Le poète Hervé Eléouet préside l’association « Compter lez girafes » qui organise chaque année à Brest une action originale : le jeu des Poétickets. Au gré de son inspiration, chacun est invité à écrire un court poème sur un ticket de son choix (bus, parking, cinéma …) et à le déposer dans une des urnes installées çà et là dans la ville. Ce projet insolite fonctionne chaque printemps depuis plusieurs années. Facilement transférable ou adaptable, y compris dans les établissements scolaires, il montre comment offrir l’écriture poétique à chacun, la diffuser dans la cité, la faire vibrer dans le quotidien …
En quoi consiste le jeu des « Poétickets » ? Concrètement, comment se déroule l’opération ?
Le principe du jeu des poétickets est d’écrire un poème sur une face d’un ticket usagé : bus, cinéma, stationnement, caisse, etc., de noter ses coordonnées sur l’autre face et le faire parvenir à l’association organisatrice de ce petit concours.
Chaque lauréat remporte un tickart, qui est l’oscar du ticket. Il s’agit d’un ticket d’honneur collé sur un ticket fiché dans une gomme. Il est précisé dans la règle du jeu que nous nous réservons le droit de publier les poèmes reçus « d’une manière ingénieuse et rigolote ». Selon les ans, cela s’est traduit par des saynètes, une chanson, l’édition de livres au format d’un ticket, l’affichage des poèmes aux flancs des bus ou sur une pâtisserie et des expositions. Nous nous efforçons, entre chaque édition de publier le plus de poèmes possibles sur un blog.
La collecte a lieu chaque année du 1er au 31 mars. Nous recevons des poétickets par la poste, mais la plupart sont déposés dans les urnes que nous installons à Brest et alentours dans les bibliothèques, librairies, CDI, maisons de quartier… C’est une chose importante, parce qu’avoir une urne sous les yeux pendant un mois dans un endroit qu’on fréquente vaut toutes les affiches du monde et rend la participation facile. On peut aussi griffonner trois lignes sur une impulsion et les déposer tout de suite (j’ignore si ces impulsions poétiques se produisent vraiment, mais ça me plaît beaucoup de l’imaginer !).
Nous proposons un thème. Nous demandons chaque année à une personnalité de parrainer l’opération en griffonnant quelques poèmes à titre d’exemples. Christophe Miossec, Roger Gicquel, le dessinateur Patrice Pellerin ou les chanteuses Maïon et Wenn se sont ainsi prêtés au jeu. Nous organisons un petit lancement dans une bibliothèque. Les poèmes hors-sujets sont admis. Pendant le jeu, l’activité de l’association est tournée vers sa promotion : solliciter la reine d’Angleterre, traduire la règle dans plusieurs langues ou expliquer que les fautes d’orthographe peuvent être très jolies. Plutôt qu’un règlement de concours classique, nous préférons, sur nos prospectus, plusieurs invitations à concourir avec des phrases d’accroche intrigantes. On essaye de s’adresser au plus grand nombre.
Après la collecte, les poèmes sont numérisés et un jury, différent chaque année, choisit les gagnants.
L’opération existe depuis 2006 : combien de poétickets récoltez-vous chaque année ? Est-ce que les jeunes en particulier y participent ?
La première année nous avons reçu 400 poèmes. La participation a régulièrement augmenté. Lors des deux dernières éditions nous avons collecté chaque fois un peu plus de mille poèmes. La moitié environ provient des établissements scolaires. Les étudiants participent volontiers. Bien que nous n’ayons jamais fait de présentation du jeu à la fac, les urnes que nous laissons à la BU et au restau U sont pleines.
Sauf la différence scolaire/non scolaire qui est facile à évaluer, nous n’avons pas fait de statistiques. Si l’on regarde les lauréats des années passées, je pense, à vue de nez, que les moins de trente ans en forment les trois quarts. Nous nous sommes fait la réflexion l’an passé que très peu de retraités semblaient participer, bien qu’ils soient nombreux à fréquenter les associations de poésie locales. Mais ce n’est qu’une impression.
Pouvez donner quelques exemples de « poétickets » que vous avez particulièrement aimés ?
Les œufs durs ont le cœur gros
Les aigris ont le cœur dur
Fanch
Dans la forêt qui respire
les chiens-de-prairie sont pires
Ils font pousser des colliers en or
après leur mort
Tom Marchadour (8 ans)
Un parfum d’homme
L’évocation d’une tentation
« Veux-tu une pomme ? »
Solenn Guillemot
Ce poème est valable une heure
Olivier Cousin (sur un ticket de bus).
Le bus qui s’appelle Kenavo
Fait la ligne du cimetière
Le conducteur a un chapeau
Noir et sent fort la bière
Joseph Moalic
Je t’entends vent de Ouessant tu souffles le passé au lieu de vivre au présent.
Et ça m’énerve
Stéphane Riou (12 ans)
Ils ne sont pas représentatifs de la variété des poèmes reçus ! Ce sont ceux qui me sont venus le plus vite à l’esprit.
Le « poéticket » est une invitation à l’écriture brève : comment les participants se sortent-ils de cette situation ? Quels sont les intérêts selon vous de cette contrainte ?
C’est justement l’intérêt de se plier à des contraintes pour écrire qui est à l’origine de ce concours. J’avais été invité dans un lycée pour parler d’un recueil que j’avais publié. J’essayais d’expliquer aux élèves l’inspiration qu’on peut trouver en se fabriquant une contrainte et j’ai dit que j’écrivais souvent des poèmes sur des tickets de bus. C’était un mensonge, mais, aussitôt formulé, l’idée du concours a surgi.
Les participants puisent dans toutes les formes courtes imaginables : haïkus, brèves de comptoirs, alexandrins bien ficelés, vers de mirliton, énumérations, questions, coups de gueules, calligrammes, slogans farfelus, petites annonces… Certains ajoutent des illustrations, d’autres parviennent à écrire en pattes de mouches d’interminables textes sur un minuscule rectangle de carton.
Le ticket suggère très souvent, et de plus en plus, le poème – à moins que ce ne soit l’idée d’un poème qui suggère le choix du ticket – illustration de ce que l’intérêt du jeu n’est pas seulement dans le petit format ; aussi avons-nous créé l’an passé un prix Caméléon qui récompense le poème exploitant le plus malicieusement le ticket sur lequel il est inscrit. Quelques uns déchirent leur ticket, le plient, en collent plusieurs ensemble et tirent parti de cet assemblage.
La règle est simple : « écrivez un poème sur un ticket » ; c’est une règle à la fois précise et floue. Chacun peut s’en emparer à sa manière. On peut considérer que le ticket n’est que le support d’un poème court ou qu’il en est indissociable.
De manière plus générale, cette action suggèrerait-elle que la poésie n’est pas réservée aux manuels scolaires ?
Les souvenirs que j’ai de mes manuels scolaires sont plutôt heureux parce que j’y trouvais des poèmes. Je n’ai jamais eu l’impression que la poésie soit réservée à l’école. L’intérêt d’un concours tel que le jeu des poétickets est que nous proposons au public d’écrire un petit poème, sans préciser nous-mêmes ce que nous entendons par poème (nous en serions bien en peine, ou chacun aurait une définition différente) mais en montrant ce qui fut écrit les années précédentes et l’appétit que nous avons de lire ce qu’on nous soumettra, quelque soit la langue, l’orthographe, etc.
Nous avons reçu quelques commentaires de personnes outrées par le « niveau » du concours ; entendu d’autres personnes dire qu’elles auraient pu participer, finalement, que ce n’était pas si compliqué ; entendu un poète Breton expliquer que ce n’était pas ainsi que nous découvririons le nouveau Corbière (or il me semble à moi qu’on découvre davantage de Corbière dans un monde où écrire un poème sur un ticket de bus est présenté comme une chose amusante et digne d’intérêt que dans un monde où les livres de poésie sont voués à l’indifférence dans un salon du livre poussiéreux) ; été confrontés à la difficulté de publier tel poème aux flancs d’un bus ; lu pêle-mêle des centaines de poèmes ; publié le plus possible ; regretté après coup de n’avoir pas primé tel ou tel ; Buckingham Palace nous a répondu ; un journaliste a démenti que les poèmes écrits sur tickets d’horodateurs usagés dispensaient de payer le stationnement pendant la durée du jeu, contrairement à ce que nous avions prétendu dans notre brochure ; nous avons demandé un poème à Brice Hortefeux, espérant trouver chez lui « la plume d’un Senghor ou la verve d’un Césaire » ; ainsi de suite ; tout cela forme un ensemble complexe et rigolo ; construire un semblable concours de poésie sur tickets c’est rappeler naïvement que réclamer qu’on écrive un poème – sans dire en quoi consiste un poème – et lire ou publier le poème qu’on a reçu a du sens.
La poésie est bien sûr destinée à sortir des manuels scolaires, si tant est qu’elle y fut un jour enfermée.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Liens :
Le site des Poétickets :
http://poetickets.over-blog.org/
La bande annonce :
http://www.dailymotion.com/video/xgwvkm_poetickets_creation#from=embed
Le blog d’Hervé Eléouet :
Demain : Faire l’expérience de la poésie Entretien avec Lysiane Rakotoson