Par Marcel Brun
C’est un ouvrage comme on en voit rarement. Un de ces livres dont on comprend tout de suite qu’il a été fait pour vous aider à comprendre, pas seulement juste vous aider à préparer la séance du lendemain. Sans se réduire à vous prendre la main pas à pas comme un débutant, mais en vous donnant les clés de l’essentiel.
Ici, pas de pamphlet fracassant pour faire les bonnes feuilles des magazines qui font l’opinion, mais un véritable vademecum professionnel dans lequel les débutants iront chercher des principes et des connaissances, et où les plus chevronnés pourront utilement se rafraîchir la mémoire, « parce qu’on dispose aujourd’hui de savoirs dont on ne disposait pas autrefois » pour enseigner l’orthographe. L’ouvrage propose des pistes nombreuses dans plusieurs directions : savoir comprendre la nature des difficultés des élèves, d’abord sur les notions de base, mais aussi organiser une progression structurée de l’enseignement en articulant analyse des mots, des phrases, des textes, et production d’écrits.
Chacune des douze « cartes », consacrées à une notion essentielle, part d’un problème réel vécu par les élèves (par exemple sur l’accord sujet-verbe), propose une progression claire, rappelle les connaissances à faire acquérir, et propose des activités utilisables en classe, du cycle II au cycle III. Le parti pris du « temps long des apprentissages » justifie un retour fréquent sur les notions de base, et permet d’assumer une démarche progressive, qu’on retrouve dans certains manuels récents, comme CLEO (Retz), donnant de l’importance aux différentes activités de production écrite.
Plusieurs chapitres confiés à des spécialistes de divers horizons permettent au lecteur un véritable approfondissement des enjeux de l’enseignement de l’orthographe : Jean-Pierre Jaffré revient sur l’histoire et les normes de l’écriture dans notre système orthographique et défend les rectifications de 1990 ; Michel Fayol précise comment la psychologie cognitive comprend les difficultés d’apprentissage de l’orthographe ; Jean-Christophe Pellat retrace l’histoire de l’évolution de l’orthographe, avec l’immobilisme des derniers siècles ; un chapitre précise l’évolution de l’enseignement de l’orthographe à l’Ecole, à partir des travaux d’André Chervel, quand la dictée devient l’emblème même de l’enseignement de la République…
Conçu pour l’école élémentaire, gageons qu’il devrait être utile au collège pour tous ceux qui, comme les auteurs, considèrent que la construction de compétences en orthographe est affaire de temps long…
Merci donc aux auteurs et à l’éditeur, Hatier, pour ce cadeau de début d’année…
Catherine Brissaud, Danièle Cogis,
avec Jean-Pierre Jaffré, Jean-Christophe Pellat et Michel Fayol
Comment enseigner l’orthographe aujourd’hui ?
Hatier
Catherine Brissaud et Danièle Cogis : « du temps nécessaire pour comprendre l’essentiel ».
Les enquêtes ont montré que les résultats en orthographe étaient préoccupants. Selon vous, quelles sont les difficultés essentielles auxquelles les enseignants du primaire sont confrontés pour pouvoir mettre en œuvre un enseignement efficace de ces compétences ?
Le poids des représentations sociales attachées à l’orthographe crée un système de pensée verrouillé dans la société et dans l’institution scolaire. Tout le monde a appris l’orthographe à l’école et tout le monde pense savoir comment on l’enseigne l’orthographe et comment on l’apprend. Par exemple, l’idée que la dictée et les exercices à trous sont un bon moyen d’apprendre l’orthographe est très ancrée dans la société et donc chez les parents. Tout cela pousse à l’immobilisme alors que la preuve n’est toujours pas faite de l’efficacité de ces exercices.
Il y a aussi les programmes qui génèrent de la culpabilité chez les enseignants en leur faisant croire que tous les objectifs peuvent être atteints, alors qu’ils ne le sont pas, ou seulement pour une fraction réduite d’élèves, ceux qui sont issus de milieux plutôt favorisés, qui redoublent moins que les autres. Un exemple flagrant : l’accord sujet-verbe, dont l’institution elle-même a fourni la preuve pendant longtemps (avec les évaluations nationales de 1990 à 2006) que les programmes étaient trop ambitieux…
Le problème, c’est que la culpabilité ressentie par les enseignants de ne pas atteindre les objectifs des programmes passe sur les élèves, et peut-être davantage sur les moins avancés, qui ne parviennent pas à faire seuls la différence entre ce qu’ils ont compris et l’orthographe telle qu’elle fonctionne.
Une difficulté centrale pour nous est la prise en compte par l’enseignant des conceptions des élèves. Un seul exemple : une élève qui a écrit ont l’appelait la belle, à qui on a demandé comment elle avait fait pour le premier mot, a répondu : « La maitresse nous a expliqué que, quand il y en avait plusieurs, il fallait n-t automatiquement, et là comme il y a plusieurs gens qui l’appellent la belle, on met n-t ». C’est presque une révélation pour les enseignants quand ils découvrent ce type de raisonnement plus ou moins erroné chez leurs élèves et ils ne manquent pas de se demander : « Mais qu’est-ce qui a bien pu leur mettre ça dans la tête ? »
Tout au long de l’élaboration de notre ouvrage, nous avons toujours travaillé en pensant à ce que nous appelons la « 2e moitié de la classe », ce qui ne veut pas dire que la 1re est oubliée ! Les élèves plus avancés aussi tirent un grand profit d’avoir à être précis dans l’argumentation et dans l’utilisation du métalangage, dans l’explicitation des procédures qu’ils utilisent, des critères de reconnaissance des unités syntaxiques. Mais tout cela prend du temps : il faut beaucoup de temps pour connaître l’orthographe et écrire sans faute. Et l’école dispose de moins en moins de temps (d’heures) pour l’orthographe et elle doit faire mieux avec des élèves à qui, autrefois, on n’en demandait pas tant ou qui allaient cesser d’être scolarisés très rapidement.
Quelles vous semblent les compétences essentielles sur lesquelles une mobilisation de l’école primaire pourrait permettre aux élèves les plus en difficulté de mieux réussir leur scolarité au collège ?
Vous parlez de compétences et non de connaissances, c’est un point important : l’idée qu’il ne suffit pas d’avoir des connaissances mais qu’il faut savoir les utiliser dans le feu de l’écriture, quand on a plein d’autres choses à gérer, a fait son chemin. Les enseignants avec lesquels nous travaillons nous interrogent souvent : leurs élèves savent les règles, ils ont des connaissances mais tout se passe comme s’ils les oubliaient quand ils écrivent un texte. L’école doit apprendre aux élèves à mobiliser leurs connaissances dans des tâches d’écriture variées de plus en plus longues, à utiliser les outils que les adultes (nous en tout cas !) utilisent quotidiennement (correcteur, dictionnaire, grammaire, etc.).
Mais ces compétences de haut niveau ne peuvent s’exercer que si préalablement des connaissances existent. Les connaissances de base sont celles, précisément, que nous avons ciblées dans notre ouvrage : l’accord dans le groupe nominal, l’accord sujet-verbe, les formes en /E/, la distinction de certains homophones. C’est un programme déjà conséquent ! Il y a aussi et surtout la manière de se mobiliser sur ces compétences et c’est pour nous très important. Si l’on admet qu’apprendre à faire l’accord sujet-verbe dans des contextes variés prend plusieurs années (nos propres travaux l’ont montré, tout comme ceux de la psychologie cognitive), on peut travailler progressivement en sériant les problèmes.
Cela veut dire, avec les élèves les plus en difficulté, mais avec les autres aussi – et il faudrait avoir une plus juste vision de ce que c’est que la difficulté et ne pas transformer trop vite l’erreur en difficulté et la difficulté en échec –, s’assurer qu’ils comprennent, qu’ils arrivent à intégrer les notions. Il faudrait donc leur donner du temps pour comprendre, ne pas avancer une nouvelle notion avant que la précédente soit stabilisée : par exemple bien travailler l’accord dans le groupe nominal avant de passer du temps sur l’accord sujet-verbe, d’abord dans des configurations régulières. Les programmes, et dans leur sillage, souvent, les manuels, poussent à une course effrénée sans doute préjudiciable à la grande majorité des élèves. En résumé, prendre le temps que les élèves découvrent et comprennent d’abord, s’approprient ensuite, un nombre limité de notions. Il faudrait donc que l’école se mobilise sur un programme réduit, de base, réellement.
Pensez-vous que les professeurs de collège puissent étayer leurs activités pédagogiques à partir de votre ouvrage ? Dit autrement, pensez-vous que le collège doive lui aussi travailler à continuer d’installer les compétences que vous souhaitez voir travaillées davantage en primaire, où les enseignants doivent-ils au contraire considérer que leur travail est d’une autre nature ?
Pour nous, le travail doit se faire dans la continuité. Pour une bonne partie des élèves, la compétence orthographique n’est pas stabilisée en fin de primaire. Nina Catach le disait déjà il y a plus de 20 ans : l’élève de fin de primaire n’est qu’à mi-parcours sur le chemin qui le conduit à la maitrise du code orthographique. C’est évidemment encore vrai aujourd’hui ! L’orthographe du français est une des plus difficiles à apprendre. Il faut le reconnaitre, il faut que l’institution le reconnaisse avec tout ce que cela implique de patience et de tolérance ; l’institution s’est d’ailleurs donné les moyens de le montrer avec les évaluations nationales qu’elle pratique depuis 1989.
Au collège, il faut continuer le travail d’observation, de constitution de corpus, de réflexion sur la norme et sur ses propres erreurs. Mais la différenciation est nécessaire, tant les capacités des élèves peuvent être variables au sein d’une même classe. Au collège, on bascule davantage du côté de la compétence d’écriture avec la prise en charge de la vérification, sans culpabilisation, parce qu’on fait tous des erreurs quand on écrit ses propres textes.
On peut y faire des incursions du côté de l’histoire de l’orthographe et accentuer la liaison lexique/orthographe.
Au collège, l’élève doit donc continuer à apprendre l’orthographe et à la contrôler en production écrite. Et les démarches que nous proposons nous semblent tout autant valables. Il n’est d’ailleurs pas impossible que notre ouvrage soit encore utile en soutien au lycée et à l’université…
On entend dire que ce n’est pas possible avec des élèves faibles. Nous pensons que c’est souvent le contraire, notamment pour avoir travaillé dans des classes Zep, rebaptisées « ambition réussite », que c’est parce qu’on ne sollicite pas leurs capacités réflexives que ces élèves s’enfoncent dans le désintérêt puis le rejet. C’est là que nous situons l’ambition.
Votre ouvrage rassemble des contributeurs d’horizons assez larges. Pensez-vous que les solutions que vous proposez pour enseigner l’orthographe font désormais consensus dans l’univers de la recherche en éducation ?
Question délicate ! Ce que nous proposons tient compte des résultats de la recherche en éducation, par exemple de ce qu’on sait des inégalités scolaires. Nous avons tenu compte, bien sûr, de nos propres recherches, et de ce que nous savons aujourd’hui des processus d’apprentissage, des capacités cognitives des élèves. C’est d’ailleurs impensable d’enseigner aujourd’hui sans toutes ces connaissances, dont nous avons proposé des éléments de synthèse dans notre ouvrage.
Cela dit, le « Il suffit d’apprendre les règles et de les appliquer » est encore une idée très répandue. Tant qu’on n’a pas entendu de jeunes élèves raisonner sur la langue, avec toute la force de leurs convictions, on comprend mal pourquoi l’enseignement passe mal. C’est pour nous une clé du changement. Consensus ? Pas sûr qu’on puisse aller jusque là…
Selon vous, quels sont aujourd’hui les lieux où ces questions sont travaillées, dans l’univers de la formation de formateurs ? Quels vous sembleraient les progrès à réaliser pour aider les enseignants ?
Autre question délicate, comme tout ce qui touche à la formation des enseignants ! Mais il est impossible de répondre globalement, les situations étant très différentes si vous pensez à un professeur d’IUFM, un conseiller pédagogique, un maitre-formateur, un tuteur, un chercheur, voire un inspecteur, et ce, en distinguant l’enseignement primaire et sa polyvalence ou l’enseignement secondaire et sa spécialisation.
Si vous croyez qu’il suffit de regarder faire un tuteur pendant une heure (d’autres disciplines attendent) et d’écouter une conférence de trois heures (d’autres disciplines attendent), alors vous n’avez pas besoin de formateurs formés aux questions que nous soulevons. Nous avons le sentiment, malheureusement, que c’est ce qui prévaut aujourd’hui, à voir comment s’organise la formation initiale et continue des enseignants. Bien sûr, nos collègues sont attentifs à ces questions, mais l’ampleur de ce qu’il faut aborder amène chacun à faire des choix. Nous ne pouvons donc que sensibiliser nos étudiants à ces questions, avec, parfois, de vrais approfondissements s’ils font un mémoire ou suivent un atelier de pratique professionnelle sur l’enseignement de l’orthographe. C’est le cas aussi de certains enseignants qui choisissent cette question comme sujet de mémoire pour devenir maitres formateurs et qui travaillent avec un spécialiste. Mais tout semble laissé à la bonne volonté de chacun et aux liens que tels ou tels ont pu nouer (avec un conseiller pédagogique, avec un inspecteur).
La clé réside dans l’institution d’une véritable formation continue qui réponde aux questions d’enseignants demandeurs d’autres démarches parce qu’ils ont éprouvé les limites d’une approche traditionnelle. On en est très loin en France. Il faudrait insuffler un esprit d’expérimentation, encouragé par l’administration (les équipes de « recherche-action » étaient un exemple intéressant de feu l’INRP…), qui permettrait la rencontre de formateurs de tous statuts, de chercheurs, d’inspecteurs. Une démarche intéressante et fructueuse est la mobilisation de toute une équipe autour d’un projet d’école : autour de la mise en place de pratiques renouvelées, une réflexion sur la progression des apprentissages, sur la différenciation, etc. Les stages école en plusieurs sessions sur deux ans avec un suivi au plus près des classes et une évaluation commune des élèves sont des moments forts de formation. Mais là encore, le soutien de la hiérarchie est indispensable.
En d’autres termes, il est difficile d’agir efficacement dans un contexte où l’absence d’une formation linguistique de base se perpétue dans la formation des enseignants et donc, par la suite, dans celle des formateurs non spécialistes. Tant qu’on ne considèrera pas que ce type de formation est un socle nécessaire à tous les enseignants, il n’est pas sûr que l’enseignement du français évoluera dans le sens souhaité. Or les résultats de la France aux évaluations internationales ont bien révélé que les problèmes existent et que, notamment, les inégalités s’accroissent, contrairement à d’autres pays.
Comme vous le voyez, nous continuons à penser qu’enseigner – et donc enseigner l’orthographe – est un métier qui s’apprend…