature numérique dans le cadre d’une séquence d’analyse d’œuvres. C’est ce que fait notamment Yaël Boublil, dans une séquence intitulée « Impossibilités du souvenir : de Georges Perec à la littérature numérique ».
Il est également pertinent de s’appuyer sur de telles créations dans le cadre d’ateliers d’écriture créative, et plus largement dans le cadre d’un enseignement à l’écriture numérique, comme nous le faisons dans nos modules pédagogiques du projet PRECIP.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le projet PRECIP :
http://precip.fr
Vidéo sur une expérimentation en collège de Picardie :
http://webtv.utc.fr/watch_video.php?v=G4858YD99M9H
Le logiciel libre en ligne Etherpad :
http://etherpad.org/
Présentation du travail autour du souvenir par Yaël Boublil :
http://www.ac-paris.fr/portail/jcms/p1_643461/impossibilites-du-souvenir-d[…]
Echos sur le Café pédagogique :
http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2012/11/22112012Article634891612365574818.aspx
Autour de la littérature numérique :
Bouchardon, S., Saemmer, A. (2012). « Littérature numérique et enseignement du français », Guide TICE pour le professeur de français – identité professionnelle et culture numérique, CNDP-CRDP de l’académie de Paris, 225-248.
http://www.weblettres.net/guidetice/