Si la « priorité » du gouvernement est l’Ecole, alors la priorité des priorités est certainement la formation des enseignants. Après les ravages de l’époque Darcos – Chatel, le nouveau gouvernement doit se poser le question des principes sur lesquels reconstruire cette formation. Et rien ne peut davantage l’aider que le livre de Pascal Guibert et Vincent Troger, « Peut-on encore former des enseignants », publié par Armand Colin. Un ouvrage facile à lire, excellemment informé, d’une grande liberté de pensée et qui présente les choix à faire au moment où le système éducatif est en difficulté et de plus en plus fragmenté.
Plutôt que s’attarder sur l’échec de la mastérisation, l’ouvrage explique comment on a pu abandonner la formation professionnelle au regard de la crise des IUFM et du débat sur le métier enseignant. Celui-ci est bien éclairé par cette citation du rapport Borne et Laurent (1992) : l’instituteur « exerce consciemment un artisanat » alors que le professeur du secondaire « exerce un art libéral »… Ces deux conceptions différentes de la formation au métier d’enseignant se sont fracassées sur la démocratisation.
Pour reconstruire, les auteurs sont allés voir comment on forme les enseignants chez nos voisins européens. Si la formation continue laisse généralement beaucoup à désirer, la formation initiale partout contient une part importante de formation professionnelle et de formation éthique. Mais comment la faire entrer dans le schéma d’une masterisation qui impose déjà un lourd travail disciplinaire ? Les auteurs s’en expliquent aux lecteurs du Café pédagogique…
Entretien avec Pascal Guibert et Vincent Troger
Vous montrez que la masterisation a fait prendre conscience de la nécessité d’une formation professionnelle. Pourquoi cela est-il arrivé si tard ?
Il y a toute une série de pesanteurs sociologiques, corporatistes, syndicales, universitaires. Les IUFM aussi défendaient leur territoire. Les gouvernements de droite, plutôt anti IUFM, n’avaient pas grand chose à mettre à la place, et la gauche était divisée sur cette question. La mastérisation a permis une médiatisation de la réflexion sur cette question.
Mais c’est quoi la professionnalité d’un enseignant ?
Ca ne peut plus être seulement l’apprentissage de pratiques héritées des prédécesseurs car ça ne marche que dans les établissements de centre ville ou les écoles tranquilles de province. Aujourd’hui, ce doit être la capacité d’un enseignant à réfléchir sur sa pratique en choisissant dans un catalogue de pratiques ce qui est le mieux adapté aux nécessités des enfants pour arriver à transmettre les connaissances. C’est être un praticien réflexif, c’est-à-dire quelqu’un qui a appris à mobiliser en classe non seulement des savoirs savants, mais aussi des savoirs en éducation et des savoirs-faires acquis durant sa formation. Donc ça demande du temps, au moins 3 ou 4 ans pour apprendre cela , avec de la théorie et de l’alternance en plus d’un bon niveau disciplinaire.
Pourquoi les enseignants ont-ils été assez résistants à une évolution de leur formation ?
Ils ont tort car cela nuit à la reconnaissance de leur métier et ils se fragilisent. Les raisons sont historiques. Pendant deux siècles l’enseignement a fonctionné sur la répétition de schémas immuables. Au primaire en perpétuant des pratiques traditionnelles devant des publics dociles et dans un contexte où l’échec scolaire n’était pas important, et dans le secondaire par le maintien d’une logique sélective où les élèves devaient apprendre seuls. Tout le monde regrette ce passé. Même les jeunes enseignants attendent souvent de retrouver en centre ville un établissement où ils pourront refaire ce qu’ils ont connu eux-mêmes au lycée. Mais actuellement, le retrait de l’Etat et le questionnement de la société sur son école obligent à une évolution de la profession et de la formation. Il est urgent que les enseignants s’emparent de cette réflexion avant que d’autres le fassent à leur place.
Si on refait aujourd’hui la formation des enseignants elle devrait avoir quel objectif ?
Si on veut sauvegarder une école publique qui transmet des savoirs et des valeurs communs à tous, il faut rompre avec l’uniformité des pratiques et tenir compte de la diversité des situations scolaires. Ou alors on envoie des débutants vers la souffrance. Certains s’adaptent et innovent. Mais ces innovations sont mal transmises et les Espé ne seront pas plus capables de le faire que les IUFM. C’est en permettant cette innovation que la formation valorisera le métier et fera des enseignants des professionnels reconnus.
Quel devrait être le contenu de cette formation des enseignants ?
Parallèlement à l’enseignement disciplinaire, ce doit être une transmission des savoirs de la recherche en éducation associée à une formation en alternance avec des stages progressifs, encadrés par des tuteurs formés, pour donner des repères solides aux jeunes enseignants. Donc ce n’est pas en créant un institut autonome coupé du monde universitaire et ce n’est pas avec une formation d’un an et un concours en M1.
Vous montrez aussi l’importance d’une formation psychologique des enseignants. Pourquoi est-ce nécessaire ?
Il faut former les enseignants à une compréhension des publics qui sont en face d’eux et à une lecture de leur rapport au savoir. Il faut donc une formation psychologique et sociologique. C’est fondamental. Le rapport au savoir change à une vitesse très rapide, notamment avec Internet. Les jeunes apprennent des choses, sont ouverts au monde. Si on ne comprend pas cela on a du mal à saisir ce qui se passe dans la classe. Par exemple des recherches sur les tice montrent que le copier-coller peut être une pratique négative en terme d’utilisation des savoirs, mais ce peut être aussi une pratique intelligente si elle est contrôlée par les professeurs. Des études montrent aussi que les jeunes écrivent plus que leurs aînés avec les SMS. Ils ont donc un rapport à l’écrit que les enseignants peuvent prendre en compte. Comprendre ce qui se passe dans la tête des jeunes c’est éviter beaucoup de situations de conflits. Comprendre la psychologie de groupe ou individuelle des jeunes c’est indispensable pour la transmission des savoirs.
Les enseignants doivent aussi accepter l’idée que tous les élèves sont éducables. Ca implique que les enseignants fassent l’effort de décrypter les situations, de mettre de coté leurs émotions premières pour comprendre ce qui se passe en classe. Ca suppose une maîtrise de soi qui peut être épuisante. Il faut de la confiance en soi et une capacité à gérer ses émotions.
Mais vous évoquez aussi l’idée qu’il faut « désidéaliser » le métier. N’est ce pas un risque à un moment où le métier est déjà peu considéré ?
Si l’idéal que l’on a c’est avoir une représentation du métier correspondant à ce qu’on a admiré quand on était à l’école, une classe merveilleuse et reconnaissante, oui il faut le faire. Car cette situation était particulière et correspond souvent aux souvenirs d’enseignants qui sont d’anciens bons élèves. En revanche il faut croire à l’éducabilité de tous les jeunes. C’est essentiel pour que ce métier se professionnalise vraiment.
Vous ne semblez pas favorables à l’idée d’un concours de recrutement ?
Le problème du concours c’est qu’il ne peut mesurer que des savoirs académiques. Que cette mesure se fasse par concours parce que c’est la façon la plus démocratique, on en est d’accord. Mais tout le reste ne peut pas être évalué par un concours. La question ce n’est donc pas le concours mais sa place. S’il vérifie des connaissances académiques il ne doit pas être à un endroit où il va nécessairement phagocyter toute la formation. Quand on le place au M1, ce qui est prévu pour les futures ESPE, ça veut dire qu’on saupoudrera des formations de type pédagogique, mais on vérifiera à 90% de l’académique et le reste sera évalué de façon non efficace. Finalement il ne restera qu’un an pour former les futurs enseignants à tout ce dont on vient de parler. Ca ne peut pas fonctionner. En Finlande par exemple les futurs enseignants sont sélectionnés au niveau L1 sur des capacités académiques et un appétit pour le métier, et après on les forme.
Vous n’êtes pas favorables à une formation consécutive, c’est à dire à une formation disciplinaire suivie d’une formation professionnelle. C’est pourtant la tradition en France. Vous préférez une formation simultanée. Pourquoi ?
Nous estimons qu’on ne peut pas se former à un métier difficile en faisant une seule année de formation pratique. Il faut une articulation des deux sur au moins trois années. C’est d’ailleurs un modèle dominant en Europe et ce n’est pas le fruit du hasard.
Dans les réformes précédentes on a vu beaucoup de résistances : Inspection générale, syndicats, enseignants… Comment les dépasser aujourd’hui où on prépare une nouvelle formation ?
Nous pensons que ce qui peut le mieux bouger ce sont les syndicats. On voit au Sgen, au Snes, au Snuipp des syndicalistes qui sont conscients des difficultés du métier et des souffrances. Ils peuvent aider à faire avancer ces idées. Du coté des corps d’inspection c’est plus difficile car on à là une culture autour de l’idée de l’excellence républicaine qui défend les contenus savants. On l’a vu avec la masterisation où la première mouture du concours, qui prenait en compte une évaluation des savoirs en éducation et pas seulement des savoirs disciplinaires, a été écartée par l’Inspection générale. C’est une vraie difficulté. Il faudrait du courage politique pour aller contre, et la gauche n’est pas la mieux placée car ces milieux sont proches d’elle.
Le troisième levier c’est les chefs d’établissement. Ils nous paraissent plus facilement ouverts aux évolutions du métier.
Dans le livre vous expliquez que cette réforme impliquerait un changement du rôle des chefs d’établissement avec un fonctionnement plus démocratique.
Le chef d’établissement peut avoir un rôle essentiel à condition d’agir dans une logique collégiale avec les enseignants. Si la tendance managériale actuelle s’accentue, ça ne peut pas marcher, il faut que la culture professionnelle des chefs d’établissements évolue vers une compétence d’animation de la communauté éducative. Les chefs d’établissement l’accepteront plus facilement si par ailleurs on accorde à l’établissement une certaine autonomie.
Vous rappelez dans le livre les facteurs d’échec de la réforme des IUFM : le rôle de l’improvisation, l’appel pas toujours très habile à des militants. Comment éviter que ça se renouvelle avec les futures Espé ?
On ne le refera pas car les IUFM ont beaucoup évolué. Même s’ils ont gardé cette juxtaposition de formateurs de cultures très différentes, il y a un acquis. En 20 ans, un savoir faire de la formation s’est développé dans les IUFM. De plus, la société comprend que l’apprentissage du métier d ‘enseignant ne peut plus se faire comme avant. Donc même s’il y a des réactions conservatrices, on ne refera pas les mêmes erreurs. Les Espé vont fonctionner avec les équipes aguerries des ex-IUFM. Le vrai danger, c’est que ces formateurs vont être maintenus dans les coquilles autonomes que seront les Espé, sans la possibilité d’établir avec la formation universitaire de véritables liens. Or cette coupure est peu efficace parce qu’elle empêche la relation entre ceux qui font de la formation pédagogique et ceux qui font de la formation universitaire, même les spécialistes des sciences de l’éducation. Avec le concours en M1 on n’aura qu’un bricolage mal coordonné en deuxième année de master. Nous ne craignons donc pas la répétition des mêmes erreurs qu’avec les IUFM. En revanche on va rester dans quelque chose qui ne pourra pas articuler savoirs, pratiques et savoirs en éducation de manière efficace. Ce sera du bricolage, mais avec des gens devenus plus efficaces qu’il y a 20 ans.
Mais depuis que le livre est sorti avez-vous eu des rapports avec le cabinet de V Peillon ?
Aucun. Il a bien été envoyé au cabinet. Mais il n’y a eu aucune réaction. Il y a de quoi être inquiet pour l’avenir des Espé. Ce qui se prépare ne correspond pas à ce que nous proposons dans le livre.
Propos recueillis par François Jarraud
Pascal Guibert, Vincent Troger, Peut-on encore former des enseignants ?, Paris, Armand Colin 2012, Coll. Eléments de réponse.
Pascal Guibert est maître de conférences au département Sciences de l’éducation de l’université de Nantes et chercheur au CREN.
Vincent Troger est maitre de conférences à l’IUFM de l’université de Nantes et chercheur au CREN.
Liens sur le Café :
Delignères : Peut-on se passer d’une véritable formation professionnelle ?