Un colloque sur la fracture numérique, proposé par l’association Lecture Jeunesse, posait, jeudi 7 juin, à la Mairie du Xème arrondissement, la question des inégalités des jeunes face à l’essor des nouvelles technologies. Conviés par la directrice, Sonia de Leusse-Le Guillou, Elie Maroun, de l’Agence de Lutte contre l’Illettrisme, Gérard Valenduc, informaticien, Karine Aillerie, de l’Agence Nationale des usages des TICE, Véronique Drai -Zerbib, psychologue cognitiviste, Pascal Cotentin ,conseiller TICE au Rectorat de Versailles et Michaël Stora, psychologue spécialiste des mondes virtuels, entendaient montrer que les vrais dangers ne sont pas là où l’on croit : ni dans l’addiction, ni dans l’enfermement, mais dans la perte des références communes à un monde en mutation, faute de maîtriser un « bon » usage des pratiques numériques.
L’accès ou non à internet ne serait pas la condition déterminante de la fracture numérique, mais plutôt l’incapacité à maîtriser tous les registres des ressources technologiques. Toutes les utilisations ne se valent pas et les clivages socio-culturels se retrouvent dans l’hétérogénéité des pratiques juvéniles. Alors que les TICE tendent à développer des stratégies pédagogiques diversifiées et mieux adaptées aux générations scolaires, la diversité d’investissement et d’appropriation des outils à des fins socialement utiles approfondit les clivages.
Lire sur internet : butiner ou apprendre ?
La lecture sur écran n’est pas de même nature que sur papier : les mécanismes perceptifs sont les mêmes , mais le traitement de l’information très différent. Gestion de l’espace, de la simultanéité ou du défilement des images, multiplication des modalités de présentation des données, le rapport à l’information se complexifie sans que les capacités cérébrales s’étendent. Mais cela n’implique pas nécessairement une moindre captation de connaissances, remarque Véronique Drai -Zerbib, Docteur en psychologie cognitive et chercheur au LUTIN (Laboratoire des Usages en Technologie Numérique, Cité des Sciences Paris). Plutôt que d’opposer lecture numérique et papier, mieux vaudrait voir en quoi elles se complètent et s’accompagnent, pour la rapidité et l’extension en volume et pour l’étude et l’acquisition en profondeur. Si les problèmes d’inconfort visuel liés au rétro-éclairage sont en cours de résolution avec les nouvelles tablettes, l’essentiel de la mutation numérique de la lecture résidera sans doute dans l’émergence d’une expertise spécifique par l’usage précoce et fréquent. Les différences d’aptitudes selon les pratiques resteront sans doute les mêmes qu’avec la lecture papier.
L’usage des outils numériques à l’école est une réelle opportunité de diversification des méthodes selon les élèves, entendait montrer Pascal Cotentin, IA et conseiller TICE au Rectorat de Versailles. Ballado-diffusion au CE2 pour progresser en dictée, tablettes pour autonomiser une partie de la classe dans un cours double, ou pour faciliter l’accès aux informations techniques en bac pro, modes d’externalisation des activités scolaires vers les familles, les usages des TICE sont nombreux et les enseignants ne cessent d’en inventer. Mais le problème des équipements et de la qualité de connexion engendre des disparités territoriales importantes. Difficile parfois d’admettre qu’il faut équiper les écoles et collèges à un niveau de coût élevé. Le rôle des collectivités locales ont un rôle déterminant à jouer, à cet égard, pour un enjeu éducatif et une évolution culturelle non négligeables. « A vous entendre, j’ai l’impression d’avoir affaire à un vendeur de tablettes numériques », lance une responsable de bibliothèque à l’I.A. Signe d’incompréhension ou de défiance légitime, entre acteurs publics de l’accès à la culture ?
Se construire avec internet à l’adolescence.
Spécialiste de psychologie des mondes virtuels, chargé de la cellule de veille psychologique des blogs Skyrock, Michaël Stora dédramatise les angoisses parentales : dans un contexte où les parents investissent tous leurs désirs sur leurs enfants, substituant un idéal du moi irréalisable au surmoi autoritaire auquel on pourrait au moins obéir, l’adolescent gère assez bien son élaboration narcissique dans les univers virtuels, où il mêle habilement le second degré et la culture du « false » qui lui permet d’avancer masqué et de déployer une multitude de facettes « dont il s’agit de tester la compatibilité avec le monde réel ». D’où le succès de jeux vidéos ouvertement fantasmatiques, dans lesquels peuvent s’ébrouer les rêves les plus délirants d’héroïsme et de domination, mais aussi des blogs alternatifs (un pour les groupes, un pour les amis, un pour l’amour, un pour les parents, etc.) qui constituent de précieux espaces d’expression et de créativité. Mais rien de vraiment plus grave, souligne Mickaël Stora, que l’addiction des aînés aux images télévisuelles, comparativement plus pauvres et plus passives. Paradoxe cependant de ces paradis artificiels d’émancipation virtuelle : l’accès n’en reste pas moins financé par les parents, ce qui sur-active l’effet cocon du foyer que les jeunes n’éprouvent guère le besoin de quitter. Pas de vrais dangers, cependant, dans les usages ludiques du numérique, où l’on craint moins le « cyber-prédateur » que le virus informatique, et la mort de son avatar que l’extinction de l’ordinateur ; mais peut-être pourtant, déjà perceptible chez les trentenaires, une intolérance à toute forme de hiérarchie dans le travail qui pourrait se révéler difficile à gérer.
Les nouvelles formes de sociabilité émanées des réseaux sociaux, blogs, jeux en ligne et multiples usages ludiques et éducatifs du numérique, laissent présager nombres d’inégalités et de fractures souvent entées sur des inégalités socio-culturelles bien installées, qu’elles risquent d’aggraver : l’habileté à jouer et à se jouer des images, à transgresser en évitant les risques, à manipuler l’environnement familial, scolaire, social à bon escient, n’est pas une donnée numérique mais un effet éducatif implicite dont on ne ne perçoit pas toujours l’impact déterminant, derrière l’image pittoresque de « digital natives génération ».
Jeanne-Claire Fumet
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