Transmettre
le savoir : quels regards des didactiques ?
Le
titre paradoxal de la Biennale 2012 est au coeur de l’atelier centré
sur sur les approches didactiques, animé par Yves Reuter, Université
Lille 3 et Abdelkarim Zaïd, de l’Université Lille Nord. En effet, depuis des années, nombre de
didactiques, à la lueur des savoirs sur le développement psychologique,
privilégient des approches centrées sur la « construction », voire de
co-construction de compétences et de savoirs… Et alors ?
Pour François Audigier, d’une
préoccupation centrée sur les contenus, sur la transmission
disciplinaire, on est passé à une préoccupation « pédagogique »,
mettant les élèves en situation de « faire pour apprendre ». Mais de la
« transmission » de la « culture
commune » propice à développer la capacité d’agir en société,
des choix sont à faire : comment faut-il étudier la géographie de la
France ou la construction de l’esclavage ? Quelles situations sont les
plus propices de donner sens aux concepts, et inversement ?
Eric Bruillard insiste sur les
nouvelles questions posées par les TICE et l’émergence de
l’enseignement de l’informatique, es qualité. « On assiste à la mise en scène
d’oppositions stériles entre jeunes et anciens, entre « digital natives
» et non-initiés. ». Or, nombre de savoirs se transmettent par
des gestes, souvent standardisés, par de nouvelles normes dictées par
les outils eux-mêmes, comme le font les traitements de textes
dominants. « On peut être seulement
aspiré par ce que la machine nous donne à voir, à mille lieues de
l’émancipation… ». Selon lui, on manque de langages et de
concepts pour parler de ces problèmes : « ne risque-t-on pas que les
informaticiens, dans une ignorance superbe des débats des autres
disciplines, se mettent à dicter à tous ce qu’il faut apprendre ou non
? »
Jean-Louis Dufays signaler que
ce terme « transmission » est relativement absent de la didactique : « Est-ce une illusion prédidactique ? ».
Si on se réfère à Chevallard, parler de transmission, c’est opérer une
réduction pédagogique, en refusant de s’intéresser à l’intérieur de la
boite noire, aux filtres cognitifs, puisque la transmission n’est, par
définition, jamais directe, mais aussi parce que les savoirs (par
exemple, en français, la langue et la littérature) ne vont jamais sans
savoirs-faire (lecture, écriture, écoute, parole), contextes ou tâches…
« C’est ce qui a favorisé l’émergence
de la notion de « compétences », telle qu’elle s’est installée dans les
curricula. Mais, selon la critique de Marcel Gauchet, ne basculons-nous
pas dans une nouvel « unilatéralisme » qui se réduit à l’appropriation
personnelle sans s’interroger sur les contenus de savoir ? Or, le
temps, la subjectivité, la dimension « ésotérique » du savoir, la
dimension symbolique sont des composants de l’acquisition de la
connaissance ». Dans ce cadre, précise Dufays, « transmettre des compétences »,
c’est susciter une diversité de pratiques et d’approches, avec un souci
constant d’ajustement par rapport à ce que peuvent faire les élèves,
construire un rapport réflexif au langage…
De
la salle, Christian Orange
revient sur le « malentendu du
constructivisme » qu’on a «
trop laissé faire » lorsqu’il sous-entendait qu’il pouvait y
avoir un lien direct entre une conception psychologique de
l’apprentissage et un type de pédagogie.
De la salle, on pose une bonne question
: y-a-t-il des différences fondamentales entre les pratiques des
enseignants du premier degré, polyvalents, et ceux du second degré qui
ont une spécialisation plus forte ? «
Une des différences serait peut-être liée aux objets qui sont au
programme ? Un enseignant du second degré qu’on mettrait dans le
primaire ferait peut-être la même chose qu’un instit ? » pense Eric Roditi. « Ce n’est peut-être pas plus facile pour
les professeurs qui ont une forte culture disciplinaire » ose
C. Orange. Faut-il articuler savoirs à
enseigner aux savoirs pour
enseigner… « Il faut aussi savoir
comment on intègre dans l’enseignement les savoirs sociaux « non
disciplinaires », complète J. Simonneaux. « On n’enseigne jamais des savoirs seuls :
ils sont intégrés dans un « savoir faire un exercice », respecter ce
que dit le prof, intégrer des normes et des valeurs, précise Y.
Reuter. Or, la « discipline » n’est
pas la même en primaire et en secondaire : nous préférons parler de «
configuration disciplinaires, avec des problèmes spécifiques de
construction/reconstruction, mais aussi de formation qui se posent ».
Abelkarim Zaïd explique que la formation des enseignants du primaire ne
les professionnalise pas de la même manière que leurs collègues du
second degré, dans l’articulation entre les « activités » à mener et
les savoirs disciplinaires. « Le
principal effet de l’enseignement n’est pas d’abord le savoir
disciplinaire, c’est de mettre les élèves dans des cadres propices aux
apprentissages » complète de son point de vue F. Audigier.
En quoi les débats scientifiques
peuvent-ils construire des apprentissages ? Karl Popper, en
1972, distinguait le monde des objets, le monde des états de conscience
et le monde des « contenus objectifs de la pensée », celui où on
échange des arguments critiques, avec ses systèmes théoriques et ses
situations de problèmes. Mais ce monde, précisait-il, existe seulement
dans les bibliothèques qui emmagasinent le savoir scientifique. On ne
peut y accéder sans « pratiques » qui permettent de relier ce monde aux
deux autres… « Faire des sciences à
l’Ecole, c’est construire des connaissances sur la nature, ou sur
l’œuvre scientifique construite sur la nature ? » ose C. Orange… « Parce qu’accéder au troisième monde,
selon Rabardel, Pastré ou Mayen, ce n’est pas reconstruire l’ensemble
des savoirs scientifiques, c’est attribuer une fonction à cet objet, et
le mettre à sa main. » C’est ce qui permet, selon lui, de
dépasser le débat entre transmission et construction : je transmets
l’instrument, vous construisez le savoir…
Eric Roditi prend
l’exemple de l’enseignement des formes géométriques au primaire :
lorsque l’élève construit une activité de classement qui repose sur sa
perception globale, il est dans une construction de propriété
implicite, fondée sur la perception. Ce n’est souvent qu’au cycle III
que les enseignants enseignent explicitement les propriétés du
rectangle, vérifiées grâce aux instruments géométriques, pour permettre
de l’observation au raisonnement. Ce changement du perceptif au
rationnel provoque un intense bouleversement dans les têtes : le carré
n’est plus qu’un quadrilatère rectangle particulier… On déconstruit ce
qui semblait une évidence du quotidien… C’est ce qui se passera en
mathématique quand on comprendra qu’il est possible de calculer 4-6…
Dès lors, organiser ces différents niveaux d’appropriation du savoir
nécessite donc de repérer avec précision les « obstacles »
épistémologiques qui risquent de développer des malentendus et des
incompréhensions…
Pas
convaincu ? Voici par exemple un problème qui permette de mesurer le
poids des idées reçues… Testez-vous… :
Un rectangle de 10 cm de langueur a pour
périmètre 40 cm. Que peux tu dire de ce rectangle ?