Par Jeanne-Claire Fumet
S’étonner de l’existant pour mieux élargir le champ de la réflexion sur les enjeux internationaux, tel était le défi lancé par l’AFAE (Association Française des Administrateurs de l’Éducation nationale) aux acteurs français et européens de l’éducation, pour son 34ème colloque national, du 16 au 18 mars 2012, à l’ENA de Strasbourg. Autour d’acteurs et d’experts européens du monde éducatif, une série de débats proposait d’interroger la possibilité d’une maîtrise professionnelle des réalités éducatives émergentes, de réfléchir aux possibles usages constructifs de la comparaison internationale, vue autrement que comme un impératif mécanique de changement, et de trouver dans les débats internationaux un positionnement utile à formation des élèves. Prendre les rênes des processus mondiaux de mutation de l’école contemporaine, peut-être est-ce possible au prix d’une profonde transformation des modèles pédagogiques, politiques et sociaux; mais peut-être aussi d’abandonner l’idée de l’école comme mission salvatrice dotée d’un pouvoir décisif sur les destinées des individus.
Du droit à l’éducation au droit à l’apprentissage
Antonio Novoa, recteur de l’Université de Lisbonne, a ouvert la seconde journée du colloque par une intervention très remarquée, sur le thème : « Lumières sur l’école : comment interpréter les débats éducatifs sur le monde ? ». Il en appelle à une école plus attentive aux avancées scientifiques et technologiques, plus centrée sur ses fonctions pédagogiques, au profit d’une sphère d’institutions péri-scolaires formant un « espace éducatif » plus large, capable de revaloriser le travail scolaire et de s’interroger sur le noyau dur de ses propres pratiques, soucieuse enfin de constituer une communauté unifiée dans sa diversité, mue par un processus de créativité interne plutôt que d’application de théories externes. C’est la condition du passage « du droit à l’éducation au droit à l’apprentissage, dans un renouvellement radical de toute la pensée pédagogique qui a prévalu jusqu’à présent. »
Intégrer les apports des sciences et des technologies. Les sciences neurologiques progressent et nous ouvrent des perspectives sur le fonctionnement du cerveau humain : n’est-il pas temps d’en tirer profit dans les méthodes pédagogiques ? Quant aux nouvelles technologies, elles sont encore trop peu intégrées davantage ue sur l’observation internationale montre qu’il faut tendre vers une école plus modeste et mieux centrée sur ses compétences spécifiques, plus attentive aussi aux avancées des sciences neurologiques et aux nouvelles technologies.
Le retour des enseignants. Le recrutement massif d’enseignants sans formation ni conditions suffisantes a engendré le développement d’une profusion de professions annexes, chargées de compenser leur déficit de compétence, selon A. Novoa : formateurs, chercheurs en sciences de l’éducation, gestionnaires, technologues, administrateurs, didacticiens… Ces professions ont enrichi le champ de l’éducation, mais réduit l’espace vital des enseignants, qui doivent revenir au centre de leur métier et de leur propre formation. « On n’imaginerait mal un médecin n’ayant jamais soigné chargé de former d’autres médecins », remarque-t-il. Recentrer l’espace éducatif passerait par la construction d’une communauté professionnelle de l’éducation (université, centres de recherches et réseaux d’écoles coordonnés) comptant une grande diversité de profils, mais sans ruptures radicales. On trouverait là le moyen d’assurer dans la continuité l’individualisation des parcours d’apprentissage, véritable enjeu de la massification des publics qu’il serait irréaliste de vouloir gérer selon le modèle de l’école unique et homogène.
Faire rouler un poids lourd avec des roues de vélo ? Un poids lourd monté sur des roues de bicyclette, c’est l’image employée par A. Novoa pour décrire l’école « intégrale », chargée de toutes les tâches et de toutes les missions, submergée dans ses fonctions d’enseignement par des actions complémentaires toujours plus nombreuses (sécurité routière, éducation sexuelle, prévention des conduites addictives…). Une surcharge qui s’accompagne d’un développement volontiers « frénétique » d’activités autour de l’enseignement scolaire, toujours plus nombreuses et plus inventives (il évoque l’école « folklorique » observée au Brésil, touchée par ce travers) sans parvenir à entamer le « noyau » pédagogique central qui fait l’essentiel de son activité. Savoir redistribuer aux autres institutions de l’espace éducatif au sens large, famille, associations, collectivités locales, la part qui leur revient, ouvrirait plus de place à la réflexion sur ce noyau, et permettrait de revaloriser le travail scolaire en tant que tel, comme condition fondamentale des apprentissages.
Au paradigme de la transposition de modèles conçus en dehors de la sphère pédagogique et qui ne s’appliquent pas sans pertes, A. Novoa préfère celui de modèles créés et fécondés par la pratique des acteurs, dans un processus d’émergence permanent.
Disparité et complexités hétérogènes
Les ateliers de réflexion, menés par des personnalités ressources avec des groupes de participants, ont permis de dégager la riche diversité des systèmes européens, mais aussi la convergence de leurs difficultés. Parmi les 9 thématiques retenues, l’un s’interrogeait sur l’existence d’une vision européenne de l’école. Michèle Sellier, IGEN honoraire, rappelait le partage des positions entre ceux qui crient avec optimisme que l’Europe se construit sur des valeurs d’humanisme et solidarité, et ceux qui craignent qu’elle ne soit surtout nourrie de néo-libéralisme marchand. Si l’UE n’est pas décisionnaire en matière de politiques éducatives, elle pèse d’un fort poids incitatif sur les décisions des Etats membres, depuis les accords de Lisbonne en 2000. Après le choc des études comparatives internationales, la question se pose d’une plus grande ouverture de la France aux évolutions européennes et mondiales. Jean-Philippe Restoueix, du Conseil de l’Europe, soulève le problème d’enjeux d’hégémonie dans le monde éducatif : « le milieu scolaire et universitaire est-il prêt à partager le pouvoir ? » Construire une identité européenne au sein de la classe suppose d’intégrer le multilinguisme et le multiculturalisme historique, de gérer et promouvoir la diversité, en renonçant à la suprématie d’un modèle culturel unique. Pour Chantal Manes (DREIC, Paris), construire l’Europe éducative passe par le développement des échanges et de la mobilité ; point de vue partagé par Martine Quelen, proviseur du lycée international de Strasbourg, qui déplore les carences des apprentissages linguistiques tardifs et limités. La faible implication des responsables politiques dans les instances européennes semble symptomatique d’un désintérêt pour l’idée européenne en matière d’éducation. Mais en réalité, se demande Chantal Manes, voulons-nous vraiment d’une vision commune ? Et pour en faire quoi ? Former une même école, un même regard qui nous guide dans le changement, pour abolir les frontières ? Cela suppose-t-il de partager la même sensibilité ? Et la pensée de l’Europe doit-elle se traduire en termes d’Union Européenne ?
Choix d’orientation, choix impossible ?
Un autre atelier, coordonné par Alain Taupin, IGAENR, s’interrogeait sur l’orientation : le choix peut-il ne pas en être dicté par les circonstances et les déterminismes socio-économiques ? Marc Demeuse, de l’Université de Mons, évoquait la discrimination « toboggan » qui fait glisser de l’échec scolaire vers la voie professionnelle ; on connait pourtant le caractère contre-productif des choix d’orientation scolaire et professionnel négatifs. Comment faire une école « orientante », centrée sur l’élève, où l’on apprendrait réellement à s’orienter ? Le monde scolaire latin a tendance à privilégier savoirs académiques et postures rhétoriques, tandis que le monde anglo-saxon privilégie davantage les compétences pragmatiques. Mais l’articulation entre apprentissages de compétences et de savoirs, entre le monde scolaire et le monde professionnel, les hiatus entre connaissances scolaires et aptitudes sociales et professionnelles, dessinent en creux la difficulté de l’école à inscrire ses propres valeurs, discriminatoires mais inopérantes, au sein d’un système déterminé par d’autres modes de compétition sélective. André Roussel, chargé de mission à la DIO, présentait les avancées réalisées par la Délégation Interministérielle à l’Orientation, qui tend à unifier et à régionaliser les services d’orientation tout au long de la vie – au prix du démantèlement du réseau national de formation professionnelle ? demandait une directrice de Greta. Principales propositions finales : former les enseignants à l’orientation, travailler sur la séparation entre évaluation et propositions d’orientation, assurer la continuité de la formation entre l’école et la vie professionnelle.
Le syndrome du lampadaire
Invité à titre de grand témoin, Jean-Marie de Ketele a résumé par une image son analyse d’ensemble des ateliers : évitons l’attitude de celui qui cherche ses clés sous un lampadaire, non parce qu’il les y a perdues mais parce que c’est éclairé. Le choc des études comparatives PISA doit être l’occasion de chercher autrement ce qui manque : définir l’objet, la problématique et les indicateurs pertinents des difficultés de l’école, sous l’éclairage européen et mondial qui permet de mieux se connaître. Les concepts récurrents de qualité, d’apprentissage et d’évaluation sont à penser dans la variété de leurs acceptions : les critères de qualité éducative sont-ils hiérarchiques (excellence), idéaux (perfection), pragmatiques (efficace), dynamiques (amélioration de tous), ou encore constructifs (élaborer ensemble une organisation) ? L’évolution repose-t-elle sur l’action des minorités innovantes, sur les prescriptions communes, sur les injonctions hiérarchiques, ou sur la stratification progressive de ces instances entre elles ? L’évaluation, par référence à Axel Honneth (Société du mépris) versus Paul Ricoeur (Parcours de la reconnaissance), ne peut-elle pas devenir un moyen de valorisation et d’ouverture plutôt que de stigmatisation et de négation de ceux qu’elle examine ? « Participer à l’international suppose de changer ses routines mentales », conclut J-M de Ketele, citant Xavier Pons; afin que les résultats de recherche puissent devenir des savoirs d’action.
Une conférence de clôture de Daniel Charbonnier, IGEN, a replacé le problème des relations de l’école avec l’international à l’aune des réalités nationales, soulignant les obstacles et les blocages liées à la notion d’appartenance, essentiellement disciplinaire et statutaire, au détriment d’une avancée pédagogique dans l’apprentissage des compétences liées à la mobilité. La concurrence entre établissements, née de la réforme des lycées, pourrait constituer une pression salutaire dans un domaine pédagogique encore très réfractaire au changement.
Jeanne-Claire Fumet
AFAE – Enjeux internationaux pour les professionnels de l’éducation : mieux connaître pour mieux agir. Colloque national du 16 au 18 mars 2012. ENA de Strasbourg.