Françoise Cahen :
Quand les élèves se font éditeurs
Et si les éditions critiques étaient réalisées par les élèves eux-mêmes ? C’est le pari paradoxal tenu par Françoise Cahen et ses élèves de seconde du lycée Maximilien Perret d’Alfortville : une édition en format Didapages d’une pièce de Marivaux, « Le préjugé vaincu ». Ce « petit classique » de l’ère numérique est un ouvrage collaboratif (le travail a été pris en charge par différents groupes d’élèves) et interactif (çà et là le lecteur est invité à cliquer, à promener sa souris pour faire apparaître un métatexte, parfois même à rédiger…). On y trouve bien entendu la pièce de Marivaux dans son intégralité, mais le livre est, comme il se doit, augmenté : les élèves, chargés de l’appareillage critique, ont choisi et rédigé des notes de vocabulaire, construit pour les différentes scènes des questionnaires de lecture selon des approches variées (dramaturgiques, psychologiques, stylistiques, lexicales …), préparé les réponses et les corrigés, inventé des QCM, quizz, charades, jeux de réécriture … Un projet, à proprement parler, renversant …
En parcourant cet ouvrage, on se rappelle à quel point les œuvres littéraires ont souvent été saccagées par les éditions scolaires. Etouffées par des notes de bas de page, des définitions, des explications, qui donnent immédiatement aux élèves l’impression que le texte lui-même sera incompréhensible, qui réfrènent le désir de la lecture. Emprisonnées par un appareil critique, des études thématiques, des analyses de textes, qui, voulant guider la compréhension, ferment en réalité le sens, qui brident la liberté du lecteur. Les « Petits classiques » de notre enfance relèvent d’une pédagogie verticale et magistrale, dont il y a lieu de s’étonner qu’elle règne encore aujourd’hui dans les représentations des éditeurs, tant elle contribue à faire du livre le lieu d’une mise à distance avec le savoir, plus qu’elle ne favorise une réelle appropriation. Que les choses soient claires : la plupart du temps, le paratexte, loin d’enrichir le texte, l’appauvrit ; il le vide de sa vitalité, donc de sa substance ; les éditions critiques, si elles peuvent être utiles aux enseignants, sont souvent pour les élèves des tue l’amour de la littérature.
En parcourant cet ouvrage, on réalise précisément à quel point il faut réinventer la relation des élèves au livre, sinon le livre lui-même, pour que l’école soit le lieu de rencontres directes et vivantes avec la littérature. On constate une fois de plus combien le numérique peut être alors l’outil de pédagogies actives permettant de développer l’intelligence et le plaisir de l’œuvre. On saisit aussi combien il importe que les élèves soient mis en situation d’interroger eux-mêmes le texte, plutôt que de simplement répondre aux questions du professeur comme c’est si souvent le cas. On voit enfin combien, pour que l’élève accroisse sa maîtrise, il est utile de lui faire endosser les habits du maître, en l’occurrence ici la posture de l’expert en littérature. Ce n’est pas le moindre des plaisirs procurés par le travail de Françoise Cahen et de ses élèves que d’y voir à l’œuvre un renversement délicieusement marivaudien …
Pourquoi le choix de cette pièce de Marivaux : « Le préjugé vaincu » ?
Cette pièce est courte, c’était un avantage de taille pour la travailler en entier avec la classe. Elle est aussi intéressante car elle porte sur les préjugés sociaux, un thème sensible sur lequel il est toujours bon de réfléchir. Mais surtout, cette pièce était jouée, dans une très joyeuse mise en scène de Jean-Luc Revol, dans le théâtre de notre ville, et les élèves sont allés la voir. Enfin, l’inexistence d’une édition scolaire de cette pièce justifiait d’autant plus notre travail.
Quels étaient les objectifs de ce travail ?
Le premier but était de pallier un manque pédagogique concret : l’absence en librairie d’un texte abordable, qu’on pouvait aller voir au théâtre et que je souhaitais étudier avec mes élèves. En même temps, c’était une petite initiation aux métiers de l’édition : avec une réflexion commune autour d’un projet éditorial.
On voulait aussi favoriser un lien avec les collégiens de la ville qui étaient allés voir la pièce en leur proposant de faire les exercices qu’on avait créés. Par-dessus tout, il s’agissait de rendre les élèves actifs dans leur approche de l’œuvre, de stimuler leur créativité, en créant des démarches d’analyse plus spontanées. Enfin, je voulais montrer qu’un travail collaboratif mobilisant toute la classe pouvait déboucher sur une réalisation collective conséquente, et favoriser l’esprit d’équipe.
Quelles ont été les différentes étapes du travail mené avec les élèves ?
On a commencé par un travail avec la documentaliste en demi-classe : les élèves ont analysé ce qu’ils voyaient dans les petits classiques habituels en les observant et ils ont défini ce qu’ils aimeraient y trouver. Les élèves sont ensuite allés voir Le préjugé vaincu au théâtre.
Le texte de toute la pièce a été réparti sur la classe entière, des groupes de deux à trois élèves travaillant sur une scène (ou deux si elles étaient courtes) ; et nous avons organisé trois séances de travail en salle informatique.
Les élèves ont préparé la définition des mots difficiles, des questions qui leur semblaient spécialement intéressantes pour la compréhension de la scène (avec leur réponse entièrement rédigée), et une partie « jeux » (QCM, etc…) moins classique. Ceux qui savent dessiner ont réalisé des illustrations. Tout a été enregistré sur Word. On a corrigé et on a amélioré les contenus proposés au fil des séances.
J’ai ensuite reporté les fichiers sur le logiciel Didapages, et les ai rendus interactifs : la définition des mots difficiles se voit au survol de la souris, les corrigés apparaissent au clic, les QCM peuvent être validés et font apparaître un score, etc… Le livre peut ensuite être partagé.
Avez-vous rencontré des difficultés particulières ?
En fait, j’aurais bien voulu faire travailler les élèves directement sur Didapages, mais je ne maîtrisais pas assez bien le logiciel pour en expliquer clairement le fonctionnement aux élèves (il faut dire que je ne suis pas très forte en informatique), et j’ai craint de perdre du temps à essayer de les initier à un outil pour lequel moi-même je manquais d’initiation. J’ai donc repris leurs fichiers pour les rendre interactifs, et cela a été assez long ! Didapages demande un petit moment de familiarisation, et par exemple il faut s’habituer à enregistrer doublement son travail, dans le « menu projet » et dans la page ouverte, sinon on perd l’ensemble de ce qu’on a écrit… Et cela m’est arrivé par étourderie plusieurs fois.
Le retard pris nous a empêchés de communiquer comme on voulait avec les collèges. Didapages a aussi ses propres limites : police en Arial pas très jolie, 50 pages au maximum, mise en page pas très fine, etc… La belle illustration de la couverture intérieure n’est pas passée à la mise en ligne et je ne comprends pas trop pourquoi…Mais sinon je suis très contente, fière du résultat, des idées de mes élèves, de leur investissement dans le projet.
Quel bilan en tirez-vous ?
Je pense que c’est tout à fait quelque-chose de motivant pour les élèves : la réflexion littéraire n’est plus un exercice strictement scolaire et abstrait dont on comprend mal le but. Là, ils ont dû se poser des questions sur les problématiques qui pouvaient être intéressantes, au lieu de répondre passivement à des questions. C’est eux qui les posaient : c’est un exercice presque « carnavalesque » où ils pouvaient devenir les professeurs des collégiens supposés être leurs lecteurs. Ils se sont donc demandé ce qu’ils auraient aimé faire au collège, d’où aussi l’idée de jeux du style « charades », QCM…
Le travail collaboratif soude aussi la classe, et ensuite, chacun est fier de retrouver dans l’ouvrage sa propre pierre apportée à l’édifice.
Je pense que pour un début sur Didapages, j’ai été un peu trop ambitieuse, d’où le temps excessif que j’ai passé à la mise en forme de l’ouvrage. En même temps, c’est aussi l’ambition du projet qui rendait celui-ci stimulant.
Pensez-vous que ce projet soit transférable ? Pensez-vous vous-même le renouveler ?
Ce projet est tout à fait transférable à d’autres pièces ou récits courts qu’on peut faire appareiller assez facilement par les élèves eux-mêmes. Mes amies Caroline D’Atabékian et Josiane Bicrel ont déjà fait réaliser des Didapages à leurs élèves, très beaux aussi. Je pense moi-même faire travailler les premières cette année sur des Didapages plus courts, en partageant dans la classe les textes d’un groupement. Un seul texte court serait l’objet d’un livret Didapages. Chaque groupe créerait des exercices pour les autres élèves. On peut imaginer aussi des échanges entre deux classes étudiant la même chose…
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
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