Cher Thomas Goussu,
Votre « Rebond » dans Libération (17 décembre 2012) a sonné le tocsin dans la grande paroisse enseignante dont on n’entend les sirènes dans les médias que pour annoncer le déraillement du train. Triste constat que nous n’avons pas – ou si peu – l’occasion de parler en public de notre métier autrement qu’en termes de plaintes, de combats et d’échecs programmés. Nos sociétés sont contaminées par ces luttes qui ne devraient pas dépasser le microcosme. Car après tout, qu’est qu’un programme infaisable, un sujet de bachotage, une technologie numérique peut concerner le commun des mortels ? A-t-on vu des techniciens d’Arcelor se plaindre de ne pas pouvoir utiliser telle technique pour fabriquer un acier? Si le cuisinier se lamentait de ses fournisseurs comme nous nous regrettons à longueur de tribune le travail bâclé des programmateurs du savoir ? Et si les commerciaux voyaient les erreurs de leur patron portées dans la presse au motif qu’il ait fait perdre des parts de marchés, où irait-on ?
Et pourtant. Tout ce qui se passe à l’école concerne les familles. Nous sommes tous passés à l’école où le comparatisme est si facile et le cahier de doléances scolaires est perpétuellement ouvert au grand large de l’opinion. Comment votre déploration sur le baccalauréat 2013 ne peut pas toucher le ministre-roi qui, en sa grande mansuétude, fera produire une circulaire appelant les correcteurs à ne pas tenir compte des erreurs des élèves sur une question infaisable ? Comme on voit bien d’avance ce que peuvent être les sujets que vous redoutez (« les approches stratégiques des espaces maritimes » et son croquis obligatoire, n’est-ce pas ?) chez un élève de dix-huit ans n’ayant eu que deux (ou quatre) heures de cours là-dessus ! Et de la mansuétude du roi au tableau d’honneur du prochain baccalauréat 2013 dont la cuvée n’aura jamais été aussi bonne, quelle route royale, en effet…
Tout est en place pour ridiculiser l’école pour la session d’examen qui s’annonce. Aujourd’hui, votre marge est faible, sinon nulle. Vous parlez de « service de cours » comme on parlait jadis à Versailles de service de table. Tout cela pour des élèves à nourrir en vue d’une compétition qui mènerait « à l’abattoir ». Mais supposons que vos élèves qui aient entrevu leur sort et ne veulent pas risquer leur tête sur le billot national travaillent, mettent en fiche, fouillent les sites et digèrent les digest pour être à la hauteur du défi. Les plus futés seront loin devant les plus laborieux, l’ordre respecté, l’inégalité sanctionnée, les bons devant, les mauvais derrière. La machine à éliminer aura bien fonctionné. Vous demandez-vous si les sujets ont été moins faits pour éliminer que pour trier les élèves, décrocher ces fichues mentions nécessaires pour confirmer les inscriptions dans les filières d’élite ?
Pourtant, cher Thomas Goussu, n’allez-vous pas vite en besogne lorsque vous demandez que les élèves sachent utiliser les logiciels de cartographie – parce que « crayonner des fonds de carte – serait moins « pertinent » et moins « efficace » ? D’abord, est-ce si sûr ? Allez voir à la Bibliothèque nationale comment les cartographes ont dessiné le monde marin à la Renaissance. Formez-vous des géomaticiens ou des élèves à des connaissances « générales » ? Etes-vous sûrs que les professeurs d’histoire sont formés à la cartographie numérique et aux SIG et la manient aussi bien que vous ?
Vous touchez là un continent que le ministre, tout à sa fureur modernisatrice, est en train d’équiper de bon matériel flambant neuf. Cette politique a l’avantage de donner des indicateurs faciles à manier comme le nombre et le coût des machines, leur diffusion ubiquiste (faux, car les collectivités territoriales ne dotent pas au même niveau), leur illusion techniciste. Mais a-t-on jamais lu un rapport détaillé sur les pratiques des élèves et des enseignants en cartographie dans un lycée « numérique » ?
Même s’il n’est question que de dépenses et de moyens, d’ambitions forcément « nationales » et d’objectifs souhaitables, il est très rarement question des professeurs devant le tapis rouge des bonnes intentions ministérielles. Comment réagiront les professeurs devant du matériel exigeant une forte maintenance, des contenus qui soient meilleurs, des objectifs ambitieux et raisonnables ? Comment résisteront-ils à l’hypothèse d’un sabotage – ou d’un simple délayage – d’une réforme dont ils n’ont jamais vraiment été partie prenante ? Où a eu lieu le débat sur la géographie, la position des universités dans les apprentissages sur la géolocalisation, les globes virtuels, l’enseignement aux distances pour des générations qui devront jongler avec des réalités très variables selon le mode de représentation de ces mêmes distances ?
L’histoire-géo est un des piliers de notre roman national. A ce titre, elle est plus exposée aux regards publics que les mathématiques ou les sciences de la terre. Comment œuvrer à faire en sorte que les pratiques soient mieux connues aux sommets et par l’opinion ? Comment alerter sur les dysfonctionnements sans cesser d’être une force de proposition ? Voilà comment j’ai lu entre les lignes et votre appel au peuple et ce qu’il demande à tous les acteurs de notre « filière » géographique.
Gilles Fumey est professeur de géographie culturelle à l’université Paris-IV (master Alimentation et IUFM). Il est rédacteur en chef de la revue La Géographie. Animateur des Cafés géographiques jusqu’en 2010, il a ouvert avec B. Gruet et P. Rekacewicz un blog sur la géographie dans l’actualité : www.geographica.net/