Propos de Claire Berest recueillis par Jean-Michel Le Baut
« Heureux et fiers de tout ce que les élèves ont accompli »
Claire Berest est professeure de lettres au lycée de l’Iroise à Brest. En collaboration avec des collègues de disciplines diverses, elle a orchestré un projet autour des questions de genre : comment lutter contre les représentations, souvent culturellement sexistes ou homophobes, souvent socialement et scolairement discriminantes ? Favoriser le respect et la mixité, aider à la construction de son identité et de son orientation : les enjeux de l’opération sont forts, essentiels mêmes. Les implications pédagogiques en sont tout aussi intéressantes, tant les activités menées ont été variées et donc riches, dans les contenus abordés (l’argumentation, l’image fixe et cinématographique, les filières scolaires et les voies professionnelles …) comme dans les démarches adoptées (recherche et analyse documentaire, activités orales, adaptation théâtrale d’une œuvre, réalisation d’une exposition à partir de données sociologiques et mathématiques …). L’action de Claire Berest montre, s’il en était besoin, combien la pédagogie de projet permet de donner du sens aux apprentissages pour les consolider et de remettre du lien dans l’école pour la fortifier : la rencontre et les échanges qu’elle a organisés autour des stéréotypes de genre entre des élèves de seconde et de sixième apparait en l’occurrence comme une vivante et éclairante leçon, pour tous les enseignants autant que pour les élèves engagés dans le projet.
« Le Père Noël est-il sexiste ? » : voilà une question bien provocante ! Votre projet semble avoir pour but de bousculer les représentations : lesquelles et pourquoi ?
L’objectif principal de ce projet était d’amener des élèves de seconde à prendre conscience que le genre est un des déterminants de l’orientation. Il est en effet frappant de constater que les élèves sont conscients que certains éléments sont déterminants dans leur orientation : mais parmi les nombreux facteurs qu’ils citent, qui vont des notes à la motivation, en passant par l’influence des amis, de la famille et de l’entourage, la question du genre n’est pas évoquée. Ils sont conscients que l’accès à l’information n’est pas le même pour tous ou que les moyens financiers peuvent constituer des obstacles, autrement dit, ils sont conscients de l’importance des déterminismes sociaux ; mais étrangement être une fille ou un garçon n’est pas identifié par eux comme un élément déterminant, alors même que le système scolaire qui les entoure leur démontre le contraire, à travers par exemple la répartition des uns et des autres dans les filières. Tout se passe comme si le genre apparaissait comme un facteur d’orientation justifié, logique, donc comme un élément qu’il n’est pas nécessaire de combattre : la sur-représentation des filles ou des garçons dans telle ou telle série n’est même pas ressentie comme fatale mais regrettable, elle est considérée simplement comme normale.
Or cette répartition filles / garçons ne fait le bonheur ni des uns ni des autres : pas plus celui des filles, pour lesquelles collectivement enseignants comme parents ont souvent encore moins d’ambition, et qui s’imaginent parfois difficilement se diriger vers certaines filières, scientifiques par exemple ; que celui des garçons, dont la sensibilité littéraire ou artistique notamment est, a contrario, souvent bridée. Or, à un âge où la question de l’identité sexuelle est aussi cruciale, comment ne pas comprendre qu’un élève préférera ne pas se mettre en danger en choisissant une filière trop « marquée » ?
Le détour par le jouet amène d’emblée de façon très concrète, très simple à se poser la question de la construction de cette socialisation différenciée. Chaque élève sait bien qu’il n’a, le plus souvent, pas eu accès aux mêmes jeux, selon qu’il soit un garçon ou une fille, et après tout cette différenciation l’a aussi aidé à se construire, mais quand il y regarde de plus près il comprend très vite aussi s’est déjà jouée là pour partie son orientation. Aux petites filles la panoplie d’infirmière, aux petits garçons le stéthoscope de médecin, aux petites filles les poupées, aux petits garçons la boîte à outils …
C’est de ce constat qu’est né le projet dont le titre est inspiré d’un article de Serge Chaumier maître de conférence à l’université de Bourgogne intitulé « Le père Noël, ce vieux sexiste » publié dans Libération en décembre 2001 au moment de Noël. Il y démontrait que, malgré ce qu’on pourrait croire, si les jouets ont évolué, ils témoignent toujours d’une « frontière imperméable entre les sexes » et contribuent fortement à la création d’« habitus et (…) catégories de pensées sexuées ». J’aurais tendance à penser que dix ans plus tard la situation n’a guère évolué et peut-être même, et si on en croit les catalogues observés cette année par les élèves, qu’elle a empiré.
Quelles sont les principales activités menées avec les élèves dans le cadre de ce projet ?
La première étape du projet a été l’observation d’une campagne de prévention sur le sida du ministère de la santé qui, en voulant adapter son message de prévention à différentes cibles, véhicule des stéréotypes de genre très nets. Cette étape s’est prolongée par la recherche, dans des magazines et sur des sites, d’images publicitaires véhiculant des stéréotypes, images que les élèves ont présentées et commentées à l’oral : la récolte fut abondante et les élèves surpris de se rendre compte qu’il suffisait d’ouvrir un magazine pour trouver quasiment instantanément un exemple. Ce travail d’analyse d’images leur a permis de dégager une série de caractéristiques et « qualités » associées aux genres : ce fut la révolte !
Ensuite les élèves ont cherché d’autres moyens de diffusion des stéréotypes ; occasion d’interroger aussi le rôle de l’école (manuels, orientation, filières…), et de prendre conscience que la diffusion des stéréotypes peut être plus insidieuse qu’il n’y paraît. Noël n’était pas loin : ils ont sorti les catalogues de jouets !
L’étape suivante a fait intervenir des collègues qui dans le cadre de l’accompagnement personnalisé ont accepté de se prêter au jeu. Un groupe d’élèves a travaillé sur les représentations des métiers et sur l’orientation avec une collègue de mathématiques. A partir de recherches documentaires, en particulier sur les sites d’ONISEP, de « mini sondages », et en utilisant des outils mathématiques, ils ont réalisé une exposition affichée au CDI et destinée à l’ensemble de la cité scolaire.
En parallèle un autre groupe travaillait sur l’album pour enfants de Christos, illustré par Mélanie Grandgirard « Dinette dans le tractopelle » aux éditions talents hauts, maison d’édition qui publie des albums autour de la lutte contre toutes les discriminations, pour préparer une petite saynète destinée à être représentée devant une classe de sixième.
Les élèves ont par ailleurs participé à la quinzaine « La mixité sex’prime » qui a lieu à Brest au mois de mars et qui multiplie les actions autour de ces problématiques, et assisté à la projection du film « Tomboy » ; il était en effet important d’inscrire le projet dans une réflexion et un cadre citoyens plus vastes.
Vous avez en particulier mis en place une séance de rencontre entre vos élèves de seconde et des élèves de sixième : quel en était l’objet ? comment cela s’est-il passé ? quels profits les élèves ont-ils tirés de cet échange original ?
La rencontre entre les collégiens et lycéens a été préparée par l’ensemble de la classe qui a organisé des binômes d’animateurs, préparé un questionnaire, agencé la salle … L’objectif était que les « grands » suscitent chez les « petits » à leur tour une réflexion et une prise de conscience. Mais qu’à travers ces échanges ils prennent conscience aussi de la réelle prégnance des stéréotypes de genre.
Une partie de la classe a d’abord lu et joué une petite saynète à partir de l’album « Dînette dans le tractopelle » devant les élèves de sixième ; ceux-ci ont ensuite été répartis par groupes de trois, chaque groupe étant encadré par deux élèves de seconde qui ont animé des « mini » débats. Pour guider l’échange, ils disposaient d’un questionnaire qui devait aboutir à la rédaction par les élèves de 6ème de quelques phrase bilans. L’échange a duré 20 minutes environ, puis les « petits » ont eu ensuite pour tâche de lire leurs phrases à l’ensemble des deux classes.
Ce fut une étape du projet très étonnante, très joyeuse et un très joli moment d’échanges. Les élèves de seconde ont été confrontés très concrètement à la gestion et l’animation d’un groupe : il leur a fallu adapter le questionnaire, guider le prise de parole, négocier les réponses, préparer l’intervention orale des collégiens. Certains d’entre eux s’en sont très bien sortis, pour d’autres ce fut plus compliqué car le débat a parfois été houleux : ils s’attendaient peu à ce que certains, des garçons tout particulièrement, trouvent cette répartition tout à fait normale et justifiée ; ils ont été aussi surpris par la qualité de réflexion des collégiens « dans notre groupe ils étaient vraiment trop intelligents ! », alors même que certains ont de frères ou sœurs du même âge, comme s’ils prenaient conscience qu’il existe un « être élève », expérience que font souvent enseignants et parents.
La mixité n’est pas directement au programme du français en seconde : quels liens avec les programmes avez-vous pu établir ? quelles compétences les élèves ont-ils plus généralement travaillées ?
Le projet s’est inscrit dans le cadre de l’accompagnement personnalisé et en particulier de son volet orientation ; il visait à créer une dynamique interdisciplinaire et à mettre en œuvre des compétences transversales telles que la recherche documentaire, la lecture d’image, la prise de parole… Enfin il visait à donner des enjeux et du sens à ce volet orientation, en mettant notamment très concrètement les élèves par exemple en situation « professionnelle » d’animation.
Mais l’accompagnement personnalisé tend aussi en s’appuyant sur une pédagogie de projet, à mettre les élèves devant des tâches complexes qui donnent aussi du sens à l’enseignement disciplinaire.
Pour ce qui est du Français proprement dit, puisque tout en menant le projet j’étais aussi la professeure de lettres de cette classe de seconde, le lien avec le programme s’est fait notamment à partir d’un objet d’étude « formes et genres de argumentation », et en particulier à propos de la distinction argumentation directe / argumentation indirecte ; il s’est aussi rattaché à une séquences sur le langage théâtral et la notion de genre puisqu’il s’agissait en particulier ici de passer d’un récit à un texte dramatique. Mais il est clair aussi qu’il a de manière générale une dimension « militante » qui à mon sens est essentielle et sous-tend le rapport que nous avons à notre discipline.
Au final, quel bilan tirez-vous de cette expérience ? pensez-vous la reconduire ? la faire évoluer ? la transposer ?
De manière assez inattendue, en fait, le projet n’est pas fini, car l’auteur de l’album avec lequel nous avons pris contact par l’intermédiaire de la maison d’édition « Talents hauts » a accepté de venir rencontrer les élèves pour évoquer sa démarche.
Le bilan est je crois positif, car même si le projet est resté modeste (tout en demandant beaucoup d’énergie et de bonne volonté à tous), il a favorisé une collaboration interdisciplinaire qui a permis de sortir du strict champ disciplinaire ou de lui donner un autre sens.
Il a été vécu de manière très positive par les élèves de seconde, à la fois sur le plan de la réflexion et sur celui de la prise de responsabilité, donc de l’estime de soi ; il a été semble-t-il aussi vécu avec beaucoup de plaisir par les élèves de sixième qui ont immédiatement exprimé le désir de retrouver les « grands » sur d’autres temps forts. C’est cette piste d’une collaboration inter cycles sans doute qu’il faudra creuser l’an prochain, peut-être sous la forme d’un jumelage entre deux classes ?
L’autre idée à laquelle nous réfléchissons serait d’aller à la rencontre de personnes âgées pour des échanges intergénérationnels. C’est plus compliqué à mettre en œuvre, et cette année nous avons renoncé à cette piste, mais nous sommes convaincus que les élèves auraient beaucoup à y gagner et que des liens pourraient ainsi se tisser.
Bref, comme beaucoup de projets, tout s’est construit au fur et à mesure et n’a pas forcément abouti à ce qui était prévu ; on termine fatigués, mais heureux et fiers de tout ce que les élèves ont accompli.