Par Jeanne-Claire Fumet
La justice : une grande idée en dix rebonds
La notion de justice est l’une des plus structurantes, mais aussi des plus sujettes à discussion du registre philosophique : certitude intuitive ou habitude conventionnelle, comment trancher du droit légitime entre des revendications innombrables ? Le premier pas de la réflexion à ce sujet suppose de sortir des pseudo-évidences : la justice ne va pas de soi et les paradoxes qu’elle soulève demandent à être interrogés. Au fil de dix chapitres chronologiques, les auteurs nous accompagnent dans les variations successives des thèses majeures sur la justice, dont le dialogue parfois houleux permet de saisir la complexité et la profondeur du problème. Une approche éclairante et simple, illustrée d’exemples accessibles, bien adaptée au public lycéen.
De l’expression enfantine « c’est pas juste » à la revendication politique d’une « société plus juste », la notion de justice est à notre insu, toute notre vie, le modèle fondamental de nos jugements de valeur. Mais la conviction personnelle, si puissante qu’elle soit, ne suffit pas à entraîner l’adhésion universelle. Comment peut-on être si sincèrement convaincu de la justice de ce qui semble injuste à d’autres ? Question de tension entre la légalité et l’égalité, remarque André Comte-Sponville dans une préface d’une remarquable clarté. La première devrait exprimer la seconde, si tant est que cette expression pût se faire sans injustice : mais prendre sa part selon le droit qu’on estime sien, contre le droit commun, ou bien suivre le droit établi, au mépris des aléas de la situation réelle, n’est-ce pas encore agir injustement ? Norme régulatrice, la justice doit faire l’objet d’une réflexion qui ne peut jamais s’interrompre sans se trahir.
L’Antiquité grecque regarde la justice comme une vertu ordonnatrice suprême ; mais elle voit naître aussi, avec les écoles sophistiques, ses premiers détracteurs, refusant toute idée d’une norme transcendante. La période moderne formule à la fois les paradoxes abyssaux de la justice sociale sous la plume de Pascal et leur rationalisation géométrique chez Spinoza ; les Lumières font place au scepticisme de Hume, qui restitue à la justice sa part essentielle d’incertitude subjective, dans la sphère de la morale, avant que Rousseau ne l’élève au rang d’instinct divin, tandis que Kant lui attribuera le rang de tâche suprême assignée à l’homme dans le domaine politique. L’ambiguïté entre droit instauré et domination imposée reprendra sa vigueur chez Nietzsche, avant les synthèses néo-classiques d’Alain ou les fictions normatives de Rawls au XXème siècle.
Des exemples empruntés à la culture filmique populaire, et c’est une habileté des auteurs de ce petit ouvrage, viennent émailler la présentation des thèses principales, ce qui permet de rattacher constamment les enjeux conceptuels abstraits à des situations significatives de l’expérience vécue. Le lecteur se prend au jeu des positions antagonistes et accède progressivement à la conscience de la complexité du problème, sans plus chercher à atteindre la définition exhaustive qui « réglerait » définitivement la question. Ce petit ouvrage propédeutique réussit ainsi assez magistralement son pari d’introduire clairement à une grande idée sans rien sacrifier de sa complexité.
La Justice de Platon à Rawls, de Cyrille Bégorre-Bret et Cyril Morana. Préface A. Comte Sponville. Collection Petite Philosophie des grandes idées – Édition Eyrolles 2012. 197 pages, 13,90€.
Autres titres parus : Le désir, Le bonheur, L’amour, L’art, La religion, Le corps.
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