La tradition scolaire a institué le travail individuel comme modalité principale du métier d’élève. Il y a déjà bien longtemps que l’exclusivité de cette forme a été contestée par les praticiens de l’éducation. C’est pourquoi on dispose d’un grand nombre de travaux sur le travail en groupe des élèves (dont les travaux de Philippe Meirieu autour de sa thèse). L’arrivée de l’ordinateur « individuel » a rafraichi la mémoire de cette individualisation de l’apprentissage et on envisageait encore difficilement un travail de groupe avec ordinateur il y a peu. La représentation dominante a longtemps été basée sur un ordinateur pour un élève. L’arrivée des réseaux sociaux numériques, mais plus généralement des espaces collaboratifs en ligne, a semble-t-il renouvelé le questionnement. Si le terminal numérique devient de plus en plus un « objet personnel »; il semble contradictoire d’en envisager un usage en collaboration. Et pourtant de nombreuses pratiques, anciennes ou plus récentes montrent que le numérique peut très bien encourager, accompagner le travail en groupe, mais à condition que la pédagogie retenue par l’enseignant soit d’abord fondée sur la collaboration entre les élèves comme facteur d’apprentissage. Derrière l’évidence pédagogique de cette proposition (on rappellera les travaux de Vygotsky, Wenger, et plus récemment ceux sur les communautés d’apprenant…) il y a le fait que dans les classes le travail de groupe a beaucoup de mal à se développer alors que sur le numérique, la collaboration est presque une norme de la vie des adolescents, des humains, en particulier depuis le numérique.
Du coup le développement des projets autour des réseaux sociaux numériques ressemble à s’y méprendre aux tentatives de développer le travail de groupe antérieur. Même la correspondance scolaire, relayée par les défis internet ou par les échanges entre classe désormais appuyés par les espaces collaboratifs voire même les visioconférences, sont des pratiques de groupe, ou au moins collectives, désormais instrumentées. Mais comment se fait-il que ces pratiques si habituelles dans la sphère amicale sont si peu développées dans les modèles de classe. On objectera que souvent les enseignants le font par eux mêmes et qu’on ne le voit pas. Il suffit pourtant de regarder l’organisation géographique des salles de classe pour se rendre compte qu’elles sont plutôt organisées pour le travail individuel que pour le travail de groupe. Il y a des exceptions en particulier dans l’enseignement technique, des techniques et professionnel pour lesquels l’analogie avec les situations professionnels a amené à ce travail de groupe. Et il y a aussi les « occasions », les « essais », les « audaces », que certains s’autorisent en classe, avec les groupe classe. Car c’est surtout comme cela que le travail de groupe se développe. Quelques échecs cuisants, ou encore quelques remarques désobligeantes de collègues sur le niveau sonore introduit par de telles pratiques ou encore l’apparent désordre de ce type d’activité ont souvent fait reculé certains.
On peut donc dire que le travail de groupe n’est pas révolutionné ni facilité par le numérique tant que l’on reste au sein de l’espace classe. Plusieurs cas ont pourtant montré qu’il y avait la possibilité de détourner certaines habitudes. Ainsi certains enseignants ne possédant que peu de matériel informatique, ont choisi de faire travailler leurs élèves en groupe autour de l’ordinateur, celui-ci servant alors de pilote, de directeur du travail du groupe. Le numérique n’est ici utilisé que pour sa capacité à donner des ordres, à mettre en place des situations et les illustrer, à réaliser des traces d’une production. Autant de manières de faire qui accompagnent les pédagogiques de projet, de problématisation, d’investigation etc… En fait dans ces situations, le numérique facilite la tâche du pédagogue en le déchargeant des tâches logistiques pour lui permettre de se consacrer aux tâches d’apprentissage et d’accompagnement. La contrainte technique est d’abord celle de la lisibilité de l’écran, qui doit pouvoir être vu par le groupe. Ensuite la contrainte du maniement de l’ordinateur implique qu’un seul élève puisse utiliser l’ordinateur.
Et pourtant le travail de groupe semble être une solution particulièrement efficace pour mettre les élèves en activité. Est-il possible d’imaginer de transférer des compétences sociales dans le domaine scolaire ? Autrement dit, pourrait-on mettre à profit la capacité à partager, à communiquer à échanger, que l’on peut observer dans les conduites habituelles, en les intégrant dans les dynamiques d’apprentissage. Mais cela signifie-t-il les scolariser ? Les jeunes déclarent souvent refuser ce mélange des genres, lorsqu’il émane de l’institution. Et pourtant ce sont parfois les même qui mettent à profit leurs pratiques des réseaux sociaux pour mener un travail en groupe demandé par un enseignant. Ce qui est intéressant c’est qu’il y a un refus de l’injonction à utiliser des instruments de la vie quotidienne dans le contexte académique. Dans la suite, on s’aperçoit que le choix des instruments doit relever de ceux qui l’utilisent et pas de ceux qui donnent la consigne de travail en groupe. En d’autres termes, travailler en groupe oui, mais avec les instruments numériques choisis par les membres du groupe, serait la base d’une réflexion à développer et à étudier. Ceci constitue une hypothèse qui mériterait d’être approfondie, travaillée.
Le travail de groupe est une bonne illustration de ce que le numérique fait à l’école ou plutôt de ce qu’il ne fait pas. Lorsqu’au début des années 2000 on a remis à l’honneur le travail collectif et collaboratif sur les plateformes d’apprentissage en ligne, c’est parce qu’on avait compris l’effet négatif de l’isolement dans l’apprentissage, fut-il à distance. Il faut dire que les stéréotypes sur le sujet étaient nombreux et que l’histoire de la formation à distance avait laissé des traces. L’ordinateur individuel avait renforcé l’image solitaire de la relation à la machine. Les réseaux et la collaboration en ligne ont permis d’imaginer d’autres manières de faire. En réalité dans la classe, en présence comme à distance, les outils ne se transforment pas en instrument par magie. Forums, wiki, bureautique collaborative en ligne et autres dispositifs collaboratifs ne sont rien sans une pédagogie préexistante, c’est à dire une problématisation en termes d’apprentissage, de contenus et de finalités de ce processus.
Quand sont apparus les TBI (Tableaux Blancs dits Interactifs), on a laissé croire à du travail de groupe. Or il n’en a rien été et les usages véritablement collaboratifs n’ont pas été le fait de l’outil, mais bien des choix de l’enseignant. Et pourtant nombre de vendeurs ont su en faire un argument, largement accepté par des clients peu informés, voire naïfs. En fait le TBI (qu’il faudrait appeler plutôt TBN, N pour numérique) a recentré le groupe classe sur l’enseignant et pas sur le travail de groupe. Les boitiers de vote proposés depuis quelques années pour compléter le TBN n’ont pas davantage induits de travail de groupe. Il est probable que les applications qui permettent de partager un écran entre plusieurs personnes ayant chacune un terminal (tablette, ordinateur, smartphone) seront parées des atours du travail de groupe. Mais là encore il ne faut pas inverser la question pédagogique fondamentale que se pose chaque enseignant : comment instrumenter mes choix pédagogiques de manière pertinente ? Malheureusement il faut bien constater que pris par des contraintes multiples, nombre de professionnel ont préféré ne pas choisir, ne pas construire, mais plutôt suivre des pratiques communes, au rythme des injonctions externes. Malheureusement cette attitude, pour être renversée suppose bien davantage une redéfinition du métier, mais aussi de ce que l’on veut développer dans nos sociétés devenus trop individualistes, dans la proposition qu’elle font aux jeunes, pourtant plus avide de collectif et d’engagement qu’on ne le pense… trop souvent…
Bruno Devauchelle