Par Françoise Solliec
Comment les outils numériques impactent-ils les pratiques pédagogiques ? Quelle place prennent les associations enseignantes dans la production des ressources ? Les éditeurs seront-ils capables de relever le défi de proposer massivement des ressources adaptables ou adaptées ? Trois grandes questions qui ont traversé les débats de l’Orme les 21 et 22 mars.
Qu’avons-nous appris depuis 20 ans sur la manière dont doit s’organiser l’enseignement, se demande Luc Trouche, de l’IFE. Pour atteindre un objectif d’apprentissage, il faut, selon lui, une bonne idée de problème, une bonne idée de contexte et concevoir une orchestration de la manière dont les élèves vont mener la démarche et aboutir à la réponse. Cela suppose qu’on dispose de ressources vives, à mettre à sa main, par opposition à des ressources fermées, clés en main. Dans ce cadre, la dimension collective du travail des enseignants, leur rôle de concepteurs, sont essentiels. C’est pourquoi l’IFE prône, comme Bourdieu, de passer d’un modèle pyramidal de la société du savoir à un modèle se rapprochant davantage du mobile de Calder. Il a donc été décidé à l’Institut français d’éducation de rentrer dans la révolution induite par Google et Facebook, de mener les recherches au plus près du terrain, en multipliant des lieux d’éducation d’associés (établissements ou écoles), centrés sur une ressource vive, et de soutenir le développement de communautés virtuelles.
Pour Jean-Pierre Quignaux, de l’association des départements de France, qui s’exprime ici à titre personnel, les histoires racontées par Internet et la télévision sont infiniment plus attractives pour les jeunes que celles racontées à l’école. Il faut à l’école une mise en scène autre que celle de Jules Ferry, car, selon des sondages, les élèves s’y ennuient. Oublions l’école qui sanctuarise le travail et la sélection, en faisant nécessairement des exclus et retrouvons une école de plaisir où les activités proposées donnent confiance aux élèves. Certes, le multimedia n’est pas la panacée, mais l’ordinateur permet d’essayer encore et encore et ne formule pas de jugement.
La mutation de l’institution scolaire va être longue, affirme Jean-Pierre Quignaux : on n’est encore qu’à l’aube de la massification des outils numériques. Comment prévoir ce que sera l’enseignement dans la société de demain ? La classe inversée est une utopie séduisante ; les cours sont en ligne et les enseignants consacrent leur temps à des activités dirigées, comme on commence à faire dans les pays scandinaves. On peut aussi imaginer des super classes multiniveaux dans lesquelles les enseignants assurent davantage des fonctions d’animation et de tutorat. Dans tous les cas, le cours magistral est bien fini, même avec un TBI ! Pourtant, en France on continue à privilégier des solutions globales, s’appuyant d’abord sur une approche théorique. Il est temps de s’organiser dans des structures plus petites, non hiérarchiques, correspondant mieux à une diffusion du savoir en réseau.
Pour Mireille Betrancourt, de l’université de Genève, le contexte numérique dans lequel se place le triangle ressources – activités – orchestration fait considérablement évoluer le métier d’enseignant. Au lieu des documents officiels, on dispose d’autres modes de construction du savoir. Encore faut-il apprendre aux élèves à aller à la recherche de l’information, la sélectionner et juger de sa qualité. Les ressources numériques permettent l’interactivité et l’ouverture sur des situations reliées. Il est très différent de faire un cours sur l’éruption d’un volcan par exemple si on peut suivre le phénomène en direct.
Il y a cependant nécessité d’une continuité par rapport aux pratiques habituelles, dit-elle. Les outils mobiles permettent de s’affranchir de la salle informatique et correspondent mieux à une situation de classe. L’enseignant, responsable du choix des contenus numériques (si Google Earth est si populaire, c’est que l’on fait ce qu’on veut avec), garde toute sa place en les scénarisant et en les intégrant dans les démarches d’apprentissage des élèves.
La sophistication toujours plus grande des moteurs de recherche change – ou impose ? – les modes de navigation sur Internet. Ainsi Luc Trouche signale que Google vient d’annoncer que les résultats aux requêtes comporteront désormais des explications, des attributs, fourniront des listes, etc. On va vers un sens commun, une vision partagée du monde. En faisant directement accéder à des ressources, en donnant des démonstrations, ces moteurs de recherche deviennent des auxiliaires indispensables, mais qu’il faut savoir maîtriser.
C’est cet objectif que vise Béatrice Drot-Delange, professeur à l’université de Clermont-Ferrand, avec ses étudiants de 1ère année en information et communication. Mais le parcours est semé d’embûches. Pourquoi lire ce que le moteur de recherches dit de lui-même, s’étonnent-ils, en déclarant qu’ils savent bien naviguer sur Internet et que ce sont les résultats qui comptent. Pourtant ces résultats dépendent de nombre de traitements invisibles et d’algorithmes, qui leur paraissent bien compliqués. Ainsi découvrir que l’ordre des mots de la requête a une importance ou encore que les noms de domaine payants ont une influence les déstabilise et peu vont d’eux-mêmes plus loin.
Bernard Cornu, du Cned, affirme que la question qui se pose, c’est celle de l’écriture numérique : il s’agit de fabriquer une nouvelle façon de communiquer sur le savoir, avec en arrière-plan de nombreux enjeux, économiques, technologiques, sociaux et pédagogiques. Il faut trouver les modèles économiques pour la diffusion d’un savoir qui est à la fois un bien public et un bien marchand.
Selon Alain Laurent, éditeur, Génération 5, la tentation est grande d’opposer éditeurs et enseignants producteurs de ressources. Pourtant, il estime que le rôle de l’éditeur reste essentiel. Les associations d’enseignants (Sesamath, Weblettres, etc.) produisent en général des ressources brutes que l’éditeur peut corriger, scénariser et pour lesquelles il peut aider à traiter la question des droits. Ainsi Génération 5 est partenaire de Sesamath depuis quelques années et a, selon lui, apporté une réelle plus-value aux manuels reprenant les ressources en ligne.
Actuellement la part de marché des ressources numériques n’est que de quelques pour cent des manuels papier et les manuels réellement interactifs sont encore rares. Les expérimentations en cours, le développement des ENT, l’existence de plates-formes comme Correlyce et les chèques ressources vont-ils encourager les éditeurs à investir massivement ce domaine et sous quelle forme ?