Depuis l’exploit de Valérie Trierweiler, la mode est aux mots tranchants comme des poignards ouzbeks.
Libé qui nous biberonne sur l’épineux retour de l’histoire-géo en terminale scientifique, n’a pas manqué d’en aiguiser la lame dans son édition du 22 juin 2012. Quand le poignard entre dans le globe, cela donne un titre angoissant : « la géographie est-elle le parent pauvre ? » Quand on le retire, c’est « les géographes sont des gens malheureux ». Trente cinq petites lettres qui font le tour de France par les réseaux sociaux, percutent la direction scientifique du festival international de géographie de Saint-Dié-des-Vosges et reviennent agrémenter les AG et cocktails de professeurs qui aiment les buffets de fin d’année.
Le gros bobo fait aux géographes serait pour Hubert Tison, le secrétaire général de l’APHG, un grand écart entre l’idée d’une géographie forcément catalogue et celle qui se veut « problématisée » (Laurence de Cock). Comptez que la géographie est « peut-être moins un enjeu. La France n’est plus un empire. Du coup, sa grandeur se joue plus sur sa culture et son histoire que sur sa géographie.» Enfin, pour enfoncer le poignard sur l’axe du globe, là où le climat se réchauffe aux pôles, la géographie se serait sentie dépouillée du volet physique par Claude Allègre qui ne la portait pas dans son cœur. Hubert Tison explique : «La géographie d’autrefois était trop pointue, mais on aurait pu trouver un équilibre. Plus personne ne sait ce qu’est une plaine aujourd’hui. On devrait remettre des fondamentaux dans cette matière, la rendre plus attrayante avec des récits de grands voyageurs, plutôt que de truffer les manuels d’articles d’économie très vite dépassés.»
On pratique souvent la presse pour savoir que, sortis de leur contexte, certains mots défrisent vite les lecteurs. Que les géographes qui ne se reconnaissent pas dans ces analyses tweetent l’APHG ! Sinon, l’association risque de pétitionner sur les bords de Meurthe cet automne pour le retour des cuestas et du vénérable Jack Lang venant de tomber du parachute déodatien. Trève de plaisanterie, les questions sont autrement plus complexes que l’audimat comparé des géographes face aux historiens à C’est dans l’air !
Dans un de ces dîners mondains dont raffole la capitale, je me suis trouvé chez des voisins qui avaient invité Jean Delumeau. Me demandant des nouvelles de ma corporation, le grand historien de la peur, encore traumatisé par son oral de géographie à l’agrégation d’histoire, me lança tout à trac : « Alors, les géographes ? Toujours le cul entre deux chaises ? » Sans rien laisser paraître de ma surprise, en fait de chaises, j’appris qu’il parlait de la « géographie physique » et de la « géographie humaine » et que pour lui, en 2012, la géographie se résumait à une expérience sportive qui rejoint la métaphore d’Hubert Tison et son « écartèlement ».
Devant tant d’incompréhension, faut-il incriminer la médiocre capacité des géographes à communiquer ce qu’ils font ? Faut-il plaider coupable sur l’ennui que notre discipline provoque chez les élèves du secondaire ? Ou se réjouir que les géographes des universités soient les mieux servis en matière d’emploi quand les historiens les moins brillants doivent se contenter de concourir au Capes pour faire bouillir la marmite ? Faut-il encore comparer les audiences des festivals d’automne, les rendez-vous radiophoniques (que faites-vous donc, Sylvain Kahn, de votre balcon de France-Culture?), les rayonnages de publications ?
Tout cela ne nous intriguerait pas si ces réformes à l’infini, ces programmes à vendre et ces heures à défendre, ces jacqueries professionnelles ne disaient pas, à eux seuls, le malaise d’une profession au pied d’un mur d’innovations techniques ne parvenant pas à franchir le seul de la pédagogie. Est -ce que la nouvelle génération montante d’inspecteurs et d’universitaires (quelle belle oeuvre que cette Histoire de France chez Belin, sous la houlette de Joël Cornette qui nous a valu un somptueux buffet à l’institut de France, mazette !), de clionautes et de géonautes, d’élèves aussi forçant le courage de certains enseignants pour travailler autrement, est-ce que tout ce petit monde va parvenir, un jour, à dire ce qu’aujourd’hui la géographie et l’histoire font ensemble, s’ils ont raison d’attendre la mort comme ces vieux couples qui se chamaillent et restent inséparables ?
Quant au blues des géographes, qu’on se rassure chez Clio, il n’est pas à l’ordre du jour. Oui, les montagnes russes des programmes sont rudes pour certains. Oui, nos livres sont moins brillants que les sagas napoléoniennes, les sombres récits de Vichy et cette perle du moment qu’est L’entretemps de Patrick Boucheron (Verdier). Non, les géographes ne regrettent pas les empires et, oui, ils détestent l’économie. Mais Dieu merci, ils sont heureux : qu’on se le tweete !
Gilles Fumey est professeur de géographie culturelle à l’université Paris-Sorbonne et à l’IUFM de Paris. Il a animé les Cafés géographiques jusqu’en 2010. Il est le rédacteur en chef de la revue La Géographie.
Pour aller plus loin
Un débat au Flore, il y a dix ans : « Histoire et géographie : faut-il les pousser au divorce ? »
http://www.cafe-geo.net/article.php3?id_article=26
Sur le site du Café
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