Auteure de « Sociologie des chefs d’établissement, professeure à Paris 5, Anne Barrère éclaire pour nous les tensions que connait le métier de chef d’établissement en France.
Le projet d’évaluation des enseignants par les chefs d’établissement a suscité l’an dernier de très vives réactions alors que c’est une pratique courante dans de nombreux pays. Comment analysez-vous ce phénomène ?
C’est courant mais cela a des conséquences aussi dans les autres pays. Regardez par exemple le malaise en Angleterre. En France, la modalité abrupte de la décision y a été pour beaucoup. Cela a été perçu comme un changement qui pouvait être considérable dans la définition du métier d’enseignant, presque comme un changement de métier qui ne disait pas son nom. Les enseignants ne sont pas résistants. Ils attendent des actions du chef d’établissement. Mais ils redoutent une intrusion dans leur pédagogie et une réduction d’une autonomie qu’ils jugent importante. Enfin cela a eu lieu dans un contexte de réformes perçues comme intrusives.
Vous avez inventé une formule pour désigner les chefs d’établissement. Vous parlez de « managers de la République ». Que voulez-vous dire ?
La formule veut créer un choc entre deux termes pour souligner que le chef d’établissement est à la croisée d’un mouvement de modernisation organisationnelle et d’un système français qui a ses valeurs. Le terme m’est venu en interrogeant des principaux de collège issus de milieu populaire qui vivaient leur carrière comme une ascension sociale tout en adhérant aux valeurs du système scolaire.
Un peu partout l’idée du chef d’établissement manger s’impose en lien avec celle d’autonomie des établissements et la recherche de résultats. Justement, l’effet chef d’établissement est-il démontré ? Les résultats sont-ils au rendez-vous ?
Les effets du chef d’établissement sur les performances des élèves, comme le dit Denis Meuret, ne sont pas attestés. Par contre le chef d’établissement est un maillon décisif de la synergie dans les établissements. Il y a bien un lien entre l’effet établissement et les performances. Des travaux anglo-saxons dégagent des effets en ce qui concerne la définition d’objectifs clairs dans l’établissement. Dans une enquête que j’ai mené en Seine Saint-Denis dans deux collèges, la différence d’ambiance était frappante.
D’ailleurs les établissements ont une autonomie modérée. Ils n’ont ni ressources propres ni possibilité de recrutement des enseignants. Il n’y a d’ailleurs pas de mouvement d’autonomisation croissante des établissements. On voit parfois le contraire comme en Angleterre.
Les chefs d’établissement sont-ils formés à devenir des managers ?
Ils sont formés de plus en plus dans l’optique d’un certain management public aux questions d’évaluation et de pilotage. Mais ils se sentent démunis sur les questions de gestion des relations humaines et des difficultés enseignantes. Il y a là un paradoxe. On leur demande d’être les premiers pédagogues de l’établissement mais on ne leur donne pas un bagage suffisant sur la pédagogie ou la recherche en éducation. Ils doivent avoir un rôle d’expertise mais ils ne sont pas formés à l’exercer.
On voit bien dans les établissements la difficulté à instituer un leadership partagé, même au niveau des conseils pédagogiques. Faut-il renforcer le collectif de direction ou les pouvoirs du chef d’établissement ?
Les chefs d’établissement ne sont pas sans pouvoirs. Ils ont un pouvoir informel considérable sur l’ambiance, les conditions de travail des enseignants. On a souvent en France un modèle de direction où le chef d’établissement est seul contre tous et une difficulté à penser une direction qui s’appuierait sur un collectif d’établissement. Les établissements manquent de discussion collective sur le lien commun, le projet d’établissement. Sur ces sujets souvent le chef d’établissement tranche seul. C’est un souci. Pourtant peu de chefs d’établissement disent qu’ils peuvent agir sans collectif enseignant. Les conseils pédagogiques sont parfois pensés comme une alternative au conseil d’administration. Dans ce cas ils jouent un rôle de division et non de régulation.
Dans le dernier numéro de la Revue internationale d’éducation de Sèvres, vous évoquez le pouvoir de résistance qu’ont les chefs d’établissement. C’est un nouveau rôle ?
Dans le système bureaucratique traditionnel, les chefs d’établissement transmettaient les injonctions venues d’au dessus d’eux. Aujourd’hui on a dans le système éducatif une sorte d’inflation de prescriptions. Il revient aux chefs d’établissement de définir des priorités, de les traduire dans l’établissement et parfois de les mettre à l’écart. Je ne sais pas si c’est de la résistance, c’est plutôt de la régulation. Certains peuvent aussi être pris dans le mouvement sans recul et là ça se passe mal.
Quelle évolution voyez-vous pour le métier de chef d’établissement ?
Dans une enquête menée en Seine Saint-Denis j ‘ai découvert des chefs d’établissement très réticent à l’idée de la compétition scolaire, très sensibilisés aux inégalités territoriales. Ils sont à distance d’une certaine culture de résultats. Ils ne rêvent pas du modèle anglo-saxon ou managerial. Ils sont plutôt hostiles au double système actuel ou une lourde bureaucratie les exhorte à l’autonomie. Ils aimeraient une clarification du type de contrôle dont ils sont redevables.
Ils sont pris entre deux autorités ?
Ils sentent les collectivités locales moins pesantes que l’Etat. Mais ils sont pris dans une organisation hybride qui multiplie les contrôles. C’est le rapport aux enseignants qui reste le plus impensé. Certains construisent une professionnalisation en articulation avec les enseignants. D’autres pas. Aujourd’hui le métier est au coeur de contradictions qui dépassent les chefs d’établissement.
Propos recueillis par François Jarraud
Ouvrages d’Anne Barrère :
Barrère Anne. Sociologie des chefs d’établissement : les managers de la République. Paris : PUF, 2006. – 184 p.
Anne Barrère, L’éducation buissonnière – Quand les adolescents se forment par eux-mêmes, Armand Colin, 2011, 228p