Viennent de paraître deux enquêtes qui étudient les pratiques des adolescents sur internet : l’une porte sur les usages de Facebook par les collégiens et lycéens ; l’autre analyse le rapport des jeunes à la culture à l’ère du numérique. Les résultats de ces enquêtes s’avèrent particulièrement intéressants et édifiants dans la mesure où ils permettent de confronter le discours dominant et la réalité des pratiques. Ils peuvent ainsi éduquer notre regard sur les élèves en combattant certaines idées reçues. Ils constituent aussi une invitation à faire d’internet à l’école un véritable espace éducatif.
Le Dictionnaire des Idées reçues version 2012
Jeune : individu décérébré, c’est-à-dire illettré (il n’aime pas lire, il ne s’intéresse pas à la culture…) et irresponsable (sur internet, il se met en danger et met en danger autrui).
Réseaux sociaux : lieu de dérives diverses, de vains échanges et de mauvaises rencontres (à filtrer en priorité dans tous les établissements scolaires).
Internet : symbole de l’acculturation moderne, invitant en particulier les élèves au copier-coller, à la passivité et à la stupidité (quel dommage qu’on ne puisse couper le robinet !).
En réalité : les jeunes et les réseaux sociaux
Une première enquête menée en février-mars 2012 par le Clemi de l’académie de Dijon auprès de collégiens et lycéens permet de tirer différents enseignements quant aux usages réels qu’ont les jeunes des réseaux sociaux, de Facebook en particulier. Plusieurs aspects sont analysés : la possession d’un compte, le temps consacré à l’outil, le nombre d’amis, le type d’informations publiées, les intérêts et les dangers …
Il en ressort que nos élèves ont un usage massif du réseau : 65% des collégiens et 70% des lycéens questionnés disposent d’un compte Facebook ; ils y consacrent souvent plusieurs heures par semaine (par exemple : 15% des collégiens y passent plus de 14 heures par semaine, 26% entre 1 heure et 3 heures). L’enquête démontre ainsi une fois de plus combien le réseau social joue un rôle essentiel chez les adolescents, qui goûtent le sentiment d’appartenance à un groupe, qui utilisent internet pour construire une image d’eux-mêmes en la projetant, le réseau aidant ainsi à la structuration d’une identité en devenir. On remarque d’ailleurs que l’usage intensif de Facebook n’exclut pas d’autres territoires numériques : 78% des collégiens ont aussi recours à MSN, 18% déclarent avoir un compte Twitter, 23% un blog et 10% plusieurs.
Il en ressort aussi que sur le réseau les adolescents se montrent volontiers « partageurs » : 28 % des collégiens publient des photographies et 22% des vidéos extraites d’autres sites, 18% reconnaissant ne pas demander d’autorisation de publication de la part des personnes filmées ou photographiées. Le réseau social est un lieu essentiel de diffusion et de circulation d’objets « culturels », de liens, d’informations diverses. C’est aussi l’espace où se forge l’impression que sur le net tout est à tous, que la culture moderne est celle de la gratuité et de l’échange.
Il en ressort enfin que les adolescents se montrent plutôt prudents et lucides. La grande majorité d’entre eux ont paramétré leurs comptes pour assurer la confidentialité de leurs données personnelles : 74% des collégiens et 90% des lycéens l’ont fait, pas tous donc … Les plus gros dangers restent à leurs yeux la divulgation de la vie privée (76%), l’usurpation d’identité (64%), les publications d’images et/ou de vidéos compromettantes (66%). Il y a bien chez la plupart une claire conscience des risques, un usage réfléchi du réseau.
La conclusion de l’étude est éloquente : elle constate « des progrès dans l’utilisation légale, citoyenne et responsable de Facebook en lycée par rapport au collège ». Ces progrès s’expliquent non seulement par la maturation des adolescents, mais aussi par une meilleure éducation aux médias distillée par les structures officielles, les associations, les enseignants, les personnels de vie scolaire et de direction, le Clemi lui-même. C’est dire la nécessité de cette éducation aux bons usages des réseaux sociaux ; c’est dire aussi combien, pour que cette éducation puisse avoir lieu, ils doivent trouver leur place à l’intérieur même de l’école…
En réalité : les jeunes et la culture
Une seconde enquête, menée dans le cadre du Forum d’Avignon 2012, a tenté d’évaluer la manière dont les jeunes générations utilisent les technologies numériques pour créer, s’approprier, partager et transmettre les contenus culturels. Plusieurs centaines de jeunes ont été sondées au niveau national (Région parisienne, Nord- Est, Nord- Ouest, Sud-Est, Sud-Ouest) et international (Allemagne, Etats-Unis, Inde, Corée du Sud).
Il en ressort qu’internet est bien devenu pour eux une voie d’accès essentielle à la culture, comme un prolongement du bouche-à-oreille : 87% déclarent utiliser Internet pour découvrir de nouveaux objets culturels, 83% ont plus particulièrement recours aux réseaux sociaux pour stimuler et nourrir leur curiosité, des plug-ins comme les commandes « like » ou « j’aime » constituent même pour 77% une voie d’accès er de partage. Le contenu culturel le plus populaire est la musique pour 94% des jeunes interrogés, la vidéo et les films pour 92% et les photos et images pour 91%.
Cette seconde enquête confirme combien la culture à l’ère numérique cesse d’appartenir à quelques-uns, aux spécialistes en la matière, mais aussi sans doute aux auteurs eux-mêmes. Les jeunes considèrent à 94% que sur Internet tout contenu culturel devrait être facilement accessible et pour 82% d’entre eux que ces contenus devraient être consultables gratuitement. Ils s’affirment sensibles à la question du respect des droits d’auteur : une majorité (60%) affirme être satisfaite des systèmes actuels de gestion des droits ; plus de 70% se sentent concernés (positivement ou négativement) par cette problématique. Les aspirations en la matière (exhaustivité, facilité et gratuité des biens culturels) paraissent cependant contradictoires…
Enfin, l’enquête démontre combien internet n’est pas pour les jeunes un simple lieu de consommation, mais bien un espace de création à part entière. Environ 85% d’entre eux déclarent utiliser des applications qui permettent de créer des photos ; plus de 58%, des applications qui permettent de créer des vidéos ; près de 53%, de la musique et plus de 40%, des livres. Cette intense activité est productive pour beaucoup : près de 59% des jeunes déclarent créer eux-mêmes des images et des photos ; plus de 37%, des films et des vidéos ; près de 37%, de la musique ; plus de 30% des jeux et près de 30% des livres ! La culture, sur internet, cesse d’être un simple objet qu’on consommerait passivement : elle devient une pratique régulière. C’est dire combien le web favorise la créativité des adolescents et combien l’école aurait tout à gagner à s’inspirer de ce nouveau rapport au savoir et au monde qui en train de s’inventer.
La conclusion de l’étude est aussi stimulante. Elle souligne en particulier que les pratiques numériques des jeunes sont susceptibles de bouleverser la géographie culturelle du monde : « des applications numériques adoptées à grande échelle par les jeunes favorisent le partage et la création de contenus dans des proportions qui pourraient à terme modifier de manière conséquente la volumétrie et la répartition des classes créatives entre les principaux continents ».
Et les adultes ?
« Ados : zéro de lecture ? », titrait récemment Le Monde des Livres, véhiculant une fois de plus les stéréotypes de la doxa déclinologiste. En réalité, pour peu qu’on accepte de ne plus confondre la lecture et le livre, l’acte et l’objet, on découvre avec bonheur combien les adolescents, grâce à internet en général, et même grâce aux réseaux sociaux, lisent plus que jamais : Twitter, rappelle volontiers Pierre Ménard, est un livre, un livre en perpétuelle actualisation, un livre dont on serait à la fois le lecteur et l’auteur. Dès lors encore, pour peu qu’on accepte d’envisager le web tel qu’il est, c’est-à-dire comme une invitation, saisie par beaucoup d’adolescents, à échanger et à créer, à se cultiver et à se construire, alors on peut les y accompagner pour encore mieux les former. La leçon de ces enquêtes, c’est bien qu’internet a plus que jamais sa place à l’école, en tant qu’objet d’éducation et en tant que support d’activités pédagogiques.
Jean-Michel Le Baut