Anne Armand, inspectrice générale, nous raconte en ce samedi matin, l’histoire de l’enfant CAMIF. Elle ne le fait pas pour nous réveiller en douceur par un conte des temps modernes. Non, elle souhaite plutôt nous éveiller à ce qu’est le langage de l’école, à son caractère discriminant pour les élèves en zone d’éducation prioritaire.
Car Anne Armand connait bien les zones d’éducation prioritaire. Elle les visite, les conseille et a même rédigé un rapport pour la Dgesco sur 4 ans de travail dans les Rar. On a maintenant compris nous dit-elle que les difficultés que rencontrent les élèves ne sont pas uniquement imputables à l’extérieur. Leurs échecs se nourrissent aussi de l’impuissance de l’école. La clé est sans doute à rechercher du côté des interactions, du côté du langage de l’école qui nous semble naturel, aller de soi et que l’on n’apprend jamais.
L’école est un lieu où le langage sert à parler de ce qui n’est pas là mais ailleurs, dans un autre temps avec d’autres gens. Ce monde qui n’est pas là sert à poser, résoudre des problèmes uniquement avec des mots. Les enfants CAMIF ne se posent pas de question. C’est comme cela qu’on apprend. Les autres ne comprennent pas toujours ce mode dialogué. Pourquoi faut il dire au maitre ce que le maitre vient de dire, pourquoi réexpliquer ce qu’il vient de démontrer ? Lui sait, comment pourrais- je savoir mieux que lui ?
Très vite, l’enfant CAMIF se sert du langage pour décrire un monde qui n’est pas là. Le « Il était une fois » lui est familier. Chez l’enfant CAMIf on parle très vite de l’apprentissage. Ll question « qu’as tu fait à l’école… » enclenche un récit, source d’opérations mentales, d’argumentation, de projection. . A l’heure du petit déjeuner l’enfant CAMIF répond à ses parents et raconte ce qu’il a appris, ce qui lui a été demandé, la correction apportée à ce qu’il a produit. Mine de rien, en beurrant ses tartines, il tisse un lien dans le temps entre ses activités à l’école et construit du sens. Pour les enfants des zones d’éducation prioritaire, les interactions se font essentiellement entre pairs. Ce qui se fait au petit déjeuner pour certains enfants et ne se produit pas pour d’autres, c’est la construction du langage scolaire.
Les ambigüités nées du langage scolaire sont légion. Anne Armand cite l’exemple d’un devoir au collège. « Selon vous est il important de voyager ? ». Le devoir clôt une séquence sur des textes évoquant le voyage. Si l’élève répond « selon « je » il est important de voyager », il est hors sujet car le vous ne correspond pas à je mais à nous, détail nullement explicité. Cet usage de je, vous, ne, on en classe est source d’incompréhensions, de sens perdu voire jamais perçu. L’approche de l’écrit comme celle de l’oral se complique au collège. D’une discipline à l’autre, ce qui est attendu varie. A l’école primaire, l’élève n’a affaire qu’à une seule figure de maître, le même pour toutes les matières enseignées.
En passant au collège, l’incompréhension scolaire s’accentue face aux multiples intervenants. Le lien entre école et collège est à travailler par les enseignants eux-mêmes. Travailler ensemble, traverser la rue pour voir ce qu’il se passe en face, partager des espaces de travail commun, l’effort demande simplement de la curiosité et de la bonne volonté. Pour l’élève, il est essentiel. En voyant son enseignant traverser la rue, il comprend mieux la continuité de l’école.
L’enfant CAMIF sait qu’écrire favorise la mémorisation. Les autres non puisqu’on ne l’explique pas. L’absence d’oral et d’écrit de travail comme support de construction des savoirs renforce les inégalités. Pour l’enseignant, il est important de prendre conscience des mots que l’on emploie, de vérifier que l’enfant parle le même langage. Entre les mots de l’enseignant et ceux de l’enfant, un chemin peut être parcouru. On peut demander de raconter plutôt que d’expliquer pour déclencher un récit. Pour un enfant de onze ans, répondre aux questions « explique moi pourquoi tu es en retard », « explique moi ce que tu ne comprends pas » nécessite des opérations mentales complexes. Mentir ou se taire apparaît alors comme une ligne de fuite appropriée. L’incitation au récit est une approche à adopter en mêlant les disciplines : en cours de français, raconter une expérience de SVT permet de tisser du lien et du sens entre plusieurs matières. L’erreur fait partie du récit. La peur de se tromper bloque les apprentissages, en laissant entrer la possibilité de l’erreur, on permet à tous les enfants d’apprendre, même à ceux qui se sentent en difficulté.
Comprendre pourquoi un enfant ne comprend pas plutôt que de lui demander pourquoi il ne comprend pas, l’inversion des figures incite à l’observation, à l’écoute des élèves. L’enseignant ne peut à la fois agir et observer, l’activité requiert deux enseignants dans la classe. L’appropriation du langage scolaire s’enrichit de l’écoute de l’élève. Elle passe aussi par des phases d’interactions. Anne Armand cite l’opération « un élève, un adulte » mise en œuvre dans des collèges. Chaque semaine, un collégien et un adulte (enseignant, personnel administratif ou technique, parent) se retrouvent six à vingt minutes pour échanger. Les premiers sujets abordés sont souvent extrascolaires mais rapidement l’école arrive au centre des discussions avec la rituelle question « alors comment s’est passée ta semaine ». Lorsque l’élève parle à l’adulte, il doit utiliser un langage que son interlocuteur va comprendre et gommer tous les gimmicks qu’il utiliserait avec ses pairs. Et là tout simplement, la famille CAMIF est recrée pour tous les enfants.
Monique Royer