Par François Jarraud
Pierre Merle, sociologue, auteur d’ouvrages sur la ségrégation scolaire, invite le ministre à faire des choix politiques.
Une partie des réformes de l’école prévues par le nouveau gouvernement sont déjà connues : rythmes scolaires, révision des programmes de l’école élémentaire, formation des maîtres… Réformes urgentes tant, sur les dix dernières années, les constats des recherches PISA sont alarmants : augmentation de la proportion d’élèves faibles, accroissement des inégalités de compétences entre élèves, origine sociale déterminant plus qu’ailleurs le destin scolaire. Toute la difficulté du redressement est, outre les réformes difficiles déjà programmées, de modifier en profondeur les spécificités du système éducatif français.
Côté système, en France, la conception des élèves en ce début du XXIe siècle est encore assez proche de celle du XIXe. Une approche naturaliste est trop souvent présente : certains élèves seraient doués et motivés ; d’autres, dénués de ces qualités, condamnés à des scolarités écourtées. Dans les siècles passés, une telle lecture essentialiste des individus a limité les filles, au prétexte des « devoirs de la maternité » et de leur « habilité », à l’univers domestique et aux travaux d’aiguilles. Que montre aujourd’hui la statistique scolaire ? Qu’elles sont désormais meilleures que les garçons, beaucoup plus souvent bachelières et licenciées ! Les principes d’égalité et d’éducabilité se sont imposés quel que soit le sexe. Ils doivent désormais s’appliquer à tous les élèves et l’emporter sur l’idéologie des dons qui vise, en invoquant les différences individuelles, non à expliquer les inégalités scolaires mais à les justifier. Pour quelle raison, les sorties sans diplôme concerneraient-elles moins d’un élève sur vingt dans certains systèmes éducatifs et plus d’un sur six en France ? Les petits Français seraient-ils, par nature, moins compétents que d’autres ?
La note et le stress
Côté système encore, l’école française est prisonnière d’une quantophilie obsessionnelle. Dès le plus jeune âge, les compétences des élèves, et par amalgame les élèves eux-mêmes, sont mesurés, hiérarchisés, sélectionnés. L’idée que la notation est indispensable aux progrès scolaires est même, pour certains professeurs, élèves et parents, une vérité indiscutable alors que certains systèmes éducatifs ont peu, voire pas du tout, recours à la note. Il en est ainsi de l’école finlandaise. Les écoliers ne sont pas notés avant onze ans et sont, ô miracle, parmi les meilleurs à quinze. Pour les élèves en difficulté, la note n’est pas seulement inutile, elle est aussi contreproductive. L’exigence institutionnelle de la note finit par se substituer à l’essentiel : aider, expliquer, apporter confiance et enthousiasme. Pour l’instant, surchargé de contrôles et de notes, l’élève français – les études PISA le montrent – est spécifiquement stressé, manque de confiance en lui, n’aime pas trop son école. Mieux vaut penser le temps scolaire en termes d’éveil, d’apprentissage, de formation, de découverte des savoirs. Aux jeunes âges, lorsque l’image scolaire de soi est encore fragile, la mauvaise note tend à réduire l’élève à ses erreurs, mine sa motivation, produit de la résignation acquise. L’élève n’est pas une performance qu’il faut évaluer mais une intelligence qu’il faut construire.
Côté système toujours, il faut refonder l’aide aux élèves en difficulté. Notre système éducatif est pervers. Il accrédite l’idée, par le biais de l’éducation prioritaire, qu’il donne plus à ceux qui ont moins. Ce discours généreux, illusion scolaire entretenue depuis trop longtemps, ne résiste pas à l’analyse. Ce sont les élèves de Classes Préparatoires aux Grandes Ecoles qui sont les grands bénéficiaires des dépenses éducatives ( ). Les dépenses dont profitent les élèves des ZEP sont réduites : moins d’options souvent coûteuses et plus de professeurs débutants deux fois moins rémunérés que les professeurs de fin carrière, plus expérimentés, en poste dans les établissements du centre ville… Il faut repenser le financement de l’école de façon à ce qu’il soit, pour chaque établissement, en adéquation effective avec la proportion d’élèves redoublants et en difficulté scolaire. Le principe d’un financement variable selon les conditions d’apprentissage est en œuvre en Belgique ou aux Pays-Bas, pourquoi ne serait-il pas en œuvre en France ?
Réduire la ségrégation
Côté système enfin, le professeur n’enseigne pas seulement à des élèves mais aussi à des classes qui ne sont en rien comparables. Il faut arrêter l’hypocrisie : il existe des « bonnes classes », dotées des options les plus recherchées, celles qui concentrent les bons élèves, celles où les progrès sont plus rapides et, à l’opposé, celles qui regroupent les enfants des catégories populaires où statistiquement les possibilités de réussir sont moindres. De nouveau, sous couvert de différences individuelles, notre école de la République scolarise de plus en plus séparément les enfants des catégories aisées et populaires. Certains tartuffes vont s’indigner : nous sommes une nation d’individus ! Tous différents ! Les établissements doivent s’adapter à chacun ! Il faut regarder l’école telle qu’elle est : les ghettos scolaires sont des réalités de plus en plus prégnantes ; les établissements des beaux quartiers, surtout dans le secteur privé, concentrent de plus en plus massivement les enfants des catégories favorisées. Que faire ? Réduire cette ségrégation sociale qui distingue les scolarités dès le plus jeune âge, repenser l’affectation des élèves dans les établissements, ne pas se contenter de l’actuel choix de l’école qui a stimulé les différences inter-établissements, construire une école de la République fondée sur la mixité sociale et non sur l’apartheid.
Les systèmes éducatifs dans lesquels la ségrégation sociale est réduite – les pays nordiques mais pas seulement eux – sont aussi ceux qui ont la proportion la plus basse d’élèves faibles (seulement 1% en Finlande !) sans réduire pour autant les performances des meilleurs. Même l’Allemagne, dont l’école par filières est ségrégative, a mis en oeuvre, suite à des évaluations PISA peu flatteuses, les recommandations de l’OCDE : réduire la ségrégation inter-établissement, diminuer les scolarités courtes professionnelles (la realshule), favoriser les scolarités longues pour tous (Gesamchule et Gymnasium). Le résultat a été spectaculaire. En moins de dix ans, de 2000 à 2009, la proportion d’élèves faibles a baissé, les inégalités de compétences scolaires entre élèves s’est réduite, le poids de l’origine sociale a été limité. Le gain en mixité sociale, même limité, a été au service de la performance et de la justice scolaire.
Des professeurs efficaces
Il reste encore une réforme cruciale à entreprendre. Elle concerne l’acte d’enseignement. Il existe des professeurs plus « efficaces » que d’autres. Cette réforme est essentielle et la plus difficile. D’abord, la recherche peine à définir les caractéristiques des professeurs efficaces, formule magique, instable dans le temps et encore mal connue. Le pragmatisme doit l’emporter sur le dogmatisme, les prêts-à-penser, les effets de mode. Ensuite, certaines pratiques professorales, parfois portées aux nues, telles l’individualisation, n’ont pas toutes les vertus dont ses promoteurs les ont parées. Pire, elles seraient contreproductives dans certaines situations. La classe n’est pas seulement un rassemblement d’individus, elle est aussi une collectivité. L’individualisation se réalise parfois au détriment du collectif, parfois même contre certains élèves qui vont davantage progresser dans l’anonymat de la classe. Enfin, il faut se garder du tout pédagogique. Si le professeur est un maillon central de la réussite, il fait partie d’une chaine collective qui relie les familles, le chef d’établissement, les autres personnels éducatifs et les caractéristiques structurelles déjà citées. Le professeur peut beaucoup mais il ne peut pas tout. C’est une organisation scolaire qu’il faut repenser, à la fois la structure, la culture éducative et le rôle des acteurs.
Lors du précédent quinquennat, les politiques éducatives mises en œuvre orientaient l’école française vers les systèmes éducatifs les moins performants et les plus inégalitaires, ceux qui donnent plus à ceux qui ont plus. Il est temps d’entreprendre les réformes éducatives favorables tout autant à l’équité qu’à l’efficacité, de revenir à l’égalité des droits, spécifiquement l’égalité des chances scolaires, de plus en plus promise, de moins en moins probable. Le fossé croissant entre la promesse d’égalité et la réalité grandissante de l’inégalité n’est pas seulement un renoncement à une école de la République digne de ce nom, elle détruit aussi, progressivement et en profondeur, le fondement même de la démocratie politique. Condorcet, vrai révolutionnaire et défenseur sans faille d’une école pour tous, en avait parfaitement mené l’analyse : « Un peuple éclairé confie ses intérêts à des hommes instruits, mais un peuple ignorant devient nécessairement la dupe des fourbes qui, soit qu’ils le flattent, soit qu’ils l’oppriment, le rendent l’instrument de leurs projets, et la victime de leurs intérêts personnels. »
Pierre Merle
sociologue, professeur d’université
Dernier ouvrage : La ségrégation scolaire, Repères, La Découverte, 2012.
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