Par Marcel Brun
D’où viennent les inégalités scolaires ? Où plutôt comment se construisent-elles et quelle part les pratiques pédagogiques prennent-elles dans leur construction ? De nombreux travaux, par exemple ceux du réseau Reseida (Paris 8), ont tenté ces dernières années de mieux comprendre les difficultés scolaires, notamment en cherchant à saisir comment les « pratiques pédagogiques » pouvaient à leur insu renforcer les inégalités sociales. L’ouvrage « La construction des inégalités scolaires », publié sous la direction De Jean-Yves Rochex et Jacques Crinon aux Presses universitaires de Rennes, fait le point sur dix années de recherche, avec onze chapitres appuyés sur des observations dans les classes.
Là où traditionnellement la sociologie gardait sur l’intérieur de la classe un regard très distant, ces nouvelles approches ont l’ambition, comme l’écrit Jean-Yves Rochex, de s’intéresser de près aux modalités de transmission des savoirs pour faire des ponts entre la sociologie, la psychologie et les didactiques. Avec un regard particulièrement critique sur les évolutions pédagogiques qui traversent l’Ecole, ils posent une question qui pourrait paraitre triviale : quand l’Ecole cherche à se rapprocher de la vie, aide-t-elle les élèves à apprendre ?
Appuyant leur regard sur les acquis de Vygotski et Bernstein, les auteurs estiment que la fonction de l’école est de faire passer progressivement les « enfants » et leurs connaissances « quotidiennes » dans le monde des connaissances « culturelles » et disciplinaires que construisent les élèves dans les savoirs scolaires. Ils regardent donc les pratiques des enseignants en fonction de ce point de vue, et constatent que certaines pratiques se centrent sur le « faire », sur les « tâches », quand d’autres explicitent davantage les objets d’apprentissage. Parfois, les échanges oraux sont plus près du jeu de devinettes qui perd les élèves, que d’un instrument qui va permettre de mettre un haut-parleur sur la pensée (chapitre de J. Crinon). Parfois, on « fait des mots croisés » sans comprendre qu’on apprend l’orthographe. Le dispositif pédagogique masque les apprentissages attendus (E. Bautier), comme si le « déjà-là » du « potentiel » de l’élève allait faire surgir la compétence dans la situation, le maitre restant le plus en retrait possible. Parfois, l’habillage de la tâche n’aide pas à savoir qu’on fait des mathématiques, quand l’étude des pourcentages de voix à une élection oblige à faire de longs détours explicatifs d’instruction civique (L. Coulange). Parfois, la polyvalence de l’enseignant ne lui permet pas de comprendre précisément la nature des difficultés rencontrées par un élève dans un problème complexe (C. Margolinas), surtout s’il se contente de suivre pas-à-pas le manuel sans avoir eu le temps de creuser le livre du maitre. Parfois, l’enseignant ne se rend pas compte qu’il n’utilise pas avec tous les « mots de la discipline », évoquant avec les plus faibles les « bords » et les « pointes » du triangle quand il dit « angles », « côtés » et « diagonale » avec les plus forts (M. Lappara). En « aidant » les plus en difficulté avec les mots et les exemples du quotidien, on rend difficile l’accès au langage de l’école, aux généralisations, à l’écrit qui va mettre en catégorie et aider à penser par des « sauts cognitifs » qui permettent de dépasser les situations concrètes (S. Bonnéry). Dès la maternelle, la multiplication des « fiches » et des activités « autonomes » ne réduit-elle pas les temps d’enseignement nécessaires à ceux qui n’ont pas encore construit les savoirs nécessaires à l’autonomie (C. Joigneaux) ?
Ce qui pourrait apparaitre comme un réquisitoire contre certaines évolutions des pratiques scolaires en cours se veut un examen exigeant des conditions réelles de la démocratisation scolaire. C’est parce que les exigences de la « littéracie » requises par l’élévation de l’exigence scolaire, dans un cursus de plus en plus long, font progressivement la différence entre ceux qui « réussissent » et les autres, que les auteurs appellent à reconsidérer les paradigmes aujourd’hui dominants : à l’opposé de l’« individualisation » requise pour répondre à la présumée « diversité des talents », et à ce qu’ils considèrent des « vulgates généreuses », mais discutables des théories constructivistes, ils réclament plus de formation pour que les enseignants soient mieux armés pour débusquer tous ces « malentendus » dans les apprentissages, comprendre la nature des difficultés rencontrées par les élèves dans la « mise en discipline » du monde et du quotidien, faire du langage (oral et écrit) un véritable instrument au service de la construction de la pensée, de la classification, de la mise en ordre indispensable à l’école pour « entrer dans les savoirs » et permettre de continuer à « transmettre la culture commune ».
Reste à discuter quelle est l’importance réelle de ces « malentendus » dans les apprentissages, et en quoi ces approches renouvèlent ce qu’on sait déjà dans les approches scientifiques de l’éducation et de l’apprentissage. C’est dans cet esprit que le réseau Réseida invite à une « journée d’études et de controverse » vendredi 3 février, de 9 heures 30 – 16 heures, à l’université Paris 8 Saint-Denis (Amphi D 004, accès métro ligne 13, station Saint-Denis Université). Au programme, après la présentation de l’ouvrage par J.-Y. Rochex, discussion avec Aline Robert, didacticienne des mathématiques, Yves Reuter, didacticien du français, Sylvain Broccolichi, sociologue, et Patrick Picard, responsable du Centre Alain Savary, Institut Français de l’Éducation. Universitaire, formateur, inspecteur, étudiant ou enseignant, vous êtes invité. Comme le disent eux-mêmes les auteurs, « beaucoup reste à faire » pour passer du constat à la transformation…
Marcel Brun
Jean-Yves Rochex et Jacques Crinon (dir), La construction des inégalités scolaires. Au cœur des pratiques et dispositifs d’enseignement, Presses universitaires de Rennes, coll. Paideia, 2011.
Présentation
http://www.pur-editions.fr/detail.php?idOuv=2758
« En quoi les pédagogies « nouvelles » sont-elles élitaires ? » Entretien Jean-Yves Rochex
« En quoi les pédagogies « nouvelles » sont-elles élitaires ? » La question posée par Jean-Yves Rochex peut sembler provocante ou rétrograde. Pour lui, « cette question mérite d’être posée…pour mettre au cœur de la réflexion le traitement, par les enseignants et les élèves, des contenus de savoir, des techniques intellectuelles (au sens large) et de leur progression ». C’est à cette exigence qu’appellent les différents auteurs de « la construction des inégalités scolaires ». Des l’exigence pour ceux qui en ont déjà tant ?
Vous semblez montrer que les « nouvelles pratiques pédagogiques » visent à rendre l’école plus agréable, sans nécessairement faire que les élèves apprennent mieux ?
En fait, notre travail, qui porte sur des classes de l’enseignement primaire, montre que l’influence des vulgates « modernistes » – que l’on retrouve d’ailleurs aussi bien chez des enseignants ou au cœur de pratiques qui se veulent innovateurs que chez ceux qui se veulent traditionnels – ne vont pas toujours, loin de là, dans le sens souhaité ou affiché. D’une part, nous observons et analysons les effets de vulgates mal maitrisées de discours, de slogans ou de travaux insistant sur la nécessité de susciter « l’activité » des élèves, mais qui n’interrogent guère ou insuffisamment la nature de l’activité requise pour apprendre des contenus et des outils intellectuels spécifiés. Or il y a activité et activité, et ces vulgates mal maitrisées conduisent souvent à privilégier l’effectuation de tâches au détriment des enjeux et contenus de savoirs censés justifier ces tâches ou résulter de leur effectuation.
D’autre part, le souci de rendre les activités et les situations que l’on propose aux élèves plus « motivantes », attractives, voire plus proches de ce dont ils sont familiers dans leur expérience ordinaire, et une certaine vulgate de la « pédagogie de projet », peuvent conduire à méconnaitre le changement de posture que requiert l’étude, le travail de redescription et de ressaisie des logiques d’action sans lequel les élèves ne peuvent construire des savoirs et des dispositions durables au-delà de la réalisation des tâches et des projets, ou à minorer la nécessité d’organiser et d’étayer ce changement de posture et ce travail de ressaisie, en particulier pour les élèves qui n’y sont pas familiarisés hors de l’école. Enfin, nous avons observé le poids croissant dans les classes d’usages peu exigeants du langage, qui relèvent plus du registre de l’expérience ordinaire et de la communication horizontale, au détriment d’usages plus exigeants relevant du registre des savoirs et de la transmission : par exemple, alors que l’on vise à faire de la géométrie en faisant manipuler des pièces de puzzle aux élèves, on parlera des bords et non des côtés, des pointes et non des angles, des coins et non des angles droits, en ne catégorisant donc que des objets ou des caractéristiques matériels, et non des figures et des propriétés géométriques, ce que ne feront, là encore, que les élèves qui y sont prédisposés et entrainés hors de l’école.
Tout cela participe de ce que Bourdieu ou Bernstein nommaient pédagogie implicite ou invisible, ou encore d’une « pédagogie de l’abstention pédagogique », qui conduit à présupposer des élèves qu’ils sachent tous reconnaitre des enjeux de savoir au-delà de l’effectuation de tâches, se ressaisir d’expériences ou de tâches pour en tirer des enseignements ou des règles, passer d’un registre pratique à un registre idéel, c’est-à-dire effectuer un certain nombre d’activités intellectuelles et de changements de point de vue requis par l’école, sans que ceux-ci leur aient été explicitement enseignés, ou sans que l’on ait explicitement attiré leur attention sur la nécessité de les mettre en œuvre. Il y a là un premier processus de différenciation, que nous qualifions de « passive » qui s’exerce au détriment des élèves les moins entrainés dans leur famille à décrypter les implicites de l’école, et à propos duquel nos observations montrent que la thèse de « l’indifférence aux différences » soutenue par Bourdieu est loin d’être obsolète.
Mais vous semblez montrer également que certaines manières de différencier la pédagogie ou d’aider les élèves peuvent occulter les causes des difficultés des élèves ?
Oui, cela relève du deuxième type de processus de différenciation que nous avons pu observer. La thèse de l’indifférence aux différences étant, sinon obsolète, du moins largement vulgarisée, en même temps que se diffuse l’idée d’une pédagogie différenciée, on observe chez les enseignants le souci de prendre en considération les différences et les difficultés qu’ils perçoivent chez leurs élèves et d’« adapter » en conséquence les tâches, les supports ou les thèmes de travail, les modes d’aide ou de remédiation qu’ils leur proposent. Mais l’enfer est souvent pavé de bonnes intentions. Et ce souci, s’il ne se fonde pas sur une analyse et une prise en charge de ce qui fait obstacle pour les élèves les plus en difficulté, conduit trop souvent à contourner l’obstacle plutôt qu’à l’affronter, en proposant à ces élèves des tâches de plus en plus morcelées, sans réel enjeu cognitif, qu’ils peuvent réussir les unes après les autres sans en tirer un réel bénéfice, et au terme desquelles il n’y a pas véritablement apprentissage ou construction de savoir.
La visée de faire que les élèves en difficulté puissent réussir les tâches qu’on leur propose et, ainsi, ne pas se démobiliser et préserver une image de soi positive, ne fait pas toujours bon ménage avec les exigences propres aux apprentissages, et l’on peut observer des modes d’adaptation ou d’aide qui vont à l’encontre des objectifs poursuivis et relèvent d’une logique – pour une part insue – de restriction des univers de tâches et de savoirs proposés aux élèves les plus en difficulté (qui sont massivement des élèves de milieux populaires), qui ne les aide que de manière superficielle et fort peu durable, mais qui les pénalisera de fait quand les obstacles ainsi contournés s’avèreront incontournables, ce qui est souvent le cas lors des passages école-collège ou collège-lycée.
Ce processus de différenciation « active » ne s’observe d’ailleurs pas seulement lors des moments ou des activités spécifiquement dédiés à l’aide aux élèves en difficulté. L’observation de classes sur la durée, tout au long d’une année scolaire, nous a permis de mettre au jour la co-construction, entre enseignants et élèves, de ce que nous appelons des « contrats didactiques différentiels », c’est-à-dire des modalités relativement stables d’interaction, différentes selon les types d’élèves, au sein et au terme desquelles les « bons » élèves et les élèves les plus en difficulté se voient proposer et peuvent fréquenter des univers de tâches et de savoirs qui s’avèrent non seulement très différents, mais très inégaux au regard des connaissances et des dispositions que les élèves peuvent y construire (ou y importer), sans pour autant que ces inégalités se traduisent dans les notes ou les évaluations qu’ils obtiennent. Tout cela participe plus d’une logique d’invisibilisation croissante des inégalités scolaires que d’un travail permettant de les affronter et de les réduire.
Considérez-vous que les formateurs ou les mouvements pédagogiques ne sont pas assez vigilants sur les questions que vous étudiez, voire contribuent à diffuser des « vulgates constructivistes » qui renforceraient les difficultés des élèves ?
Il convient d’être prudent et circonspect quant à cette question, et de se tenir éloigné à la fois des anathèmes et des considérations iréniques. D’une part, les formateurs et les mouvements pédagogiques s’inscrivent, comme tous les enseignants et tous les agents sociaux, dans des évolutions idéologiques et des doxas plus générales, concernant par exemple les conceptions et les définitions sociales de l’enfance, de l’apprentissage et de l’école ou de l’élève. Ces évolutions, auxquelles ils contribuent pour une part, tendent à régler le fonctionnement de l’école sur le modèle de l’enfant et de la famille de classe moyenne, famille apte à construire ses enfants comme élèves avant même qu’ils soient scolarisés et tout au long de leur scolarisation. Mais tous les enfants n’entrent pas à l’école en étant dotés des ressources et des dispositions qui leur permettraient d’être les élèves actifs, autonomes, aptes à décrypter les enjeux des tâches, que l’école et ses professionnels attendent qu’ils soient, sans nécessairement les construire comme tels, au risque de faire ainsi des enfants de milieux populaires des « élèves par défaut », de la même manière que l’affaiblissement des supports sociaux de production des individus produit, selon Robert Castel, des « individus par défaut ».
C’est de ce point de vue qu’il nous semble nécessaire d’être vigilant pour se demander, comme Perrenoud le faisait il y a plus de 20 ans, si et en quoi « les pédagogies nouvelles sont-elles élitaires ? ». Cette question mérite d’être posée, pour tout mode de travail pédagogique d’ailleurs, mais elle nécessite de travailler à caractériser les pratiques et les dispositifs d’enseignement autrement qu’en mobilisant ce que j’appelle les figures imposées du débat pédagogique, caractérisant et opposant les pratiques pédagogiques de manière dichotomique et peu intéressante (nouvelles vs traditionnelles, centrées sur l’enfant vs sur les savoirs, actives ou constructivistes vs transmissives ou frontales…), pour mettre au cœur de la réflexion le traitement, par les enseignants et les élèves, des contenus de savoir, des techniques intellectuelles (au sens large) et de leur progression. Or, cette préoccupation est très insuffisamment présente, selon moi, dans la plupart des travaux sur « l’efficacité » des pratiques ou « l’effet enseignant », et encore moins dans les figures imposées du débat sur les méthodes.
On peut bien sûr souhaiter qu’elle soit plus présente en formation et dans le travail des mouvements pédagogiques, tout en pensant que sa prise en considération est vraisemblablement fort inégale d’un lieu de formation, d’un mouvement ou, au sein d’un même mouvement, d’un groupe de travail à l’autre. Par ailleurs, ce qui se diffuse du travail des mouvements pédagogiques, comme d’ailleurs des travaux de recherche ou des cadres théoriques qui les soutiennent, relève souvent plus de vulgates édulcorées n’ayant qu’un rapport assez éloigné avec la réalité de ce travail, que de ses principes fondateurs, de ses résultats et élaborations. Jacques Testanière avait ainsi montré, dans une des rares recherches dont on dispose sur ces questions, que nombre d’enseignants se revendiquant de « l’Éducation nouvelle » n’avaient qu’une connaissance très vague de ses auteurs ou travaux fondateurs ou plus actuels, et n’en retenaient guère que quelques grands principes généraux et très doxiques. C’est sans doute là un axe de réflexion nécessaire pour les mouvements pédagogiques, qui pose d’ailleurs tout autant des questions d’ordre sociologique que d’ordre pédagogique.
Vous appelez à des rapports renouvelés entre psychologie, sociologie et didactiques. Pouvez-vous préciser en quoi consisterait une évolution de ce genre ?
Nous ne faisons pas qu’appeler à cela, mais nous essayons de mettre en œuvre ces rapports renouvelés au sein du réseau RESEIDA et de l’ouvrage collectif qui rend compte d’une part de ses travaux, et qui essaie de croiser des regards et des préoccupations de recherche issus de ces différents domaines disciplinaires. Nous pensons nécessaire (et nous nous efforçons pour notre part) de dépasser le partage du travail qui caractérise pour une large part la recherche en éducation entre, d’une part, une sociologie qui ne s’intéresse guère à la fonction de transmission des savoirs et à ses modalités pratiques, voire qui n’y voit que prétexte ou support à la reproduction et à la domination sociales, et, d’autre part, une certaine asepsie sociale de la psychologie des apprentissages ou des didactiques qui se fondent sur une conception de l’élève ou de l’apprenant comme être générique ou pur sujet cognitif, en ne se souciant guère des différents contextes sociaux et institutionnels dans lesquels ces sujets sociaux se construisent et agissent. Travailler à dépasser ce partage du travail suppose dès lors d’interroger ces différentes traditions de recherche à la fois pour leurs apports et pour leurs limites. C’est le sens même de l’existence de notre réseau et nous avons pu y faire l’expérience que le travail prolongé entre des collègues ayant des questionnements et des références sociologiques ou didactiques, ou entre des didacticiens de disciplines différentes, nous permettait de mettre au jour des processus qu’un seul point de vue ne nous permettait pas de voir, ou de les voir et de les analyser de manière plus pertinente. Souhaitons que notre ouvrage, au travers des résultats de recherche et des analyses qu’il propose, puisse convaincre de la fécondité et de l’intérêt, scientifique et politiques, d’une telle perspective de travail.
Propos recueillis par Marcel Brun