Par François Jarraud
Co-auteur avec Jacques Crinon, de « La construction des inégalités scolaires », Jean-Yves Rochex attend du nouveau gouvernement la rupture avec la mise en concurrence des établissements. Il appelle à la mise en place d’une véritable politique prioritaire qui s’accompagnerait d’une réflexion sur la pédagogie d’une véritable démocratisation scolaire.
L’urgence en matière de politique d’éducation, est à la rupture radicale avec les orientations libérales basées sur la mise en concurrence des individus et des établissements, sur l’individualisme et la soumission des missions de l’école aux logiques de marché. Elle est à l’affirmation – dans les faits, dès aujourd’hui et à plus long terme – des visées de démocratisation de l’accès aux savoirs et à leur exercice critique, et de réduction des inégalités, sociales et sexuées, à l’école comme ailleurs. Toutes les études internationales confirment que notre système éducatif est l’un de ceux où le « déterminisme social » pèse le plus lourd sur les apprentissages et les performances scolaires, et qu’il souffre non d’un excès mais d’une insuffisance de démocratisation et de logiques de concurrence et de ségrégation qui menacent son unité même.
Des dotations inégalitaires
L’un des premiers actes d’une telle rupture devrait à mon sens être de généraliser et de mettre en œuvre le principe « donner plus à ceux qui ont le moins » bien au-delà des écoles et établissements concernés par la politique ZEP (dans lesquels il est d’ailleurs loin d’être effectif comme l’a montré le récent rapport de la Cour des comptes). La dotation en moyens budgétaires et humains de toutes les écoles et établissements devrait, selon ce principe, être différenciée et varier de manière progressive en fonction des caractéristiques sociales et culturelles des populations qui y sont accueillies, selon des critères élaborés et mis en œuvre de manière transparente et démocratique.
Une telle mesure aurait pour effet d’inscrire l’objectif de lutte contre les inégalités dans les principes mêmes de fonctionnement de l’ensemble de notre système éducatif, et de ne pas l’identifier à la seule politique ZEP, dont les derniers avatars n’ont d’ailleurs plus grand chose à voir avec cet objectif. Elle permettrait également de reconfigurer drastiquement cette politique en rompant tant avec les processus de dérégulation dont le programme Eclair est un véritable cheval de Troie, qu’avec les logiques méritocratiques individualistes et naturalisantes visant à promouvoir les « bons pauvres » à « l’excellence » et à « l’élite » (logiques que l’on n’a pas vu à l’œuvre de la part des seuls ministères de droite), et assignant la grande majorité des élèves de ZEP à des conditions d’apprentissage dégradées et à une version édulcorée du socle commun.
Il s’agit au contraire de mettre en œuvre un plan d’urgence et d’ampleur (une sorte de « plan Marshall » éducatif) au service de la réussite de tous dans les écoles et établissements les plus fragilisés. La mise en œuvre du principe de dotation inégalitaire précédemment évoqué permettrait de cibler et de concentrer cet effort sur les quartiers et les établissements les plus précarisés plutôt que de maintenir la situation actuelle, issue d’une extension peu raisonnée de la carte des ZEP et d’une dilution parallèle des maigres efforts consacrés à cette politique (situation qui, elle non plus, n’est pas le seul fait des ministères de droite).
Réconcilier pédagogie active et explicite
Ce principe et cette exigence – en actes – de justice sociale doivent également être principe et exigence de culture. C’est dire, qu’au-delà des moyens indispensables, il n’y aura pas de réelle démocratisation sans examen critique rigoureux des modes d’élaboration, de définition et de transmission de la culture scolaire. On sait aujourd’hui que tous les dispositifs ou toutes les pratiques d’enseignement ne se valent pas au regard des enjeux de démocratisation, que des modes de faire qui se veulent innovants et favorables aux enfants de milieux populaires peuvent aller à l’encontre des objectifs poursuivis et s’avérer aussi inégalitaires que les modes de faire dont ils visaient à se démarquer. Il y a là un enjeu majeur, que 30 années de politique ZEP ont contourné, et qu’il convient d’affronter sereinement mais radicalement, à l’encontre des débats caricaturaux, des postures dogmatiques et des oppositions simplistes entre « pédagogues » et « républicains », entre « centration sur les enfants » et « centration sur les savoirs ». Il faut œuvrer à concilier les acquis des pédagogies visant à ce que les élèves soient en activité intellectuelle et les exigences des pédagogies explicites et structurées, pour ne pas laisser à la charge des familles ou du hors l’école la construction de ce qui est nécessaire pour apprendre et réussir à l’école.
Ces questions, professionnelles et politiques, doivent être mises au centre de la formation, initiale et continue, des enseignants, qu’il faut aujourd’hui repenser et reconstruire entièrement. À l’encontre aussi bien d’une prescription de résultats dont la seule régulation serait la carotte financière ou la concurrence entre écoles et établissements, que de la prescription autoritaire de supposées « bonnes pratiques », ou encore de la diffusion peu maîtrisée d’idéologies pédagogiques hasardeuses, il s’agit de faire que les enseignants soient beaucoup mieux outillés, sur les plans conceptuel, technique et réflexif, pour faire face aux nouvelles exigences de leur travail, individuel et collectif. C’est là un chantier urgent et d’importance primordiale après le désastre qu’a été la mise en œuvre de la mastérisation.
Un toilettage conceptuel
Plus largement, c’est le chantier de ce que doit être la culture scolaire qui doit être réouvert, bien au-delà du débat sur le socle commun et des modalités calamiteuses de sa mise en œuvre, pour faire que la culture scolaire et ses modes de définition, de découpage et de transmission soient culturellement plus pertinents et socialement moins inégalitaires pour les milieux populaires. La perspective d’un tel chantier a été dressée par Wallon il y a plus de 50 ans, dans un propos qui demeure d’une actualité criante en un temps de remise en cause du « collège unique » : si « la triade théorie-technique-pratique paraît bien avoir des applications en pédagogie », affirmait-il, ce ne doit pas être « comme principe de différenciation scolaire entre les enfants, (mais) bien au contraire comme une obligation d’organiser pour chacun d’eux toutes les formes possibles de leur activité », pour aller à l’encontre de « cette mutilation de l’homme en Homo sapiens et Homo faber qui a longtemps pesé sur l’organisation de notre enseignement »(1) . Ce qui requiert non seulement de faire toute leur place aux « humanités techniques », mais également à la composante opératoire, productrice et fabricatrice de toute œuvre, de tout savoir et de toute culture.
Tout cela suppose des orientations politiques fortes, mais aussi un toilettage conceptuel qui fasse litière des idéologies individualistes naturalisantes visant à la maximisation des talents ou du potentiel dont serait porteur chaque individu, à lui permettre de découvrir et réaliser son « excellence propre ». Bien plus que de reconnaître la « diversité » des talents, des aptitudes, des besoins ou des rythmes supposés propres à chacun pour y « adapter » le fonctionnement et les objectifs du système éducatif et des établissements, au risque d’entériner et de naturaliser ainsi les inégalités sociales et d’aller vers une logique accrue d’éclatement du service public, il s’agit de travailler à élucider, non pour s’y adapter mais pour les transformer, les processus sociaux et scolaires qui donnent forme et contenus aux caractéristiques et aux conduites des élèves, aux « besoins spécifiques » qui seraient les leurs, aux « risques » auxquels ils seraient exposés ou dont ils seraient porteurs, et aux « problèmes » qu’ils poseraient aux formations sociales et aux systèmes éducatifs. Perspective que ne facilite pas les multiples ambiguïtés qui fondent, à gauche comme à droite, nombre de discours et de projets sur les rythmes scolaires, l’individualisation des parcours, la différenciation de la pédagogie ou encore sur l’autonomie des établissements.
Pour conclure, précisons que tout ce qui précède serait vain sans une politique de défense d’un service public d’éducation, contre les logiques de concurrence et de ségrégation sociale entre boutiques de luxe et officines de pauvres. D’où la nécessité d’une politique inventive et offensive de redéfinition et de régulation de la carte scolaire qui ne pèse pas sur les seuls acteurs locaux, qui sache mettre en actes les principes d’unité du service public, de solidarité et de collaboration entre établissements, et les imposer à l’enseignement privé aussi bien qu’à l’enseignement public.
Jean-Yves Rochex,
Équipe ESCOL-CIRCEFT, Université Paris 8 Saint-Denis
Liens :
Le dossier des 180 jours de Hollande
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/0[…]
Rochex au grand jury des pédagogues
http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2012/02/0[…]
Note :
1- Henri Wallon, « Éducation et psychologie », 1961, repris in H. Wallon, Psychologie et dialectique, Paris, Messidor, 1990.
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