A quoi sert la littérature ? La question mérite toujours d’être posée, tant l’école a tendance à en faire un simple « objet d’étude » et à lui donner une finalité essentiellement scolaire : sitôt passé le « bac de français » en fin de première, combien d’élèves s’empresseront d’oublier ce qu’ils auront laborieusement ingurgité et cesseront hélas de lire, de se confronter aux classiques ou d’explorer les contemporains ?
Un essai de Marielle Macé, remarquable d’intelligence, de culture et de sensibilité, doit peut-être nous permettre de repenser la question, en nous invitant d’abord à changer de point de vue. Si l’on considère que le professeur de français est au service de ses élèves avant d’être au service de « ses » écrivains, il doit alors se demander à quoi sert la littérature pour le lecteur plutôt que pour l’auteur. Autrement dit, préférer le sujet de l’EAF 2012 des séries technologiques (autour des relations entre la poésie et l’adolescence, donc des résonances possibles entre la littérature et la vie) à celui des séries générales (autour de la question, théorique, narcissique, archaïque, des missions de la poésie).
L’ouvrage de Marielle Macé est un des plus beaux hommages à la littérature que l’on puisse lire tant elle souligne le pouvoir que donne le livre à son lecteur : celui de se recréer. La lecture, rappelle-t-elle, est « une de ces conduites par lesquelles, quotidiennement, nous donnons une forme, une saveur et même un style à notre existence. » Le livre permet au lecteur d’ « infléchir ses perceptions » et de « trouver son rythme », de configurer à partir de lui sa situation dans l’espace ou son rapport à la durée. Etudiant par exemple comment Julien Gracq naît d’André Breton ou Roland Barthes de Marcel Proust, Marielle Macé insiste en particulier sur l’importance de la phrase comme unité à la fois formelle et existentielle, comme patron de nos vies : le récent film de Léos Carax, « Holy motors », en fournit d’ailleurs une magnifique illustration cinématographique, faisant de la séquence « la promesse incessante d’une Vita Nova » jusque dans l’apprentissage de la mort. L’enjeu, évidemment, est essentiel puisque la littérature, réserve infinie de souvenirs et de fantasmes, devient alors pleinement un exercice d’individuation : il s’agit de se découvrit dans l’œuvre tout à la fois semblable (l’empathie, l’identification, le bovarysme sont à réhabiliter) et différent (« devenir-autre », autrement dit « se voir-autre, devenir-plus »), et ainsi de se composer tout en nuances, de se faire peut-être « poète de soi-même ».
Quelle transposition didactique ? Si ce n’est l’espace de l’essai, c’est peut-être là son horizon. On y trouvera, sous l’égide de Barthes, un éloge paradoxal de la dictée, « exercice stupide » mais qui forge un phrasé, construit un imaginaire, oriente la mémoire vers ce qui reste à éprouver : « qu’est-ce que le « printemps », celui que très réellement nous attendons avec impatience (et la plupart du temps avec déception) vers la mi-avril, formant alors des désirs de campagne, procédant à des achats de vêtements nouveaux, sinon le « Printemps » de Jean Aicard, qu’on nous dicta un jour à l’école ? » Marielle Macé, surtout, nous ouvre des pistes pour (ré)introduire à l’école des gestes de lecture à même de favoriser l’appropriation de l’œuvre et de soi, en particulier l’imitation, la citation, la paraphrase active (ou « rephrasage »), l’actualisation (aussi « impure » et « désordonnée » soit-elle), la fragmentation … : « Barthes songe à bâtir une théorie qui reconnaisse le pathos comme force implacable de lecture ; ce serait une théorie du discontinu, du démembrement du livre par la décantation de l’usage et de la remémoration » ; il ne faut plus, selon Barthes toujours, « placer l’essence du livre dans sa structure, mais au contraire reconnaître que l’œuvre émeut, vit, germe, à travers une espèce de « délabrement » qui ne laisse debout que certains moments, lesquels en sont à proprement parler les sommets, la lecture vivante, concernée, ne suivant en quelque sorte qu’une ligne de crête : les moments de vérité » ; le lecteur alors est invité à trancher dans le livre, il « ne retient que les intensités – ce qui lui a fait lever la tête, ce qui le « concerne » – il éclaire une phrase en laissant le reste dans l’ombre, à la manière du fantasme qui est lui aussi un coup de projecteur ». On ajoutera que le numérique, non évoqué dans l’essai, s’avère pédagogiquement propice à cette lecture sensible et active, tout en immersion et éclatement : les élèves peuvent aisément, de l’intérieur de l’œuvre, se livrer à des exercices de réécriture (contraction, transformation, dilatation, association …) qui sont peut-être aussi des propositions de vie (ascèse, évolution, enrichissement, échange …). Ainsi peut-être, dans les plis du texte, trouveront-ils à leur tour leurs propres phrases.
« Façons de lire, manières d’être », l’essai de Marielle Macé est amené à devenir un ouvrage de référence pour tout professeur de lettres considérant que la littérature n’appartient pas au passé. Il devient clair alors que, si elle a un avenir, c’est dans sa capacité à construire celui du lecteur : le livre, à l’école comme ailleurs, sera un événement s’il est aussi un avènement. Suivant l’invitation de Marielle Macé, puissions-nous offrir à nos élèves la littérature tout à la fois comme expérience et performance, comme autant de possibles de vie.
Jean-Michel Le Baut
Marielle Macé, « Façons de lire, manières d’être », NRF Essais, Gallimard