Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Enseignante au primaire et à l’université, conseillère pédagogique et rédactrice de programmes de français au Québec et au Canada, Monique Le Paillleur est aujourd’hui consultante en didactique du français et en pédagogie innovante. Elle porte sur l’écriture collaborative un regard précieux qui est à la fois celui d’une praticienne (elle a orchestré ces derniers mois plusieurs expériences d’écriture oulipienne polyphonique sur le réseau Twitter), d’une théoricienne (sur son blog ou dans ses ouvrages, elle livre de passionnantes réflexions sur les enjeux littéraires et linguistiques de ces stratégies textuelles que renouvellent la lecture et l’écriture numériques), d’une pédagogue (elle explore aussi les éventuelles transpositions en salle de classe de ce nouveau rapport à l’écrit).
On trouvera précisément dans cet entretien des exemples précis qui peuvent permettre d’équiper les cours de nouvelles machines à lire et à écrire : les réseaux sociaux. On retiendra aussi des propos de Monique Le Pailleur les nombreux intérêts de la coécriture, en particulier quand elle repose sur des contraintes textuelles et qu’elle fait de la toile son espace d’invention et de publication : une invitation à lire-écrire simultanément et à lire-écrire différemment pour développer le plaisir de créer et d’apprendre.
Pourquoi l’écriture collaborative est-elle importante ?
À l’heure des duos ou collectifs d’écrivains qui rédigent des romans ou des scénarios de téléséries, qui sollicitent souvent leurs lecteurs pour opérer de meilleurs choix, qui s’appuient sur les membres d’un réseau social afin d’orienter la suite de leurs écrits (ex. Fanfan2), nous croyons qu’il importe de modifier notre regard quant à la solitude qui semblait autrefois indispensable pour écrire ou produire de la fiction. Avec les recherches en cours portant sur l’intérêt de la coopération pour stimuler la créativité et susciter des prises de conscience, il vaut sans doute la peine de se questionner quant aux mutations profondes de l’écriture en ce siècle qui célèbre le passage au numérique en raison de la présence incontournable des réseaux sociaux qui redéfinissent actuellement nos façons d’entrer en relation avec les autres humains. En songeant à La Bruyère qui a déclaré que « l‘on n’a guère vu jusqu’à présent un chef-d’œuvre d’esprit qui soit l’ouvrage de plusieurs », nous avons voulu lancer des expérimentations collaboratives pour contrer les perceptions d’une littérature encore marginale ou mineure, puisque de telles pratiques, bien qu’elles soient de plus en plus nombreuses dans la sphère artistique, demeurent encore à légitimer.
Vous avez mené sur le réseau Twitter plusieurs expériences d’écriture collaborative : pouvez-vous nous les présenter ?
Au cours de la dernière année, nous avons proposé un certain nombre de défis littéraires sur la Toile en recourant à cette plateforme de microblogage qu’est Twitter pour en explorer les possibilités à l’égard de la Twittérature vue sous un angle collaboratif. En conjuguant les possibilités d’interaction d’une communauté virtuelle innovante avec des pistes de production textuelle inspirées des pratiques de l’OuLiPo des textes fictionnels ont été coproduits par le simple cumul de gazouillis colligés à partir des déclencheurs retenus. Devant impérativement respecter les contraintes oulipiennes proposées dans la rubrique Explorations et découvertes du blogue Éclectico, les textes obtenus se trouvent réunis dans la rubrique des Écrits collectifs du même blogue.
Le premier long texte collaboratif produit a consisté en la transposition pour le Web 2.0 du défi relevé par Georges Perec dans son roman La Disparition articulé à la manière d’une intrigue policière autour de la disparition de la voyelle « e ». À raison d’une semaine pour chacun d’eux, les six chapitres du roman collectif Tourbillon ont vu successivement le jour. Ce roman a d’ailleurs été publié en format ePub après avoir été assemblé sur le blogue Éclectico. Par la suite, puisque les contraintes linguistiques oulipiennes apparaissaient porteuses, d’autres textes — sans doute un peu moins ambitieux mais tout aussi intéressants — ont été coproduits. Il y a eu d’abord Effervescences (reprenant l’idée des Revenentes de Perec également), parallèlement à d’autres microfictions monovocaliques. Puis des tautogrammes doubles relativement souples ont été proposés, ce qui a donné Bizarres destinées (avec les lettres B et D) et Tribulations parallèles (avec le T et le P). Le dernier-né, et non le moindre, a été Évasion paru à la fin décembre 2011, texte sans jambages produit à partir de la contrainte oulipienne du prisonnier. Ces défis ont été grandement suivis au cours de leur élaboration et jusqu’à 24 personnes se sont aventurées à participer à Évasion, notre dernière cocréation twitterienne. Que la participation ait été variable selon les projets importait peu en définitive. Les co-auteurs ont vu leurs pseudos Twitter mentionnés sans égard au nombre de tweets qu’ils avaient produits. En effet, un seul tweet bien senti pouvait à lui seul faire basculer la teneur d’un récit et le jeu consistait à ramener parfois en convergence des éléments disséminés.
Il nous aura fallu miser d’instinct sur le recours à des contraintes d’écriture difficiles et d’inspiration oulipienne, car il nous apparaissait souhaitable de restreindre la participation pour au moins trois raisons : 1) qu’elle soit d’abord gérable, car nous ne pouvions songer à accueillir des centaines de tweets simultanément; 2) pour susciter une satisfaction personnelle dans la résolution de micro-problèmes rédactionnels et 3) pour instiller le désir d’accéder avec curiosité aux trouvailles littéraires des autres participants dans le cadre de ces projets.
Même si elles étaient destinées à des adultes faisant partie de la communauté twitterienne et n’avaient au départ aucune prétention pédagogique, cela ne veut pas dire que ces activités ne soient pas transposables, bien au contraire.
Quels ont été les intérêts et plaisirs tirés de ces expériences ?
Des plaisirs affectifs certes en raison de la solidarité ressentie, mais aussi des plaisirs plus intellectuels, à la fois cognitifs (résolution de problèmes énonciatifs) et métacognitifs (recherche consciente de stratégies rédactionnelles porteuses). Au-delà des plaisirs manifestes suscités par l’écriture collaborative elle-même — puisqu’il est fort agréable d’écrire à plusieurs dans un espace ludique fut-il virtuel,– des réflexions ont émergé quant aux actions relatives à la lecture et à l’écriture des œuvres de fiction. Ces réflexions parallèles aux expériences menées ont été colligées dans une autre rubrique du blogue Éclectico intitulée Réflexions et dérives. Elles auront permis d’entrevoir de nouveaux horizons textuels dans une optique didactique et de remettre en question des lieux communs.
C’est ainsi qu’il nous est apparu impossible et non souhaitable de dissocier l’acte d’écrire de l’acte de lire. Pour coécrire de la fiction collaborative, il importe effectivement de lire et d’écrire autrement. En fait, est survenue très tôt la nécessité de relire minutieusement les tweets précédents afin d’inscrire ses propres tweets en continuité. Lire différemment, bien sûr, car on lit de bas en haut sur Twitter et il fallait effectuer parfois des sauts importants pour contrer les interférences survenant dans le fil du récit, sous forme de rappels, de retwittage, de questions ou de mentions témoignant de l’intérêt du texte en élaboration.
Durant ces expériences, il aura également fallu apprendre à écrire autrement (ex. sans aucun e, avec juste des e, avec uniquement certaines lettres initiales, avec des mots sans hampes ni jambages), pour expérimenter la sensation de créer à plusieurs, avec des personnes inconnues d’ici ou d’ailleurs, à la présence imprévisible et avec une absence totale de concertation et de planification.
Il ne faut pas oublier qu’il s’agissait avant tout de jeux littéraires, d’histoires en chaine avec des contraintes majeures fort difficiles à tenir. On pouvait sentir tout le travail derrière un seul tweet et l’accès à des moments d’éternité quand l’illumination surgissait. Le côté ludique a toujours pris le dessus, et on sentait moins par moments l’effort requis par les dépassements individuels, car il est indéniable que l’on ait dû écrire autrement, explorer de nouvelles stratégies à découvrir progressivement.
On a pu assister à de fort beaux tiraillements dans l’évolution du récit. Il y avait des participants qui essayaient de ramener l’action ou de faire bouger les personnages en s’efforçant de maintenir la continuité narrative. On pouvait décider à tout moment de faire avancer l’action ou de l’immobiliser pour donner à voir. Parfois, il devenait nécessaire de ramener le récit pour éviter qu’il se dilue, de récupérer les digressions dans une optique de progression. Il n’a pas toujours été facile de faire du pouce sur ce qui venait d’être dit surtout lorsque l’on sentait le récit bifurquer ou nous échapper. Car n’importe qui pouvait mettre n’importe quoi, n’importe quand… mais pas n’importe où ni n’importe comment.
On pouvait commencer une histoire, camper des personnages dans le cadre de son choix, prévoir des événements possibles, traquer quelques pistes d’envol, mais comme il revenait à d’autres personnes de poursuivre le texte, il fallait parfois concéder, chercher autre chose, car il était inévitable que des surprises surgissent. On a pu assister à des enchaînements étonnants, car les imaginaires (tout comme les mots) ne demandaient pas mieux que de rebondir les uns sur les autres.
Certes il y a eu des zones de friction qui se sont souvent estompées avant d’avoir pu être nommées, de petits jeux de pouvoir et de confrontation des conceptions romanesques et poétiques. Il y aura eu des impossibilités de dire suivies de découvertes fortuites, telles que la présence porteuse de mots-pivots, la multiplicité des sources d’inspiration et la richesse des référents culturels à partager. Nous avons vécu le plaisir d’écrire dans ces joutes verbales en recherchant la continuité et une plausibilité minimale dans le respect des empêchements syntaxiques et lexicaux. On a pu constater l’intérêt manifeste du ludique pour le maintien du plaisir attesté par la fréquence et le taux de participation.
Le numérique en général favorise-t-il de telles pratiques ? Quels sont les intérêts spécifiques du réseau Twitter ?
Si les twittérateurs peuvent être vus comme des scripteurs polyphoniques unissant leurs voix respectives pour générer un concert textuel harmonieux, les participants avaient intérêt à ce que chaque production commune réponde à des exigences de qualité tout en prouvant l’intérêt de l’écriture collaborative générée sur un tel support numérique.
Écrire pour se surprendre soi-même d’abord et étonner les autres ensuite ou même pour les amener à explorer de nouveaux univers thématiques, c’est tout un défi, surtout dans un contexte numérique comme celui-ci.
L’imbrication de données informatives dans un récit fictionnel (lieux, écrivains, musiciens, peintres….) sous la forme d’hyperliens possédant le mérite de verticaliser la lecture ou d’illustrer visuellement certains propos (ex. clips YouTube, extraits de Wikipédia) nous est apparue une avenue fort intéressante que nous n’avons pas fini d’explorer.
On a également constaté l’utilité des divers dictionnaires disponibles en ligne (ex. pour trouver des synonymes remplaçant des mots sans e, la signification de mots plus rares utilisés par certains participants ou pour simplement trouver des tautogrammes appropriés dans des listes alphabétiques). Lorsqu’il se mue en outil de création et qu’il opère au sein des esprits effervescents à la manière d’un tremplin, le dictionnaire n’est plus rébarbatif, qu’il s’agisse d’un dictionnaire usuel, d’un dictionnaire de synonymes, d’un dictionnaire de rimes ou d’un dictionnaire d’expressions idiomatiques.
En raison de la configuration de l’outil, rappelons que chacun des tweets ne pouvait excéder 140 caractères, mais qu’il demeurait envisageable d’en aligner quelques-uns pour compléter une idée. Il était également possible de laisser son idée en suspens afin que quelqu’un d’autre la complète en se servant des quelques mots offerts comme tremplin pour faire avancer le récit collectif.
De telles expériences sont-elles transposables en classe ?
Dans le contexte de la Twittérature vécue de manière collaborative, on n’écrit jamais vraiment seul. On écrit pour ou contre les tweets des autres. Pour écrire, il devient nécessaire de lire pour s’assurer de la progression du récit, éviter les contradictions, créer des effets de style, harmoniser l’énonciation, recourir à la synonymie, expérimenter des figures de style de sorte que les relectures constantes s’avèrent indispensables et que l’on ne relit jamais pour les mêmes raisons.
Dans une salle de classe, il nous semble avantageux d’amener les élèves à rédiger un récit collectif à la manière des histoires en chaîne surtout si l’on a recours à des contraintes d’inspiration oulipienne en tant que support pédagogique. Il est agréable de ressentir que toute contrainte a un effet de déblocage de l’imaginaire, car elle déclenche la créativité en visant à favoriser l’expression et non en la limitant. Les contraintes de ce genre contribuent à démocratiser l’acte d’écrire, car tous les élèves peuvent réussir puisque tous se trouvent sur un palier égalitaire pour conquérir le pouvoir d’écrire et surtout le vouloir-écrire. Les avantages sont multipliés lorsque l’on autorise les jeunes à écrire pour être lus, à collaborer pour mettre en commun leurs trouvailles et les jauger, et faire en sorte que leurs écrits soient publiés et accessibles à un lectorat qui excède les murs de la classe.
Quels sont selon vous les intérêts pédagogiques de l’écriture collaborative ?
Puisqu’il s’agit d’écrire en direct et devant public, on ne peut oublier l’importance des opérations scripturales qui peuvent être légèrement modifiées ou accélérées sur Twitter. En effet, au lieu de les voir réparties sur une période de temps plus ou moins longue, les différentes opérations relatives au processus d’écriture peuvent se vivre de façon non linéaire et en accéléré :
Planification : Puisque l’on ne peut planifier vraiment ensemble à l’avance étant donné que les participants qui se manifesteront sans préavis sont impossibles à consulter, il importe d’apprendre à ajuster sa planification de façon heuristique, au fur et à mesure des interventions qui surviendront, en sachant lâcher prise, en faisant des concessions, en stimulant sa créativité et en générant des alternatives.
Mise en texte : Comme la mise en texte doit tenir compte des contraintes oulipiennes retenues et reposer sur une recherche de mots-idées, elle devient multidirectionnelle et déterminante puisqu’elle chevauche la planification. Elle s’inscrit au cœur du travail textuel et demeure avant tout exploratoire. Comme telle, elle pourrait fort bien bénéficier d’un jumelage de scripteurs ou du travail d’équipes rédactionnelles.
Révision-correction : La révision-ajustement doit d’abord s’assurer du respect des contraintes linguistiques imposées (ex. mots sans « e », mots commençant par une lettre précise, mots sans hampes ni jambages). Il s’agit de veiller à la pertinence de l’insertion de chacun des énoncés dans la cohérence de l’ensemble du texte. Idéalement, il s’agit aussi d’harmoniser le style en tenant compte de ce qui précède ou insuffle le ton. Ici encore la révision en duo peut s’avérer avantageuse, en raison de la mise en commun des compétences individuelles lorsqu’il importe de traquer les écarts syntaxiques, de vérifier les accords et de s’assurer de la rectitude orthographique. Pourquoi ne pas l’inscrire dans une optique de partage permettant aux élèves d’apprendre les uns des autres ?
Mise en ligne : L’envoi peut se faire directement sur Twitter ou sur une plateforme parallèle. Par la suite, le recours à un blogue de classe peut assurer la permanence des gazouillis colligés, les inscrire en continuité, réinverser l’ordre de l’écriture-lecture et donner éventuellement naissance à un livre en format numérique (ePub).
On peut constater que la mise en place des diverses opérations mentionnées s’avère relativement exigeante, de telle sorte qu’il est à peu près impossible d’improviser ou de produire instantanément un tweet sauf pour de rares personnes, car il s’agit de sculpter des micro œuvres verbales et d’en assurer la cohésion en interdépendance. La nécessité de dire autrement aura été, dans ces projets, un défi constant et le travail textuel qui en a résulté rend encore plus manifeste l’intérêt de recourir à des fins créatrices à la matérialité du langage.
Avez-vous d’autres projets de ce genre ?
Explorer la matérialité du langage et recourir aux figures de la rhétorique pour susciter des images fortes et des textes innovants est une chose, mais les activer en collaboration demeure selon nous un défi réaliste et porteur à l’heure du Web 2.0. Pourquoi ne pas se servir des réseaux sociaux pour les détourner à des fins de création non seulement individuelle mais collaborative ? Pour donner aux jeunes le goût d’écrire, il importe de leur fournir des outils, de leur inculquer des stratégies textuelles et de les amener à repousser leurs limites. La croyance en la démocratisation de l’acte d’écrire permet de l’envisager sous l’angle des productions communes. Au cours des mois qui viennent, nous songeons à multiplier dans les classes des expérimentations inspirées des pratiques oulipiennes mais évidemment transposées à l’intention des adolescents, de même qu’auprès des jeunes enfants. Les écrits brefs ont la côte présentement et le fait qu’ils soient éventuellement partagés constitue une valeur ajoutée. Il semble préférable d’amener les jeunes à écrire ensemble le plus souvent possible, même si c’est moins longtemps à chaque fois, afin que l’écriture ainsi apprivoisée puisse susciter le bonheur d’écrire en toute inventivité. Écrire pour apprendre, s’étonner et se surpasser correspond à une expérience esthétique en soi, mais écrire à plusieurs maximise indéniablement cette expérience.
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