Si l’arrivée des technologies dans le monde éducatif se traduit principalement par le renforcement des pratiques habituelles, alors l’évaluation en est un magnifique exemple. Entre les questionnaires à choix multiples et les logiciels de gestion de notes… les outils numériques ont d’abord servi à renforcer ces pratiques trop souvent appelées « évaluation » alors qu’elles sont le plus souvent des pratiques de contrôles et de tri. Plus récemment les logiciels anti-plagiat sont venus compléter le cadre de référence des pratiques d’évaluation en y ajoutant le risque du copier illicite. Et pourtant ces pratiques sont en évolutions et les outils qui vont avec aussi. L’exemple des livrets de compétences (LPC pour le socle commun par exemple) illustre une évolution qui vise à modifier les cadres habituels en proposant non plus des notes mais des attestations de compétences. Disons le pour commencer, que ce soit avec les notes ou avec les compétences, la qualité d’une évaluation dépend de celui qui évalue et des critères, plus ou moins explicités, qu’il utilise pour fournir le résultat final. C’est pourquoi le numérique ne transforme pas, autant qu’on le pense, l’évaluation des apprentissages, il en transforme simplement la présentation.
Mais là ou l’évaluation à l’ère du numérique apporte un réel changement c’est dans la possibilité d’accéder à des indicateurs, des preuves, des traces, peu ou pas connues jusqu’à présent. Ainsi un enseignant qui corrige une copie peut-il être tenté de moduler sa note en fonction des souvenirs qu’il a de l’élève. Le numérique permet désormais un suivi du processus autant et même plus que le produit lui-même. Si l’on dépasse l’idée qu’évaluer c’est noter, et que l’on pense qu’évaluer c’est exprimer la valeur d’un travail, d’acquisitions pour aller plus loin, alors le numérique permet des choses inégalées jusqu’à présent. Un exemple sommaire venu du monde marchand illustre les choses. Le data mining qui permet d’analyser le comportement des acheteurs dans une grande surface à partir de l’analyse des passages en caisse est une évaluation quantitative et qualitative des choix faits par les clients. Au delà du seul ticket de caisse (le produit) un ensemble d’informations peuvent être étudiés (le processus, le comportement) à partir du contenu des achats. Si ces informations sont encore davantage contextualisées et précises, il est alors possible d’aller au plus près des comportements de consommation et ainsi d’en tirer des enseignements propices à orienter l’action, ce qui est la définition même de l’évaluation (Stuffelbaum 1985).
Dans le monde scolaire plusieurs outils numériques apparaissent dans le paysage et laissent à penser que l’évaluation traditionnelle est en train de s’enrichir de nouvelles possibilités et perspectives. Le cahier de texte numérique, les environnements numériques de travail, le webclasseur, sont trois types d’application qui font irruption dans le quotidien scolaire et qui permettent de développer l’évaluation, pas seulement des apprentissages, mais plus globalement de ce qui se passe dans un établissement scolaire et ainsi de comprendre mieux les processus en cours. Le cahier de texte numérique permettra d’évaluer les charges de travail des élèves, leur répartition dans le temps, leur progressivité, leur complexité. L’ENT permettra de suivre le travail personnel des élèves en classe et en dehors à l’aide des « logs », des traces enregistrées de l’activité de l’élève. Le webclasseur conservera, tant que l’élève le souhaitera les documents qu’il a trouvés pour construire son projet d’orientation, et les enseignants pourront ainsi évaluer ce travail et, éventuellement le faire évoluer. Mais aussi tous ces instruments permettront aussi d’évaluer la manière dont les enseignants effectuent leurs missions. En d’autres termes autant de traces qui permettent d’en savoir plus qu’avant à condition de savoir ce que l’on en fait…
Car un des problèmes du numérique c’est que les traces qu’il génère peuvent être des sources d’informations pour toute personne pouvant y avoir accès et qui dont peuvent être exploitées de nombreuses manières différentes. Ainsi ce recteur envoyant aux établissements un courrier leur expliquant qu’il avait vu, grâce au logiciel Gibii installé sur les serveurs académiques, que le travail des enseignants était irrégulier pour la validation du B2i. On peut imaginer les commentaires d’un enseignant devant le webclasseur d’un élève, voire même ce qu’il ferait des informations déposées par l’élève pour son propre travail en classe. Si l’instrument permet bien des choses, l’utilisateur lui peut instrumentaliser les logiciels à sa disposition pour toutes sortes d’intentions pas toujours avouées. Derrière cela reste dans l’imaginaire le « Big Brother is watching you » qui fait frémir et dont tout responsable devrait avoir conscience, pour lui même éviter de tomber dans un rêve voyeuriste, pour chacun de nous pour ne pas tomber dans la théorie du complot qui renverse cela en disant que si quelqu’un voit tout de nous, il peut donc aussi nous cacher des choses.
L’intérêt du numérique pour l’évaluation reste avant tout ce que l’on pourrait nommer par analogie « l’évaluation augmentée« . Certes l’informatique a résolu le problème des erreurs de calcul dans les moyennes et les classements. Mais elle n’a pas résolu le problème de ce que chacun peut faire de l’information dont il dispose sur lui-même et sur l’autre. La démarche portfolio illustre bien cette double évaluation. Nombre de blogueurs disent que leur blog c’est un peu leur portfolio, leur livret-trace de vie, de pensée, de réflexion. Ces mêmes blogueurs s’inscrivent bien dans une démarche d’évaluation sociale par les pairs (qui lit, combien ?) mais aussi dans une démarche d’auto-évaluation en se contraignant à expliciter leur propre réflexion et donc à extérioriser leur fonctionnement interne pour ensuite, ou en même temps, le prendre en compte. Car quand on parle d’évaluation on se limite souvent à l’évaluation des autres ou par les autres. Or ce qui émerge beaucoup à l’ère du numérique, mais pas seulement (concomitance ne vaut pas corrélation et encore moins causalité), ce sont les autres formes de l’évaluation, qu’elles soient individuelles (autoévaluation) ou collectives (coévaluation)…. Le monde scolaire commence à s’emparer de ces approches nouvelles, mais contraint par les cadres formels institués (notes, bulletins, examens, concours etc…) il met un temps long à rentrer dans de nouvelles logiques. Celles-ci prennent du temps, et c’est normal, mais on n’a pas vraiment redistribué le contenu du temps scolaire (sauf un peu en primaire et en LP) afin de permettre de nouvelles formes d’évaluation.
Le numérique conserve nos traces. Celles-ci ne se limitent plus au monde scolaire. Autrement dit, avec le numérique, le monde académique a perdu de son exclusivité dans la fonction évaluative des apprentissages. Désormais les outils numériques permettent de générer des traces, d’accompagner des activités, d’échanger et de partager, toutes choses nouvelles qui « encombrent » à coup sûr un paysage scolaire qui n’a pas encore pris à bras le corps cette question.
Bruno Devauchelle