Propos de Françoise Cahen recueillis par Jean-Michel Le Baut
« Les réseaux sociaux sont un support d’écriture très stimulant »
Françoise Cahen est professeure de lettres modernes au lycée Maximilien Perret d’Alfortville. Dans le cadre de séquences consacrées au roman de Maupassant « Bel-Ami », elle a conçu et mené avec ses élèves une utilisation pédagogique originale de Facebook : les élèves y ont réalisé des quizz interactifs pour mieux s’approprier les caractéristiques des personnages, ils s’y sont aussi livrés à un jeu de rôles qui a permis de transposer en partie le roman sur le réseau. L’objectif : comprendre qu’un roman, c’est aussi un réseau social de personnages. L’effet secondaire : une éducation aux bons usages d’internet. La leçon : il n’y a pas d’espace, fût-ce un réseau social souvent diabolisé, où on ne puisse introduire de la pédagogie et de la littérature…
Pouvez-vous nous présenter globalement le travail mené autour du roman de Maupassant ?
Une première année, avec une classe de 2nde, j’ai travaillé sur les six personnages principaux du roman Bel-Ami. Nous nous sommes d’abord demandé : « Que faut-il savoir quand on décide d’étudier un personnage de roman ? », pour décider des grandes orientations de notre étude. Nous avons ensuite réalisé, par groupes, des cartes heuristiques qui résument toutes les facettes de ces personnages. Chaque groupe a également dessiné les personnages après cette étude. Nous avons mis en ligne nos travaux sur le site « clic-lettres », que nous partagions avec une classe de Chambéry et une classe de Lons-le-Saunier, qui étudiaient également ce roman.
L’année suivante, toujours avec des élèves de seconde, nous avons conçu un jeu de rôles, en concevant pour chaque personnage du roman un profil Facebook, ce qui a permis de les faire communiquer entre eux, en transposant une partie du roman. Le but ultime de l’exercice était d’arriver à écrire un plan de dissertation, autour du sujet suivant : « Pourquoi peut-on dire que les personnages de Bel-Ami forment un réseau social ? »
Comment avez-vous réalisé ces activités ? combien de temps ces phases de travail ont-elles duré ?
Nous avons pris seulement une heure pour réaliser le test, dont le titre était « Quel personnage de Bel-Ami es-tu ? ». Mais il était en vérité l’aboutissement de toute notre séquence de travail. Et j’ai pris toutes mes précautions pour qu’on ne puisse pas dire que j’incitais activement mes élèves à aller sur Facebook! Nous avons réalisé le test sur papier en classe, et je l’ai tapé moi-même en me connectant personnellement sur le réseau social, en dehors du cours, sur une des applications du site qui permet de réaliser des quizz interactifs.
Pour la transposition d’une partie du roman sur Facebook, nous avons également limité la durée du travail dans le temps (car on pourrait étendre indéfiniment ce genre d’activité !) sur deux heures. J’ai demandé à mon proviseur l’autorisation exceptionnelle de débloquer l’usage de Facebook, normalement interdit dans mon établissement, pour ce projet précis. Il a accepté. En fait, je n’imaginais pas qu’une grande partie des élèves allait ainsi, grâce à cette activité, découvrir le paramétrage des comptes sur Facebook, que tous utilisaient pourtant pour leur usage personnel, mais souvent sans faire attention aux moyens de protéger leurs données. J’ai constaté que ma démarche dépassait alors le simple exercice d’écriture ludique, et ses objectifs plus pointus de réflexion sur la notion de réseau des personnages : en les accompagnant ponctuellement sur Facebook, je leur donnais des clés essentielles de sécurité pour eux-mêmes. Cela a fini de me persuader que l’éducation nationale avait bien un rôle à jouer dans l’éducation aux usages des réseaux sociaux.
Comment les élèves se sont-ils investis dans ce travail?
Les élèves se sont montrés très motivés par ce travail, qu’ils ont visiblement trouvé aussi intéressant que drôle. A vrai dire, quand je leur ai annoncé ce projet, ils n’en revenaient pas ! Chaque étape leur a plu, car ils n’ont pas eu la sensation d’effectuer un travail scolaire. L’étude méthodique des personnages avait un but concret qui dépassait le cadre du lycée, et celui-ci était social, public, grâce à Facebook. Cela semblait donner du sens à la démarche d’étude, dans le fond très classique, du roman. Ce qui m’a le plus frappé, c’est la familiarité qu’ils ont développée avec les personnages.
Ce quizz sur Facebook et ce jeu de rôles avaient-ils été immédiatement proposés aux élèves comme l’aboutissement de la séquence de travail ou ont-ils été la « cerise sur le gâteau » ?
J’ai pour habitude de présenter aux élèves les objectifs de l’ensemble de la séquence de travail dès le départ. Ces activités étaient à la fois un aboutissement et une cerise sur le gâteau. En réalité, elles matérialisaient sous la forme d’un « objet public » très séduisant et ludique, le fruit de toute une étude collective très sérieuse du roman. Ce fut un moteur de la motivation des troupes, alors qu’à première vue, on pourrait penser qu’il s’agissait d’un gadget superficiel. J’ai travaillé la cohérence de l’exercice avec tout le reste de la séquence pour que ce ne soit pas un simple surf avec la mode adolescente. Dans le cas du jeu de rôles, l’aboutissement ultime était tout de même un plan de dissertation : donc un exercice qui est fondamentalement académique. L’innovation ne doit pas exister pour elle-même ; elle me semble utile quand elle aide les élèves à atteindre des objectifs scolaires.
Avez-vous rencontré des difficultés particulières dans la mise en œuvre de ce projet ?
Pas vraiment. Je dispose d’un logiciel qui permet de contrôler à distance les écrans de mes élèves, ce qui me permet aussi de surveiller l’utilisation purement pédagogique des sites qu’ils utilisent. Le réseau des personnages pour le jeu de rôle permet aux élèves d’observer ce qu’écrivent les autres, et ils se sont parfois corrigés entre eux, comme pour d’autres expériences d’écriture collaborative. Je tiens à signaler que les parents d’élèves n’ont émis aucune réserve concernant ces projets.
Quel bilan tirez-vous de cette expérience ? En particulier, qu’est-ce que l’utilisation de Facebook vous semble avoir spécifiquement apporté aux élèves ?
Je suis très contente de ce travail sur Bel-Ami, pas seulement à cause de l’utilisation de Facebook, qui finalement, n’en a été qu’une des facettes. La collaboration au site inter-académique « clic-lettres » a été tout aussi motivante. J’ai voulu approcher avec précaution ce réseau social si important dans la vie de nos élèves, parce qu’il me semble dangereux que la culture et la vie scolaire s’en excluent elles-mêmes. Le travail avec Facebook a non seulement dépoussiéré vigoureusement l’étude du roman, qui n’a pas toujours assez de sens concret pour les élèves, mais il a permis à Maupassant de s’immiscer modestement dans ce réseau trop souvent synonyme de sous-culture. J’ai un peu rusé en n’en faisant pas une utilisation directe, mais j’ai utilisé une petite porte pour y faire une entrée. Il doit y avoir d’autres moyens d’arriver à se saisir pédagogiquement de cet outil si populaire, en détournant ses usages habituels, j’en suis convaincue.
D’autre part, il est de notre devoir de les sensibiliser aux réflexes de sécurité et de paramétrage des comptes sur les réseaux sociaux, et c’est en les y accompagnant concrètement qu’on y arrivera.
Avez-vous l’intention de prolonger cette expérience originale ?
Oui, en fait, j’ai déjà travaillé sur d’autres expériences utilisant les réseaux sociaux… En terminale littéraire, les élèves ont réalisé des « distributeurs automatiques de citations » en créant des applications sur Facebook qui permettent un tirage aléatoire de phrases-clés qu’ils ont eux-mêmes sélectionnées dans les œuvres au programme, créant ainsi leur propre outil de révision. J’ai aussi décidé d’utiliser Twitter, que les élèves connaissent de mieux en mieux, et qui est un réseau plus facile à exploiter dans un cadre scolaire. Cette année, en seconde, nous avons créé une « twissertation », une dissertation entièrement composée de tweets ! Mais beaucoup d’autres choses restent à inventer ! Je pense que les réseaux sociaux sont un support d’écriture très stimulant, dont nous devons nous saisir.