En 1992 (BO n°8 du 20 février 1992) dans la charte nationale des programmes est écrit au point 2.2.4 : « L’introduction des technologies modernes modifie profondément la façon d’aborder certains contenus et certaines pratiques. Le programme prend en compte les modification nécessaires et intègre ces technologies modernes (audiovisuel, informatique) ». Un peu plus loin, dans le même document, il est aussi conseillé d’utiliser les technologies dites modernes pour facilité la mise en activité des élèves. On le sait, depuis ces recommandations, les programmes ont très progressivement été dans ce sens. Pendant plusieurs années, le corps même des programmes a été peu marqué par les technologies, alors que, dans leur préambule, des allusions y étaient beaucoup plus fréquentes, exprimées en termes d’outils d’information favorisant les approches pédagogiques.
Si les disciplines des sciences exactes et de technologie ont été plus rapidement introductrices de ces technologies et en particulier de l’informatique, les autres disciplines ont eu beaucoup plus de difficulté à situer la place prise par le numérique dans leurs programmes. Nous mettrons bien évidemment ici à part les programmes professionnels et techniques des filières de ces domaines. En effet aux antipodes des autres enseignements, les enseignements professionnels et techniques ont parfaitement mis en place le numérique au coeur de leurs enseignement et ce dès le démarrage de « l’envahissement » de l’informatique dans la société. De fait c’est dans le monde professionnel tertiaire et industriel que le numérique a fait son irruption comme technique modifiant la nature du travail et donc les enseignements nécessaires pour y accéder. Les mécaniciens se souviennent tous de l’arrivée des tours à commande numérique et du changement radical que cela a introduit dans les ateliers d’enseignement. Les plus jeunes se sont emparés de cette évolution avec entrain et même plaisir, y voyant un renouveau réel de métiers qui avaient parfois une image de marque un peu désuète et qui, du fait, devenaient à la pointe des évolutions techniques et technologiques.
Mais alors ce fossé entre les disciplines marque-t-il l’existence de deux mondes que la relation au numérique rendrait plus distant l’un de l’autre ? Pas exactement, et à regarder ce qui est en train de se passer en ce moment même, il y a simplement une question de temporalité. L’enseignement technique et professionnel, pris dans l’urgence de l’insertion professionnelle devait répondre rapidement à une nouvelle réalité, tandis que les autres filières de formation ont pu longtemps laisser croire que ce numérique n’était pas de leur ressort. Tandis que le Conseil National des Programmes avait bien compris dès 1992 que cette évolution était déjà présente, il aura fallu 10 années au minimum pour que les choses commencent à évoluer. Les tenants d’un enseignement de l’informatique, en tentant de s’opposer, en vain, à l’approche par les usages, ont pesé dans la balance en laissant penser qu’il n’y avait pas lieu de laisser place au numérique au coeur des programmes et donc dans l’enseignement. Le relatif échec du B2i tient d’ailleurs à cette très grande difficulté à trouver une place au numérique dans l’ensemble des disciplines d’enseignement de l’école et du collège.
En fait à coté d’un enseignement des fondamentaux du numérique, à coté d’une approche par les usages, il fallait qu’il y ait un travail de fond sur les savoirs enseignés et sur la perception de ce qu’ils doivent désormais au numérique. Cela a été fait en mathématiques, en physique, en sciences de la vie et de la terre, sans difficulté. Une énigme a été celle de l’enseignement de la technologie dont les débats ont eu beaucoup de mal à situer le numérique tant l’objet était fuyant, semble-t-il. Mais d’autres problèmes liés au sens même de l’enseignement de cette discipline ont influé sur des non-choix dans le domaine. Pour les disciplines littéraires et les humanités, ont s’aperçoit que le numérique prend progressivement une place, mais que nombre d’enseignants sont en questionnement, oscillant entre un investissement massif et une rejet parfois épidermique. Ainsi peut-on dire que si nombre de ces pratiques disciplinaires, prolongeant des recommandations plus ou moins précises des concepteurs des programmes, ont intégré le numérique c’est davantage par des choix personnels que par des injonctions ou des recommandations fortes ou ressenties comme telles….
Il y a une discipline que l’on peut qualifier de « sans programme officiel » qui n’est pas en reste, loin de là sur ces questions numériques : c’est la documentation. En effet les enseignants documentalistes sont parmi les enseignants les plus directement concernés par cette évolution du numérique et ce sont parmi les premiers à avoirs « informatisé » une partie de leur activité. Mais leur position transversale aux autres disciplines ne leur a pas facilité la tâche, de même que les débats sur les usages. En effet, c’est au CDI, le plus souvent, que les usages numériques des élèves se sont le plus souvent exprimés de façon évidente, brutale parfois. Mais la difficulté à situer la documentation comme un pôle d’apprentissage développant des compétences comme les autres disciplines mais d’une manière complètement différente n’a pas encore été reconnu, ni par les autorités qui peinent à en re-définir les contours de l’activité ni par les autres disciplines, ni mêmes parfois par les professionnels eux-mêmes.
On le conçoit donc aisément désormais, le numérique a envahit, parfois à corps défendant, l’ensemble des disciplines. Mais de nombreux obstacles se dressent encore face aux bonnes volontés. D’une part l’organisation scolaire, d’autre part la lourdeur des programmes, et d’autre part encore la culture des enseignants eux-mêmes sont des éléments qui méritent d’être analysés (en système probablement) afin de faire en sorte qu’ils facilitent les choix des enseignants au lieu de parfois les limiter. Il faut parler aussi ici de l’école primaire qui confrontée à des débats sur les apprentissages fondamentaux ne doit pas être oubliée. En effet quelle place prend le numérique dans l’accès aux apprentissages fondamentaux ? La culture du numériques chez des enfants, de plus en plus jeunes, n’a de cesse de poser la question beaucoup plus fondamentale : comment l’usage du numérique pourra-t-il éviter que ne se creuse un nouveau fossé entre ceux qui y accèdent en dehors de l’école mais de manière bien différente les uns des autres. Il y a peu encore, l’écart était représenté par le lire et l’écrire papier à la maison, désormais l’écart qui se construit semble se prolonger dans le lire et l’écrire désormais modifié, amplifié par le numérique (écran, multimodalité, réseau). Accéder au numérique comme au livre à la maison ne garantit pas qu’il soit une base de développement personnel, c’est pour cela que l’école a été rendue obligatoire (pour le livre) et pourrait le rester encore longtemps (pour le numérique). Car disposer de l’accès direct aux savoirs ne garantit pas le développement des connaissances si une médiation appropriée n’est pas mise en place. La première médiation est celle qui concerne les contenus même des enseignements qui désormais sont eux-aussi marqués par les outils numériques…. Encore faut-il que chacun en ait conscience, ou connaissance, et que l’impulsion institutionnelle aille dans le même sens… ce qui est parfois loin d’être le cas comme l’ont montré certaines évolutions des programmes des dernières années… laissant finalement peu apparaître la mise en oeuvre de la recommandation de 1992.
Bruno Devauchelle