Dans le microcosme qu’est un établissement scolaire, la hiérarchisation de l’espace est un bel exercice de géographie pour les élèves.
On commencera par la porte du collège ou du lycée : à chaque époque et chacun son style qui exprime les valeurs d’alors. Lourde porte monumentale dans les centres-villes, avec inscription républicaine gravée dans le calcaire ou le granit, dans laquelle est ouverte une chicane imposant de lever le pied pour passer dans un autre monde ; barrière coulissante des bâtiments récents, ressemblant plus à l’accès d’une entreprise de la Silicon Valley. Dans le premier cas, on est dans la tradition ancienne que les Babyloniens avaient portée au sommet jusque dans l’étymologie : bāb-ilāni, la porte des dieux, préfixe qu’on retrouve en arabe (bab, la porte). La porte est un sas pour trier la population qui entre et impressionner ceux qui franchissent les murailles, comme le font les féodaux en leurs châteaux. Les bâtisseurs des cathédrales font de même en poussant les fidèles à craindre ou espérer le Jugement dernier. La barrière métallique est une autre limite qu’on peut comparer au mur qui sépare les Etats-Unis du Mexique : caméras, gardien, etc. Pas de symbolique ici, juste la police, le regard, la peur.
Le cœur de l’établissement est les cours où la population se rassemble et se défoule dans des pulsations régulières de temps. Celles des collèges sont bruyantes, souvent violentes avec des îlots de paix sur les périphéries comme nos « paradis » insulaires pour les solitaires ; celles des lycées sont plus reposantes, avec des petites grappes d’individus dans les coins ou au pied des arbres. L’ordre y règne pour la rentrée et la photo de classe.
Les classes, justement. Des cellules sur le modèle monastique des salles de travail cisterciennes. Juste surpeuplées, elles cantonnent les élèves à des portions d’espace étroites qui n’évitent pas les frottements, les empiètements, les replis ou les conflits. On se toise, on échange des messages (de plus en plus électroniques) en sous mains pendant que la parole doctorale vient du haut ou de la scène et son écran-tableau. S’il reste « magistral », le professeur y est regardé comme un acteur. Les fenêtres et les murs sont autant d’occasions pour rêver au lointain et s’échapper du huis-clos auquel les élèves sont contraints (Entre les murs, film de Laurent Cantet, 2008). Les couloirs, les paliers et les escaliers sont des sas qui assurent la fluidité de la population dans le labyrinthe. Dévolu aux sports, le gymnase est un défouloir où les élèves se donnent à voir autrement, exhibent leurs corps, miment les sportifs. Les contraintes d’espace y sont parfois très fortes.
Et la salle des professeurs ? Sas de décompression après les cours, elle suinte l’angoisse ou l’ennui le matin. Beaucoup ne s’y attardent que s’ils ont donné rendez-vous. Dès la mi-journée, elle est électrique. Son mur des lamentations syndicales est situé au-dessus des deux machines à calmer les addictions des maîtres : celle du café et celle des photocopies. La première rote, siffle, goutte à goutte ; la seconde, comme la machine de Chaplin dans les Temps modernes lance son staccato et crache mécaniquement ce qui tiendra lieu de support ou de preuve. Les conversations tuent le temps négocié aux collègues dont certains sont abonnés aux canapés et d’autres toujours pressés d’en découdre avec ce lieu qu’ils trouvent anxiogène plus que réparateur. Les petites annonces parlent de vacances, de bons tuyaux à échanger. L’esprit de corps n’est pas mort. Parfois, une affichette annonce le Café pédagogique et sa salle des profs électronique, mais ce genre de dazibao est très rare.
Les lieux du pouvoir scolaire sont à l’étage pour l’architecture ancienne ou à l’écart pour les immeubles récents. Portes capitonnées, plantes vertes, salle d’attente, tableaux, lustres, tapis ou moquette. Souvent un halo de paix feutrée qui ronronne comme une soufflerie donnant l’air au microcosme. Les ordres y partent sous la forme de papiers. Le conseil de classe prend des airs de conseil des ministres avec rappel de la parole républicaine par le chef précédent l’exposé des ministres.
Avec les élèves, tout microcosme avec ses places et ses luttes peut être vu comme une métaphore du monde. Pensons-y en ces temps de dématérialisation aiguë de l’espace.
Gilles Fumey est professeur de géographie culturelle à l’université Paris-Sorbonne et à l’IUFM de Paris. Il a animé les Cafés géographiques jusqu’en 2010. Il est le rédacteur en chef de la revue La Géographie.
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