Par Eirick Prairat
Professeur de sciences de l’éducation à l’université de Lorraine, auteur d’un ouvrage sur l’autorité éducative, Eirick Prairat est bien placé pour évoquer l’évolution du métier enseignant et à travers lui celle de l’Ecole. Pour lui, » il y a urgence aujourd’hui à revitaliser le sens profond de l’institution scolaire, l’école est certes un lieu de formation mais elle est aussi et surtout une instance au service de l’émancipation des hommes ». Il fixe trois objectifs à cette réforme : justice, efficacité, hospitalité.
Dans ses voeux Nicolas Sarkozy a mis le métier enseignant dans les questions de la campagne électorale. Il le présente comme un métier qui n’aurait pas évolué depuis 1985. Est-ce vraiment le cas ?
Si la formule signifie qu’enseigner c’est encore et toujours transmettre des savoirs et des connaissances, alors la formule est juste. Et il faut espérer que cela durera encore longtemps ! Si en revanche, la formule doit être lue avec une paire de lunettes sociologiques alors elle est inexacte. C’est l’évidence même. Il n’y a jamais eu autant de réformes scolaires que ces trente dernières années. Jamais, l’école n’a été soumise à autant d’injonctions et de prescriptions.
Le thème de la souffrance enseignante est apparu récemment sur le devant de la scène. A quoi est-elle due ?
Ce n’est pas un thème aussi récent que cela, puisque le rapport sur « Le collège de l’an 2000 » rédigé par François Dubet, Alain Bergougnioux, Marie Duru-Bellat et Roger-François Gauthier pointait déjà ce phénomène de la souffrance enseignante. On pourrait aussi évoquer les travaux de Patrick Boumard et Jean-François Marchat au début des années 90. Je crois qu’elle est d’abord liée à la question de l’indiscipline. Ne parlons pas de violence mais d’indiscipline, phénomène plus diffus et plus général. L’indiscipline est un ensemble d’attitudes et de comportements qui tendent moins à renverser qu’à affaiblir ou à subvertir le cadre normatif par le jeu incessant des petits désordres. Si elle est vécue de manière aussi douloureuse, si elle fait aussi mal, c’est parce qu’elle est vécue comme un danger identitaire, comme une mise en cause de ce qui est au cœur du métier : l’exercice d’une certaine forme d’autorité.
Il ne faut pas cependant résumer la souffrance enseignante à cette seule explication. La difficulté à habiter le métier renvoie à d’autres phénomènes comme l’éclatement des tâches, l’hétérogénéité des publics ou encore l’échec scolaire. Cela étant, je pense que les enseignants ont aujourd’hui le sentiment d’être lâché par une institution qui ne sait que prescrire et ordonner. Or une institution digne de ce nom doit être porteuse d’un message clair et d’une garantie. Or lorsque le message institutionnel se brouille et lorsque la garantie tend à s’estomper (pensons par exemple à la disparition d’une vraie formation enseignante), le professionnel se retrouve comme au-dessus d’un vide qui vient disqualifier toute forme d’autorité dans l’exercice de son métier. Il y a urgence aujourd’hui à revitaliser le sens profond de l’institution scolaire, l’école est certes un lieu de formation mais elle est aussi et surtout une instance au service de l’émancipation des hommes.
Le président a également parlé lors de ses vœux d’autonomie et évaluation. N’assiste t-on pas avec ces thèmes à une rupture dans le métier ? Comment jugez-vous de manière globale la politique éducative de ces cinq dernières années?
Le projet éducatif défendu par Nicolas Sarkozy procède selon deux types de réformes, très différentes dans leur visée mais qui politiquement, à bien y réfléchir, sont intiment liées. Une première série de réformes ou de projets (autonomie accrue des établissements, publicité des évaluations scolaires, assouplissement puis à terme suppression de la carte scolaire, suppression probable des concours de recrutement, accentuation de la logique de primes, …) dessinent, par petites touches successives, comme certains analystes l’ont déjà justement noté, les grandes lignes d’une école radicalement nouvelle, organisée selon la logique libérale de l’offre et de la demande. Avec ces réformes de structure, on s’éloigne chaque jour un peu plus du républicanisme qui a inspiré notre modèle scolaire.
Et puis, il y a des réformes ou projets (je pense au retour de la morale à l’école primaire, à la réforme des procédures disciplinaires dans le secondaire, à l’éventuel retour de l’uniforme, …) qui fleurent bon la rigueur et l’Ancien Régime. Ce ne sont pas des réformes de structure mais des réformes qui touchent de manière immédiate à la réalité pédagogique et éducative. On peut bien évidemment analyser ces réformes en elles-mêmes et pour elles-mêmes. Il serait aisé de montrer par exemple que le texte sur la morale, abstractions faites des étranges recommandations pédagogiques qui l’accompagnent (le recours à la fable et à la maxime) relève d’un perfectionnisme moral qui outrepasse les contours de la morale civique que l’école républicaine a la charge de transmettre (1). On peut également montrer que la récente réforme portant sur les procédures disciplinaires dans le secondaire est une réforme inutile au plan éducatif. Son seul intérêt est politique : signifier en brandissant la fameuse procédure d’automaticité que la tolérance zéro a été instaurée là où elle aurait dû l’être il y a bien longtemps et où on a toujours refusé de le faire faute de courage.
Ces réformes, que l’on pourrait qualifier de contenu par opposition aux réformes de structure, surfent sur la demande d’ordre et de retour aux passés qui chantent ; elles ont essentiellement une fonction idéologique au sens où Marx entend ce terme. Elles ont non seulement vocation à conforter les esprits nostalgiques et les électeurs (loin de l’école) qui ignorent à peu près tout des réalités scolaires actuelles mais elles visent aussi et surtout à capter l’attention et à dissimuler l’orientation éminemment libérale que prend notre école.
Quels sont les défis que doit aujourd’hui relever l’école française ?
Il faut déjà réaffirmer que l’école n’est pas un simple service chargé de faire une offre de formation mais qu’elle est fondamentalement une institution et qu’à ce titre elle a à promouvoir et un type de subjectivité (un sujet majeur et critique) et un type d’ordre symbolique et politique (une démocratie ouverte et tolérante). Cela dit, l’école française, au-delà de l’échéance présidentielle, a trois grands défis à relever, défis qui doivent constituer un horizon régulateur pour les 10 prochaines années.
Le premier défi est le défi de justice. Il faut, on le sait, être bien né pour réussir un beau parcours dans le monde scolaire. Nous savons l’importance du capital culturel et le lien fort existant entre origine sociale et destin scolaire, lien particulièrement accusé dans notre société. Un numéro récent du Nouvel Observateur titrait un de ses articles : « Attention, Bourdieu revient » ; je crois qu’il ne nous a jamais vraiment quittés. En démythologisant la méritocratie républicaine, Bourdieu nous a, dans le même moment, assigner la tâche de rendre l’école plus juste.
Le second défi est le défi d’efficacité. Pensons à ces milliers d’élèves qui sortent de l’école chaque année sans certification. Environ 6% des jeunes, souvent issus des milieux sociaux les plus modestes, quittent l’école sans qualification. Si on inclut les élèves qui n’ont ni CAP, ni BEP, ni baccalauréat, c’est alors 15 à 18% des jeunes qui sont chaque année concernés. Ce sont de jeunes adultes qui sont ensuite fragilisés sur le marché du travail, comment pourrait-il en être autrement. C’est le talon d’Achille de notre école, les détracteurs de l’institution le savent et ne manquent jamais une occasion de mettre le doigt sur cette « constante macabre ».
Enfin, notre école a un défi d’hospitalité. L’école républicaine doit accueillir le riche et le pauvre, le blanc et le noir, le droit et le tordu car chacun est convié à réaliser en lui l’idéal d’humanité. Cette question de l’hospitalité transcende la question du climat scolaire. Bien sûr, la question du bien-être à l’école a son importance et il n’est pas normal que bon nombre d’élèves aillent aujourd’hui à l’école à reculons. Mais ce que je veux dire en parlant d’hospitalité est que l’école doit savoir faire une place à chacun pour que nul ne se sente étranger en son sein. L’hospitalité est une caractéristique du lieu scolaire, mieux un élément de définition. C’est peut-être le défi le plus important car il est celui qui in fine conditionne les deux autres. Il faut inscrire, me semble t-il, les réformes et les chantiers à venir dans cet horizon de justice, d’efficacité et d’hospitalité ; il nous indique un cap à suivre.
Eirick Prairat
Propos recueillis par François Jarraud
Note :
(1) On peut se reporter à notre ouvrage Sanction et socialisation (PUF, 2002) qui examine (pp.175-177) les rapports entre la morale civique et les différentes morales privées.
Eirick Prairat est Professeur de sciences de l’éducation à l’université de Lorraine et membre de l’Institut universitaire de France (IUF). Il vient récemment de publier aux Presses Universitaires de Nancy L’autorité éducative : déclin, érosion ou métamorphose (réédition en 2011).