« Refonder l’école de la République, aujourd’hui, c’est reconstruire une culture professionnelle que la droite a laissée en lambeaux. Cela ne se fera pas à partir d’à-peu-près ». Maître de conférences de psychologie à l’Université de Cergy-Pontoise, Rémi Brissiaud appelle les politiques à ne pas baser la « refondation » de l’Ecole sur des a-peu-près. Prenant l’exemple des mathématiques au primaire, il montre que les facteurs clés échappent à l’opposition traditionnelle entre « rétroconservateurs » et « pédagogues ».
La lettre de mission que Vincent Peillon et George Pau-Langevin ont écrite aux quatre membres du comité de pilotage de la concertation nationale, commence par : « La concertation s’établira à partir d’un diagnostic partagé sur l’état de notre système éducatif. ». Et, dans la partie : « Priorité donnée à l’école primaire », on peut lire : « La dégradation de l’état de l’école a eu des conséquences directes pour les élèves français : leurs résultats ont baissé de manière significative dans les évaluations internationales et 40% des élèves ne savent pas bien lire ni compter à la fin de l’école primaire. ». Cette phrase est extraite d’un paragraphe qui se termine en évoquant : « les fermetures de classes, les retraits de postes pour les aides aux élèves, le manque de places à l’école maternelle ». On ne peut guère douter que l’expression « la dégradation de l’état de l’école » sera presque systématiquement interprétée en pensant à ce type de phénomènes, c’est-à-dire à la dégradation des moyens accordés à l’école.
Les ministres esquissent un diagnostic très incertain
Les ministres esquissent un diagnostic en affirmant que la baisse des performances des élèves serait une « conséquence directe » de la dégradation de l’état de l’école alors que la seule dégradation qu’ils évoquent est celle des moyens accordés à l’école. Espérons que les personnes amenées à se concerter et à établir un diagnostic « partagé », essaieront d’aller au-delà, car il ne faut pas céder à la facilité d’affirmer ce qui est très incertain.
C’est une tâche complexe d’apprécier les raisons de l’évolution des performances des élèves lorsqu’ils appartiennent à des cohortes successives. En effet, il est impossible d’affirmer qu’un facteur en est la cause sans que les autres restent constants ou, du moins, sous contrôle. Considérons ainsi certaines des mesures prises depuis 2007 : changement de programmes, semaine de 4 jours, suppression de la carte scolaire, fermetures de classes, suppression de postes RASED… Si une étude mettait en évidence une baisse des performance des élèves cette année ou l’année prochaine, il serait extrêmement difficile de savoir lesquelles des mesures précédentes, il faut incriminer. Comment savoir si la cause réside dans les mesures qui ressortent de la sphère du pédagogique (changement de programmes, par exemple), celles qui ressortent de la sphère du sociologique (suppression de la carte scolaire), celles qui ressortent des moyens accordés à l’école, ou dans toutes à la fois, ou bien encore dans la présence simultanée de certaines d’entre elles ? Il y a tout simplement trop de mesures à la fois et, donc, trop de facteurs sans contrôle.
En fait, à ma connaissance et concernant l’école primaire, on ne dispose que d’une seule étude longitudinale qui mette en évidence une évolution alors qu’il est possible d’en isoler une cause précise avec une très forte probabilité : celle que la DEPP a publiée dans sa note 08.38 de décembre 2008. Elle ne concerne donc pas la période correspondant au dernier quinquennat ; elle n’en est pas moins riche d’enseignements. En effet, cette étude contredit le fait que, dans le domaine du calcul, une baisse importante des performances trouverait systématiquement son origine dans une dégradation des moyens accordés à l’école (cela ne sera pas explicité ici mais la cause de la baisse des performances est d’ordre pédagogique).
Dans l’étude de la DEPP, les performances en calcul sont appréciées en 1987, 1999 et 2007 à partir d’un échantillon représentatif des élèves de CM2 et en utilisant des épreuves communes. On observe une baisse importante des résultats entre 1987 et 1999. La moyenne générale baisse des 2/3 de l’écart-type initial. Pour donner une idée de l’importance de cette baisse, on peut se rapporter à d’autres études qui, au collège, montrent qu’1/2 écart-type correspond à 1 année d’apprentissage. Ainsi, entre 1987 et 1999, la baisse est tellement importante qu’on pourrait presque parler d’un effondrement des performances. En revanche, les performances se stabilisent à ce bas niveau entre 1999 et 2007.
Cette baisse trouve-t-elle son origine dans une dégradation des moyens accordés à l’école ? Non. Pendant la période 87-99, celle de la baisse des performances, ces moyens ne diminuent pas : pas de fermetures de classes, on assiste à une revalorisation du métier dans ses aspects statutaires et financiers, pas de suppression d’une journée de classe, les professeurs des écoles bénéficient d’une formation initiale et continue conséquente, etc. Le diagnostic esquissé par les ministres est donc très incertain : même dans le cas où l’on aurait la preuve d’une baisse des performances suite aux mesures prises pendant le dernier quinquennat, on dispose d’un cas historique d’effondrement des performances en l’absence de toute dégradation des moyens accordés à l’école et, donc, les autres causes possibles doivent également être envisagées. On doit notamment envisager l’éventualité de causes pédagogiques.
Un diagnostic scrupuleux permet de faire « bouger les lignes » et ouvre à un vrai débat
Pourquoi faut-il être scrupuleux dans l’élaboration du diagnostic « partagé » que les ministres appellent de leurs vœux ? Parce que cela permet que le débat sur l’école sorte de l’opposition stérile entre rétronovateurs (qui seraient de droite) et enseignants de gauche qui cèderaient au « pédagogisme ». Le procès intenté à ces derniers est double : d’une part, les propositions pédagogiques qu’ils avancent seraient ineptes, d’autre part ils masqueraient cela en expliquant systématiquement l’échec des élèves par des considérations sociales ou relatives aux moyens de l’école. Là encore, nous allons voir l’intérêt d’une étude telle que celle de la DEPP : elle ne tranche évidemment pas l’opposition entre les uns et les autres mais elle permet de « faire bouger les lignes ».
Ainsi, les rétronovateurs peuvent-ils s’emparer des résultats de la DEPP pour plaider le retour aux pratiques pédagogiques anciennes ? Non : en 1987, les élèves de CM2 calculaient bien alors qu’on était près de 20 ans après mai 68 et la réforme des « maths modernes ». Ni mai 68, ni la réforme des maths modernes n’expliquent l’effondrement des performances en calcul. Pire : entre 1970 et 1987, les enseignants pensaient généralement, avec Piaget, que les enfants ne peuvent pas comprendre les premiers nombres avant 6-7 ans et dans la circulaire pour l’école maternelle de 1977, par exemple, aucun apprentissage numérique n’était préconisé à l’école maternelle. Ainsi, les élèves qui étaient en CM2 en 1987 avaient commencé très tardivement leurs apprentissages numériques à l’école, vers le mois de novembre du Cours Préparatoire. Or, arrivés en CM2, ils calculaient bien. Les élèves qui, aujourd’hui, ont des performances bien moindre, commencent leurs apprentissages numériques dès la Petite Section de maternelle. On est face au paradoxe suivant : entre 1970 et 1987, on enseignait beaucoup plus tardivement et on obtenait de bien meilleurs résultats ! Sûr que cela cadre mal avec les conceptions des rétronovateurs.
Les enseignants de gauche peuvent-ils traiter légèrement les résultats de la DEPP en les expliquant du fait de la dégradation des moyens accordés à l’école ? Nous avons vu que non. Peuvent-ils expliquer ces résultats du fait de phénomènes sociaux comme la ghettoïsation des banlieues ? C’est effectivement une éventualité à envisager : la condition sociale de certains enfants se dégradant pendant la période 87-99, cela expliquerait que leurs performances en calcul aient fait de même. Mais la même étude de la DEPP montre que les performances en calcul des enfants de cadres se dégradent dans les mêmes proportions que celles des enfants d’ouvriers. La condition socioprofessionnelle des parents n’est pas la cause de la baisse.
Les uns et/ou les autres peuvent-ils évoquer d’autres phénomènes sociaux tels que le temps passé devant la playstation ? Non parce la même étude, toujours, montre que les performances en lecture et dictée ne se dégradent pas entre 1987 et 1997 et on comprendrait mal que le temps passé devant la playstation ait dégradé les performances en calcul et celles-là seulement.
Bref, l’intérêt d’une étude telle que celle de la DEPP est de « faire bouger les lignes » : ni les uns, ni les autres ne peuvent répondre facilement aux questions qu’elle soulève. Si l’alternance politique se traduisait par la substitution d’un discours pro-pédagogues de gauche simpliste, au discours pro-rétronovateurs simpliste qui était celui de la droite ces dernières années, nous n’aurions guère avancé. Refonder l’école de la République, aujourd’hui, c’est reconstruire une culture professionnelle que la droite a laissée en lambeaux. Cela ne se fera pas à partir d’à-peu-près.
Rémi Brissiaud
Laboratoire Paragraphe (Paris 8)
PS : Le lecteur intéressé par une explication des raisons de l’effondrement des performances en calcul dans la période 87-99, en trouvera une dans un article mis en ligne sur le site educmath : « Quelles pratiques pédagogiques faut-il éviter à l’école maternelle et au CP ? Les leçons d’une expérimentation à l’échelle de la nation ». On remarquera que nos ministres sont particulièrement malheureux lorsqu’ils parlent des élèves en difficulté qui : « ne savent pas bien lire ni compter à la fin de l’école primaire ». En effet, les élèves en difficulté savent compter, c’est calculer qu’ils ne savent pas ; c’est important de distinguer ces deux notions parce que, chez les élèves en difficulté, c’est précisément le comptage qui fait obstacle au progrès vers le calcul.
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