Par François Jarraud
Attention : ce livre n’est ni une biographie officielle, ni des mémoires, encore moins un testament ! Avec « Un pédagogue dans la Cité », Philippe Meirieu revient dans le débat éducatif avec des propositions et pas seulement des souvenirs.
« J’ai considéré comme « pédagogues » des personnalités engagées à la fois dans la réflexion et l’action éducative ». Cette définition de Philippe Meirieu lui convient bien. C’est la partie « souvenirs ». La vie de Philippe Meirieu est étroitement liée à celle de l’Ecole française. Professeur, responsable d’un établissement expérimental, universitaire, chargé de mission auprès de Claude Allègre, alors ministre de l’éducation nationale, directeur de l’INRP puis d’un IUFM, il a connu tous les aspects du système éducatif et agi à tous les niveaux. En même temps, depuis sa thèse dans les années 1980 jusqu’à cet ouvrage, sa réflexion sur l’Ecole a eu un grand impact chez les enseignants et les acteurs de l’Ecole.
Dans cet ouvrage, fruit d’une conversation avec Luc Cédelle, Philippe Meirieu revient sur son parcours et son action de pédagogue. On revit avec lui les débats des années 1980, quand la pédagogie était à l’honneur, la réforme du lycée de 1997 avec sa grande consultation. Et tous les débats qui ont suivi. Philippe Meirieu règle au passage quelques comptes avec ses adversaires les plus connus, à défaut d’être les plus sérieux, comme Brighelli, démasqués comme élitistes. On apprend aussi la dureté des combats politiques du nouveau vice-président du conseil régional de Rhône-Alpes en charge de la formation tout au long de la vie.
Mais l’essentiel c’est la foi et les propositions. La foi dans l’éducabilité. »L’éducation est à la fois une manière de redonner du sens à nos existences et de changer le monde ». P Meirieu revient sur le socle commun et les compétences. Plutôt critiques sur l’usage qui est fait des secondes, sur le livret personnel de compétences, il souligne l’absurdité d’avoir à la fois socle et programmes. « Pas question de rester sur le statu quo ». Il propose une reconstruction du système éducatif avec des équipes éducatives attachées à un nombre réduit d’élèves, responsabilisées et un encadrement national qui fixe des objectifs. Au coeur un professeur principal dont le métier et les fonctions sont reconnues. Voilà pour la partie « autonomie ». Il lui parait essentiel de relancer la formation initiale et (peut-être surtout) continue. Et d’ouvrir sur le territoire le système éducatif en le « régionalisant ».
Plus qu’un livre de souvenirs, l’ouvrage est un livre de réflexion et d’action. Au moment où l’Ecole devient un sujet clé du débat des présidentielles, P. Meirieu fait entendre sa voix. C’est celle qui redonne dignité, liberté et responsabilité aux enseignants au service de l’intérêt général. Entre les partisans du corporatisme et de l’immobilisme et ceux de l’Ecole libérale, P. Meirieu cherche un nouvel équilibre qui réconcilie l’Ecole et la Nation. Un beau projet et un beau livre !
Philippe Meirieu, Luc Cédelle, Un pédagogue dans la Cité, Conversation avec Luc Cédelle, Desclee de Brouwer, 2012.
Présentation et commande
http://www.ddbeditions.fr/Un-pedagogue-dans-la-Cite_oe[…]
Philippe Meirieu : Jamais la question des rapports entre démocratie et pédagogie n’a été aussi vive
Des enseignants « prolétarisés », l’intelligence confisquée, un système éducatif à refonder : Philippe Meirieu revient ici sur quelques points abordés dans son livre.
Après une longue vie de pédagogue, vous êtes entré en politique chez Europe Ecologie Les Verts et vous êtes aujourd’hui vice-président de la région Rhône-Alpes en charge de la formation tout au long de la vie. Dans votre livre vous êtes à la fois très critique sur le milieu politique dont vous dénoncez la violence et assez satisfait de proposer une nouvelle façon de faire de la politique en prenant soin du terrain. Pour beaucoup de français un politique c’est surtout quelqu’un qui n’arrive pas à agir. Avez-vous réussi à faire passer vos idées sur le terrain ?
Ce serait bien prétentieux de ma part que de répondre positivement à cette question ! Disons que j’ai engagé, je crois, des politiques structurantes sur la question, essentielle à mes yeux, de la formation tout au long de la vie, en Rhône-Alpes. Mais des politiques structurantes, cela prend du temps : il faut reconstruire les équilibres, élaborer de nouvelles méthodes de travail… Il faut sortir de la culture de la lutte pour son territoire ou sa carrière et apprendre à travailler sur des objets, à les décortiquer patiemment, à anticiper sur les effets des décisions possibles. Rien de tout cela ne se voit immédiatement. C’est à mille lieues de la « politique des coups » ou des inaugurations en grande pompe… C’est une école de patience et d’obstination. Cela dit, je commence à voir concrètement les effets de ce que j’ai insufflé : l’organisation de la formation devient plus lisible, les contenus et les méthodes sont plus adaptés, la validation des acquis mieux prise au sérieux, les outils de formation plus articulés avec les citoyens et les territoires, le raccrochage des « jeunes de nulle part », de ceux qui « tiennent les murs » et dont personne ne s’occupe car ils ne sont ni lycéens, ni apprentis, ni étudiants, ni demandeurs d’emploi, ni salariés, devient une priorité partagée.
Plus concrètement encore, je me bats pour que l’apprentissage ne vienne pas siphonner les bons élèves de la voie scolaire et entériner les fermetures de classes en lycées professionnels ; je travaille à faire sortir la formation de la logique marchande en substituant une politique du coût à une politique du prix ; je m’efforce de remplacer la concurrence entre les organismes par des rapports de coopération et de complémentarité… Et puis, j’ai sauvé la formation nationale des « cordonniers multi-services » à Romans ! Ca paraît dérisoire, mais ce n’est pas rien ! Surtout quand on pense que les cordonniers multi-services deviennent parfois les seuls commerces de proximité dans les quartiers ou les villages !
A la formation, n’êtes-vous pas finalement à la mauvaise place ? Pourquoi ne pas présider à la destinée des lycées en Rhône-Alpes ?
Les régions ont une prise beaucoup plus directe sur la formation professionnelle que sur les lycées où elles s’occupent essentiellement des TOS et des bâtiments. De plus, les régions ont la charge de la formation professionnelle des personnes les plus en difficulté et éloignées de l’emploi, qui ne relèvent ni du plan de formation de leur entreprise ni de l’Etat : les chômeurs de longue durée non indemnisés, les demandeurs d’emploi en grande difficulté, les jeunes qui n’ont jamais été embauchés, les salariés très fragilisés. Je suis fier d’avoir une telle responsabilité… en parfaite continuité avec l’histoire de la pédagogie qui s’est toujours intéressée à ceux face auxquels tout le monde avait démissionné. C’est là que s’élaborent les pédagogies les plus innovantes et rigoureuses. Et je retrouve, d’ailleurs, au quotidien, une multitude de questions pédagogiques sur lesquelles je travaille depuis longtemps…
L’ouvrage parle longuement du rôle que vous avez joué dans les années 1980 au ministère dans une espèce d’âge d’or de la pédagogie. Etes-vous nostalgique de cette époque ?
Non. La nostalgie n’est pas de mise. Les choses ont beaucoup changé depuis à tous égards. Notre société et notre système scolaire subissent les conséquences d’une double crise : crise économique, évidemment, avec ses conséquences sociales désastreuses… et crise de civilisation : après l’effondrement de toutes les théocraties et avec l’émergence de l’individualisme social, il nous faut construire une alternative démocratique acceptable. Entre l’explosion des revendications individualistes et la nostalgie pour l’autorité du « père sévère » de jadis, il doit y avoir place pour une vraie démocratie. Je suis convaincu que cette démocratie a besoin de l’éducation et même de la pédagogie. Jamais la question des rapports entre démocratie et pédagogie n’a été aussi vive et ce livre traite aussi – et sans doute, d’abord – de cela… Nous devons prendre acte de ce que nous sommes en train de vivre… et inventer un nouveau logiciel !
Vous prenez soin de vous démarquer de la « vulgate pédagogique ». « Il faut des cours », écrivez-vous. Vous refusez à la fois la non-directivité et le comportementalisme. Finalement n’est-ce pas une bonne chose que l’existence de cette « vulgate pédagogique » qui a remplacé une époque où régnait le comportementalisme ?
Ce qui régnait dans ce qu’on nomme « l’école traditionnelle », ce n’était pas le comportementalisme, mais la pensée magique, sacramentelle, presque mystique : les clercs « imposaient les mains » aux élèves et ces derniers étaient sensés recevoir ainsi les savoirs. Cela a fonctionné tant que l’école s’est contentée d’une « démocratisation » parcimonieuse et que toute la société adhérait à son projet. Mais au détriment des classes populaires cantonnées, pour l’essentiel, à la « reproduction ». Ensuite, nous avons eu Bourdieu et toutes les théories sur « la pédagogie rationnelle » sensée pouvoir lutter contre la violence symbolique imposée à ceux et celles qui ne faisaient pas partie des « héritiers ». Curieusement, cette pensée « subversive » bourdivine a rencontré les taxonomies américaines et de là est né le comportementalisme de la « pédagogie par objectifs ». D’abord très marginale et même plutôt mal vue par l’institution, cette idéologie, radicalisée, est aujourd’hui triomphante… avec vingt années de retard sur les travaux des chercheurs, mais pleinement en phase avec le libéralisme technocratique au pouvoir.
Ce comportementalisme évacue, en réalité, la question du sujet et du sens des apprentissages au profit du couple « objectif / évaluation » indéfiniment multiplié. Je ne peux pas le cautionner… Mais, quand je me démarque de la vulgate de l’Education nouvelle – et ce n’est pas d’aujourd’hui -, c’est aussi pour souligner que l’activité mentale (y compris pendant un cours magistral) est plus importante que la systématisation du bricolage, ou que la mobilisation sur des savoirs nouveaux est plus essentielle que de tenter de se raccrocher désespérément aux intérêts préexistants des élèves. J’ai été aussi un des premiers, dans les années 1980, à distinguer vigoureusement « la tâche » et « l’objectif », « le faire » avec « ce qui est réellement appris »… pour, justement éviter toute totémisation de « l’activité » prise en son sens le plus matériel. Ceci, d’ailleurs, est devenu une nouvelle vulgate aujourd’hui, souvent, malheureusement, mobilisée pour suspecter injustement les vraies « méthodes actives » ! C’est étrange comme les choses s’inversent !
Quel regard jetez-vous sur le débat sur l’Ecole en France actuellement ? Peut-on dire que dans le camp « pédagogique », on tourne souvent en rond ? La recherche en sciences de l’éducation a du mal à survivre et publier.
Je ne crois pas que, dans le camp « pédagogique », on tourne en rond. Je pense que la pédagogie est sinistrée : écartée, peu ou prou, des cursus de sciences de l’éducation, abolie dans la formation initiale et continue des enseignants, elle ne dispose d’aucun relai pour se faire connaître. On ne retrouve plus que quelques bribes de pédagogie dans les métiers du social ou de la santé, dans les mouvements pédagogiques et d’éducation populaire. Or, je crois que, sans la pédagogie, l’école va dans le mur ! Elle sera contrainte de, simultanément, renforcer la sélection et la répression. C’est pourquoi je mise sur la relance de la formation des enseignants ! C’est la seule manière de sauver le patrimoine pédagogique et de relancer la recherche pédagogique.
Vous n’hésitez pas à critiquer le socle commun et l’approche par compétences. « Je n’ai jamais considéré l’approche par compétences comme le nec plus ultra de la pédagogie… Le socle participe de cette idéologie qui consiste à confondre l’exposé des objectifs et les situations d’apprentissage », écrivez-vous. Vous dites que les compétences ne sont pas une théorie de l’apprentissage et vous dénoncez « l’imposition arbitraire d’outils », allusion au Livret personnel de compétences (LPC). Aujourd’hui, compte tenu de la façon dont l’idée a été introduite dans le système, faut-il rayer le LPC, les compétences, le socle ? Que peut-on en sauver ?
Il faut tout remettre à plat et repartir sur des bases saines. On ne peut maintenir simultanément le socle et les programmes, d’autant plus que les deux sont très mal faits. Je suis favorable à un référentiel de fin de chaque cycle et à la possibilité laissée aux enseignants de construire, tout à la fois, leurs progressions et leurs épreuves d’évaluation. Les « livrets de suivi » des élèves doivent être construits dans chaque école et établissement comme de vrais outils d’accompagnement, sur le modèle du portfolio, mais en valorisant tous les acquis et pas seulement les « compétences » reproductibles… C’est le seul moyen pour inverser la logique de la technocratie libérale qui règne aujourd’hui : il faut un cahier des charges national exigeant, et des équipes responsabilisées et accompagnées. Il faut supprimer les évaluations nationales : si on a besoin de statistiques sur les niveaux des élèves, qu’on fasse des enquêtes sur des échantillons représentatifs ! On sait faire ça ! Et il faut arrêter cette frénésie du dépistage et de l’externalisation du traitement des difficultés. Dit autrement, dans le « jargon pédagogique », il faut une pédagogie coopérative et exigeante dans des groupes hétérogènes, avec une personnalisation des parcours…
Vous amorcez un programme de remise en état de l’éducation. Vous dites que rétablir les postes est important pour rétablir la confiance avec les enseignants mais pas suffisant. Pourquoi la confiance est-elle si importante ? Que faut-il d’autre ?
Aujourd’hui l’école est en situation de grande dépression. Je suis très inquiet de cet état de fait… Les enseignants sont « prolétarisés », au sens de Marx : la machine et les outils ont devenus dictatoriaux et imposent aux professeurs de les servir dévotement. On a transféré l’intelligence des humains dans la technique… et les humains sont dépossédés de toute possibilité de s’investir positivement dans leur mission. C’est pourquoi je crois que, non seulement, il faudra mettre fin à l’hémorragie des postes et recréer des emplois, mais aussi rendre de l’initiative aux enseignants, susciter leur inventivité didactique, leur redonner le goût de l’aventure pédagogique…
Vous revenez plusieurs fois sur le rôle du professeur principal. Pourtant les dernières réformes ont déstructuré les classes au lycée et amoindri son rôle de formateur même si on lui fait porter le chapeau de l’orientation. Pourquoi vous semble-t-il important ? Et quel regard jetez-vous sur l’avenir du groupe classe ? Faut-il le renforcer à la danoise ou le fondre dans des groupes multiformes ?
Je crois qu’il faut de vrais professeurs principaux, animateurs d’équipes, interfaces entre l’administration, les parents, les collègues et les élèves. Il leur faut une petite décharge, au moins dans les classes sensibles, une formation spécifique, un bureau avec un téléphone… bref, le bon sens même pour qui regarde notre système et en constate l’atomisation et l’anonymat qui y règnent. Quant au groupe-classe, je crois qu’il doit subsister comme groupe de référence, ce qui n’empêche pas d’avoir des temps de groupes de besoins, d’ateliers, des conférences en amphis, etc. Mais, à terme, ce qui me paraîtrait le plus logique, ce serait la formule que je nomme des « unités pédagogiques fonctionnelles » : 120 élèves confiés à une dizaine de professeurs qui n’ont que ces élèves et peuvent s’organiser comme ils le souhaitent. C’est d’ailleurs ainsi que fonctionnent les expériences pédagogiques qui réussissent comme celle du collège Clysthène à Bordeaux sur laquelle Luc Cédelle a écrit un beau livre (« Un plaisir de collège »).
Le ministre parle de personnalisation et a multiplié les dispositifs « d’accompagnement personnalisé », « d’aide individualisée ». Comme le socle ce sont des idées qui ont été soutenues par de nombreux enseignants. Qu’en pensez-vous ?
Tous ces dispositifs peuvent partir de bonnes intentions, mais ils vident progressivement la classe de sa substance qui se réduit à être un lieu où l’on évalue les élèves pour voir s’ils ne seraient pas mieux ailleurs ! C’est la course à l’externalisation et à la dépédagogisation ! Avec, à l’horizon, le paradigme pharmaceutico-médical, individuel et mécanique, monofactoriel dans ses analyses, séparateur dans ses solutions, engageant une course au « toujours plus » dans laquelle les élèves des familles les plus fragiles seront toujours perdants. Je milite contre l’hégémonie de l’école centrifugeuse qui passe son temps à détecter et dériver. Je voudrais une école, au contraire, qui rassemble, et structure des collectifs où la coopération soit de mise.
Dans quelques jours François Hollande va faire connaître son programme sur l’éducation (le 9 février). On est curieux de voir quels arbitrages il rendra entre tous les experts et les différents cercles qui l’accompagnent. Quels conseils pouvez-vous lui donner pour sa première année de mandat s’il est élu ?
Ce qui est significatif, c’est que vous parliez de « programme sur l’éducation », alors que vous pensez évidemment à un « programme de réforme de l’école » ! Or, je crois qu’on ne peut pas réformer l’école toute seule, sans aider les familles, soutenir la parentalité, travailler avec le tissu associatif, repenser la politique de la ville, lutter contre la disparition des emplois de proximité qui assuraient le lien entre les générations, réfléchir sur les médias et la publicité, etc. Ce qui va permettre de reconstruire l’école demain, ce ne seront pas seulement des mesures techniques, c’est une politique éducative globale dans laquelle les professeurs n’auront pas le sentiment de devoir vider l’océan avec une petite cuillère.
Pour l’institution scolaire elle-même, il faut fixer quelques caps et assujettir les réformes techniques à ces derniers : une vraie justice éducative et culturelle dans tous les domaines et sur tous les territoires, une redéfinition des finalités de l’école fondamentale de 6 à 16 ans, sans rupture ni sélection précoce (il faut absolument supprimer les programmes de 2008 de l’école primaire), la mise en place de collectifs d’adultes solidaires disposant d’un véritable droit d’initiative pédagogique dans le cadre d’un cahier des charges national exigeant… et une vraie formation des enseignants, initiale certes – cela semble acquis, heureusement – mais continue aussi… Peut-être même doit-on faire de la formation continue, aujourd’hui totalement sinistrée, l’un des principaux chantiers ? Avouez quand même que ce serait cohérent pour un gouvernement de gauche de transformer l’école en s’appuyant sur la formation de ses personnels ! Pour qu’ils se sentent, tout à la fois, mieux respectés, plus compétents et plus heureux !
Propos recueillis par François Jarraud
P. Meirieu dans le Café
Vers un service public régional de formation
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