La mort du manuel papier est-elle programmée ? Professeurs, élèves, parents sont presque tous utilisateurs des outils numériques et tout semble installé pour un saut qui pourrait aussi dégager des économies. Certains y pensent. D’autres le décident. Mais à y regarder de plus près le papier a encore des atouts. Changer de manuel c’est un peu changer d’école…
Pour le secrétaire américain à l’éducation, Arne Duncan, la cause est entendue : il souhaite le passage au manuel numérique dans 5 ans. Et certains états, car ce sont eux qui décident finalement et non le pouvoir fédéral, misent aussi sur le numérique comme la Californie, l’Utah ou l’Indiana. Des districts scolaires se sont équipés de Kindle ou d’iPads. Apple aurait déjà vendu plus d’un million d’appareils aux institutions scolaires. En France on sait qu’une expérimentation concernant près de 20 000 collégiens est lancée. L’intérêt est donc bien là des deux cotés de l’Atlantique pour le manuel numérique.
Est-ce économique ?
A cela plusieurs raisons. Le numérique est entré dans la vie quotidienne et on sent bien qu’un manuel numérique pourrait apporter beaucoup aux apprentissages, à la motivation des élèves et qu’on passe peut-être à coté de quelque chose d’intéressant. Et puis il y a la crise économique. En France comme aux Etats-Unis il faut réduire les coûts. Et le numérique fait miroiter des économies. Il semble beaucoup moins couteux que les montagnes de papier. Est-ce si sur ?
Dans un article d’Education Week, un site américain d’information sur l’éducation, le représentant d’un grand éditeur scolaire rappelle que « le papier est peu cher et qu’il dure 7 ans ». Par contre le manuel numérique suppose que l’on ait des ordinateurs ou des tablettes. Et s’ils remplacent les manuels papier il faut qu’ils fonctionnent c’est à dire que la maintenance doit être à la hauteur. Or on sait bien que c’est un point noir du système éducatif français et c’est peut-être une des raisons pour lesquelles les manuels numériques, même gratuits, peinent à trouver leur place. En France pour le moment le manuel numérique s’ajoute généralement au manuel papier.
Et efficace ?
Le manuel numérique est-il plus efficace que le manuel papier ? Pour Alain Chaptal, Chercheur au LabSic de Paris 13, la question reste à étudier. « Aujourd’hui quand on regarde les outils du professeur, le manuel papier est en tête. Là où est utilisé le manuel numérique il apporte beaucoup de satisfaction. Pourtant souvent les manuels numériques en France comme aux Etats-Unis ne sont que des manuels papier numérisés. L’apport interactif est très limité ». Le numérique ne permettrait-il pas de mieux individualiser l’enseignement ? Là aussi, pour Alain Chaptal, la question relève encore de la recherche. « Pour aller vers la personnalisation il faudrait définir des profils d’élèves . C’est un espace de recherche fondamentale qui reste à découvrir ». Même sentiment pour Pierre Hagnerelle. Inspecteur général, il suit le déploiement des manuels électroniques en collège. En juin 2011 il nous disait. » Pour le moment on voit les défis à relever… L’expérimentation nous permet de voir dans une grande échelle les vrais difficultés aussi bien pour les équipements que les pratiques. On travaille avec les éditeurs à des manuels nouveaux avec des fonctionnalités différentes mais qui tiennent compte de ce que les professeurs sont capables de prendre en charge devant les élèves ». Car l’écart reste grand entre les audaces du professeurs dans ses usages personnels et ce qu’il est possible de faire devant la classe…
Manuel et culture scolaire
C’est que le manuel scolaire est étroitement lié à la culture scolaire. » L’utilisation des manuels scolaires est très imbriquée avec l’histoire de l’école. De Condorcet et son manuel de mathématiques à G. Bruno et son « tour de France de deux enfants », on pu voir progressivement se développer cet objet pédagogique qui a fini par s’imposer comme incontournable, semble-t-il dans l’enseignement », écrit Bruno Devauchelle, auteur de « Comment le numérique transforme les lieux de savoir ». » Pour de nombreux enseignants le manuel scolaire est d’abord un point d’ancrage. En ce sens il recouvre plusieurs fonctions qui sont rassemblées dans ce seul objet et qui vont être mises en oeuvre dans la classe et plus généralement dans l’année. Parmi ceux-ci on peut citer les sources documentaires, les exercices, le conducteur de l’année, le lien avec le programme officiel, l’objet transitionnel avec l’élève et la famille… Le manuel scolaire fait partie de l’identité du monde scolaire ».
Il y a pourtant des exemples de manuels numériques qui ont réussi à trouver leur public enseignant. On pense à ce qu’édite Sesamath ou à Sésâme, le contre manuel développé par les professeurs de SES pour détourner le programme officiel. « Ca montre bien qu’il n’y a qu’en situation de lutte que les enseignants s’emparent massivement du manuel numérique », explique Alain Chaptal. Dans des disciplines sans tradition collégiale, comme celle des professeurs de maths et sans guerre lancée par la rue de Grenelle, le manuel numérique n’a pas percé.
Manuel et ressources numériques Certains enseignants ont aussi abandonné le manuel pour grappiller sur la toile leurs propres supports d’enseignement. Ces ressources numériques peuvent-elles remplacer le bon vieux manuel ? Pour P Hagnerelle, cela pose la question de ce qu’est un manuel. « Faut-il continuer à proposer aux élèves des formes de manuel structurées et structurantes ? Et comment concevoir un manuel qui soit réellement pour l’élève et pas pour le professeur ? « , nous dit-il. » Aujourd’hui les éditeurs produisent leurs manuels pour les enseignants. Ils correspondent aux usages des professeurs pour leurs préparations de cours ou pour une utilisation en séance comme par exemple en utilisant des ressources du manuel avec un TBI ou un vidéoprojecteur devant les élèves. Aujourd’hui les enseignants demandent plutôt des manuels numériques où le professeur puisse recomposer les documents, qui soient ouverts. On n’est pas sûr qu’il faille cela pour les élèves. Pour eux il faut un outil structuré ». Pour A. Chaptal, si certains enseignants produisent leurs ressources, la masse a besoin du manuel, un outil efficace qui fait gagner du temps. Pourquoi faire soi -même quelque chose pour lequel il y aune offre sérieuse ? ». Un outil de transition
Le présent du manuel numérique est pourtant assuré. « Tant qu’on aura des programmes nationaux il faudra des manuels », estime A. Chaptal. « Le grand intérêt du manuel numérique c’est qu’il aide des enseignants à aller vers le numérique dans des pratiques bien balisées. Le manuel numérique permet de faire évoluer ses pratiques à son rythme, en pleine sécurité. » « On a d’abord besoin de réflexion pédagogique », estime P. Hagnerelle. « Que les professeurs s’approprient les outils. Il faut du temps ». Le temps de la classe peut-il être différent de celui de la société et particulièrement de celui des jeunes ? L’avenir du manuel et des ressources numériques se joue aussi dans cette question.
François Jarraud Article d’Education Week