Mardi 20 novembre; le Séminaire PNF a déroulé sa deuxième journée de réflexion sur le thème des arts numériques et de l’écriture web : comment en particulier s’invente sur les écrans la littérature d’aujourd’hui ? Autant dire que la journée passée à la Bibliothèque nationale de France fut celle d’une rencontre, exceptionnelle : l’occasion de découvrir des œuvres singulières, des auteurs encore trop peu visibles, des problématiques à peine explorées, notamment dans l’Éducation nationale. Autant dire aussi que la journée fut celle d’une révélation, magique : contrairement aux a priori qui la placent du côté de la dématérialisation, la littérature numérique est on ne peut plus physique et sensorielle. Quand retentit la voix de François Bon ou qu’Alexandra Saemmer fait danser les mots sur l’écran, on espère que chaque élève aura la chance de vivre lui aussi, en classe, la littérature comme performance.
Matinée
Henri de Rohan, inspecteur général, ouvre la matinée en rappelant qu’on a tendance à confondre en classe le fait de montrer des images et le fait de montrer des œuvres d’art : en réalité, celles-ci sont filtrées numériquement, ce qui peut induire d’étonnantes distorsions. Le numérique se propose aussi aujourd’hui comme objet de représentation. L’artiste a toujours rêvé d’un outil comme le numérique : qu’on se souvienne des rêves de Rousselot sur les machines à bruit au 19ème siècle ! Ces rêves ne sont pas aujourd’hui réservés à Steve Reich : des expériences menées en collège montrent combien le numérique facilite des démarches semblables dans lesquelles les élèves peuvent apporter des matériaux et participer à la construction formelle de la composition. Le numérique renouvelle aussi la technique de peintres, ce dont témoigne l’évolution du travail de David Hockney qui, en adoptant de nouvelles techniques, a transformé son regard sur le monde.
Il revient à Alexandra Saemmer de répondre à la question : qu’est-ce que la littérature numérique ? Elle rappelle que si nombreux sont ceux qui reprochent à l’écran sa froideur, c’est peut-être qu’ils attendent du numérique autre chose que de la littérature : il reste le plus souvent associé à des pratiques de loisirs (« « Je vais jouer sur ordinateur ») ou utilisé comme instrument de connaissance explicite (« Je vais vérifier sur internet »). Quelle place alors pour une littérature nativement numérique ? pour des formes d’écriture qui questionnent et expérimentent de l’intérieur les possibilités de l’outil ? On sait la place importance des générateurs de textes, qui, influencés par l’OuLiPo, avec des dispositifs proches des « Cent mille milliards de poèmes » de Raymond Queneau, posent évidemment la question de l’auteur
En fait, la littérature générative montre en creux ce qui dans la littérature n’est pas automatisable. De surcroît, la littérature numérique résiste à l’idée que le texte n’est qu’un texte, le medium y devient le message, le texte y est une matière à regarder et manipuler, comme si nous étions entrés dans une époque post-alphabétique, ce qu’illustrent des œuvres de David Jhave Johnston. « On a même de la littérature en couleurs ! » ajoute Nicolas Taffin. La littérature numérique résiste aussi à l’idée qu’un récit doit raconter en mettant de l’ordre dans le chaos et se rapproche alors du «Nouveau Roman». Certaines œuvres viennent même sensibiliser aux dérives de la lecture numérique, par exemple le clic frénétique sur l’hyperlien. Elles questionnent nos habitudes, nos réflexes et nos espoirs, le jeu texte/image ouvre à l’interprétation : autant de raisons d’accueillir ces expérimentations dans nos classes.
Bertrand Gervais, qui dirige le laboratoire NT2, interroge les possibilités créatives du numérique. Il présente le site « nt2.uquam.ca » qui explore les « nouvelles technologies nouvelles textualités », constitue un laboratoire de recherches permettant d’accéder à plus de 3 500 fiches sur des « œuvres hypermédiatiques » . Il faut, selon lui, apprendre à les manipuler et les interpréter, ce qui suppose l’acquisition d’un vocabulaire adapté. Une application (« Entre la page et l’écran ») permettra aussi bientôt de mieux connaître une douzaine d’auteurs numériques expérimentant des formes multiples. La revue « bleuOrange » permet aussi d’accéder à des œuvres innovantes et fascinantes, par exemple « Name Dropping » de Maxime Galand qui invite le lecteur à composer sa musique à partir de noms d’auteurs, « Gares » de Sébastien Cliche, qui permet d’explorer un réseau ferroviaire selon un parcours imaginaire, « Bruits confits » de Valerie Cordy, qui joue sur les codes QR pour faire apparaître textes et images. Autant de propositions d’écriture que Bertrand Gervais estime transférables en classe.
Nicolas Taffin, concepteur graphique et éditeur, président des Rencontres internationales de Lure, se demande si la dématérialisation instaure une nouvelle réalité textuelle. Le numérique est en fait beaucoup plus matériel qu’on ne veut le dire (qu’il passe par le hardware, le software les data centers …) et le livre n’est pas si matériel qu’on le croie (Hugo dans le chapitre de Notre-Dame de Paris « Ceci tuera cela », opposait ainsi la civilisation naissante du livre à celle, disparue, de la pierre). D’ailleurs, le livre lui-même n’est qu’une copie : si je le détruis, j’en trouverai un autre. Bertand Gervais ajoute que le fantasme de la dématerialisation relève d’un imaginaire de la fin, ce qui explique les inquiétudes de certains.
Il revient à Serge Bouchardon, écrivain numérique, enseignant-chercheur à l’université de Compiègne, coauteur du « Guide Tice pour le professeur de français » élaboré par l’association Weblettres, de se demander pourquoi et comment enseigner la lecture numérique. Cet apprentissage a d’abord selon lui une dimension heuristique : il doit permettre de s’approprier des notions. De saisir par exemple comment la notion de texte se renouvelle : pour percevoir combien il devient un événement plus qu’un objet, il n’est qu’à parcourir le poème le plus contemporain que l’on puisse lire, à savoir le poème numérique de Julien d’Abrigeon « Proposition de voyage temporel dans l’infinité d’un instant 2.0 », ou encore une œuvre sans mots, un corps métaphorique composé en continu d’images web, à savoir « My Google Body » de Gérard Dalmon. La littérature numérique interroge de la même façon la notion de récit : le « non-roman » de Lucie de Boutiny soulève la question de la clôture en faisant du dénouement une invitation à reprendre le parcours, en réalité le livre est achevé quand le lecteur considère avoir fait le tour du récit. Quand d’un clic on peut envoyer un mail à un personnage, c’est aussi que se déplacent les frontières entre personnage et narrataire, entre fiction et réel. La notion de figure est encore à reconsidérer : dans son œuvre « Ne me touchez pas », Annie Abrahams offre en ligne un récit vocal (un rêve fait à l’adolescence), permet au lecteur de passer la souris sur l’image pour interrompre le récit (qui en réalité recommence depuis le début), nous invite ainsi à réfléchir sur notre attitude face au corps féminin ; ainsi se mettent en place de nouvelles tropes, des figures de manipulation qui prennent en compte le geste du lecteur. Travailler avec des élèves sur la littérature numérique, c’est de plus les sensibiliser à la culture informationnelle : dans « Google Adwords Happening », Christophe Bruno met poétiquement en question le grand marché des mots qu’est devenue la toile. Des expériences menées en classe, comme celles du PRECIP, doivent permettre d’explorer en acte ce qu’est l’écriture et saisir combien dans l’interactivité le geste construit le sens.
La table ronde est suivie de performances de Serge Bouchardon, Cécile Portier, Luc Dall’Armellina, qui abolissent les frontières entre les genres et les arts, qui montrent combien la lecture redevient ici geste et action. Alexandra Saemmer, par exemple, évoque numériquement la « marche de la mort » qui frappa les Allemands des Sudètes en 1946 et qui toucha sa famille : un Prezi dynamiquement mallarméen qui a le pouvoir de transformer soudain la Bnf en « salle obscure » de la mémoire. Il faut avoir écouté le silence des lecteurs-spectateurs-auditeurs de cette performance pour saisir combien la littérature numérique, qui engage aussi le corps et la voix, peut créer l’attention, la fascination, l’émotion
Après-midi
L’après-midi, animé par Xavier de la Porte, journaliste, voit la scène de la Bnf soudain occupée par un « hypertexte en chair et en os » : dix écrivains numériques, qui vont eux aussi donner à voir et à entendre leurs pratiques de la littérature. Le dispositif adopté est celui du Pecha Kucha, un dispositif à contrainte et donc créatif : chacun présente un diaporama comprenant 20 diapositives dont chacune doit défiler en 20 secondes. Entre les auteurs web présents, pour beaucoup issus de la constellation publie.net, il n’ y a pas que des liens numériques, précise Cécile Portier, qui dans son introduction cite Maryse Hache : « j’écris côte à côte » , « il y a bien de vos corps dans les textes ». Pierre Ménard, Arnaud Maïsetti, Christine Jeanney, Guillaume Vissac, Juliette Mezenc d’une part, Jacques Fuentealba, Jean-Dwaniel Magnin, Anne Savelli, Sarah Maud Beauchesne, Joachim Séné d’autre part, mettent en œuvre ce tournoiement de mots et d’images : l’écriture sérielle, avec l’anaphore comme machine à produire du texte, est dominante ; elle instaure rythmes, pulsations, scansions, tensions entre le chaos et l’ordre, « va-et-vient entre le dehors et le dedans » (Anne Savelli), entre les mots qui apprennent à regarder le monde et les images qui apprennent de nouveaux usages des mots ; elle donne à comprendre combien « tous les livres les vais sont des organismes vivants » (Juliette Mezenc ), à arpenter la ville avec Pierre Ménard ou avoir comme Guillaume Vissac « les larmes aux pixels de (s)es yeux ».
L’écrivain et éditeur François Bon, tant attendu, ne déçoit pas. Comme dans son essai éclairant et stimulant, « Après le livre », il invite à saisir la littérature, définie comme « langage mis en réflexion », dans son devenir, dans ses différents processus de publication et de création. S’il y a eu peu de mutations essentielles, chacune de ces mutations a été « totale et irréversible » : tablette d’argile, rouleau, codex, apparition de codes logographiques comme les espace entre les mots, imprimerie (celle d’Aldo Manuzio qui « défend l’idée qu’à partir de 1000 exemplaires on peut brûler l’auteur, l’écrit continuera de circuler »), développement de nouveaux usages sociaux et formes littéraires… Selon François Bon, il faut ainsi, y compris en classe, «s’obliger à considérer beaucoup plus l’histoire des textes comme liée à celles de leur support et de leur contexte de reproduction et circulation, et baser un peu plus l’histoire du livre et de l’écrit sur ses phases de transition que sur ses phases de stabilité ». C’est la première fois, remarque-t-il, « que nous accueillons des bacheliers qui n’ont jamais connu le monde sans Internet à la maison » ; un fait à prendre en compte, y compris dans les usages privés sur lesquels « s’appuyer pour scruter le rapport ancestral de comment la langue rapporte le monde, et ce faisant nous exprime nous-mêmes, nous reconduit dans une communauté qui n’existe pas sans ce qui la nomme. » Il convient de surcroit de considérer l’enjeu dans toute son ampleur : il y a « bascule numérique de notre usage du monde ». Dès lors aussi, c’est le corpus des œuvres étudiées qui est à repenser pour accueillir les modes littéraires de surgissement : non plus le Dormeur du Val mais les Illuminations, non plus Bel Ami mais l’écriture de fiction quotidienne que Maupassant envoie aux journaux, non plus le Goncourt des lycéens et les concours de nouvelles, mais Espèces d’Espaces de Georges Perec et le Pèse-Nerfs d’Antonin Artaud. François Bon ose la provocation, en invitant à une décision selon lui nécessaire si l’on veut ne pas passer à côté de la mutation en cours, qui « n’est pas encore à son plein effet sismique » , si l’on veut ne pas passer à côté même de la poésie qui selon René Char est « un geste du coude » : « s’il faut tuer le bac français au passage, je vous en prie, faites. » Il déplore en effet que l’Education nationale se soit détournée de questions vitales : « celles liées à la pratique de l’écriture, appelez ça écriture créative, appelez ça atelier d’écriture, pour moi la question de la transmission, comme celle de la maîtrise de la langue, a toujours été indissociable d’une reconnaissance de la pratique, et nous nous heurtons toujours ici au déni le plus brutal. » L’invitation est lancée : non seulement acheter tablettes et liseuses à Noël, mais prendre en compte ce qui « recompose la totalité complexe des usages de l’écrit, de l’appropriation et de la représentation du monde, dans les usages privés et sociaux, dans l’organisation et la circulation de ses ressources, dans la constitution symbolique de ses valeurs et de son patrimoine. »
Une ultime table ronde permet de prolonger les réflexions et les échanges. Gilles Bonnet, maître de conférences à l’université de Lyon 3, rappelle la proximité renforcée entre l’auteur et le lecteur, confondus dans la figure de ce qu’il appelle « l’écranvain » : cette élévation de la dignité du lecteur (même si à sauter de lien en lien, il ressemble parfois à Tarzan !) suscite d’ailleurs le mépris de certains qui la considèrent comme une manifestation de la culture de masse ; se pose aussi désormais la question du « lieu d’être » de l’écrivain. Il invite à faire réfléchir l’élève à ce qui se passe entre le texte et l’image comme dans les « photofictions » de Christine Jeanney. Lionel Maurel, juriste, souligne l’hiatus entre les pratiques et la loi : nos élèves sont dans une culture de la transgression du droit d’auteur, tel qu’il est actuellement fixé ; le caractère collectif des productions web, le goût du remix, du mash-up, des fan-fictions compliquent encore le problème ; dans cette société qualifiée d’« oeuvrière », la solution, politique, ne peut être que dans l’avènement d’une culture du partage. Olivier Ertzscheid, maître de conférences à l’université de Nantes, plaide pour qu’on enseigne aux élèves, plutôt que les TICE, les « nouvelles technologies de l’attention et de la distraction », ce qui suppose à la fois de les immerger et de les accompagner (« c’est pour cela que je suis ami avec tous mes étudiants sur Facebook »). Pierre Ménard veut faire de la créativité un mode essentiel d’appropriation de ces outils nouveaux tandis que Serge Bouchardon souhaiterait que les élèves deviennent des lettrés du numérique : la question de la pédagogie, redevenue centrale, sera au cœur des analyses de la troisième journée du PNF.
Jean-Michel Le Baut
A suivre