« Socle commun, approche par compétences et
enseignement du français : pour une pédagogie visible ou un écran de
fumée ? », rencontre-débat du 14 janvier 2012
« Dépasser les prises de positions
simplistes, pour ou contre, mais observer les effets de l’enseignement
du socle sur les élèves dans notre discipline » propose en
ouverture Max Bulten, animant la table-ronde au nom de l’AFEF
(Association Française des Enseignants de Français). Quelle culture
commune ? Quelle liaison entre connaissance, capacité et attitude ?
Quel bagage scolaire pour permettre de s’intégrer socialement et
scolairement ? Le rôle de l’évaluation ne l’emporte-t-il pas désormais
sur l’apprentissage, sur la modification des curriculum ou des
pratiques ? Le pilier 1 est-il le « socle du socle » ? Quel
accompagnement nécessaire en formation ? Base pleine de promesses ou
plafond conduisant à limiter les ambitions de l’école publique, c’est
autour de ces questions que sont réunis trois universitaires dont les
points de vue sont tout à fait contrastés…
Jean-Yves
ROCHEX (Université Paris 8) : « faute de définir les notions, on laisse
les enseignants de terrain arbitrer seuls entre des dilemmes
insupportables, sans instruments. »
Pour J.-Y. Rochex, on assiste à un
changement de mode de régulation des politiques éducatives,
passant d’un modèle bureaucratico-professionnel à un « quasi-marché ». Le
modèle ancien,
qui prescrivait les mêmes normes éducatives et un traitement égal de
chaque élève, a été confronté à une double critique : ceux qui lui
reprochait de ne pas tenir des promesses, et ceux qui le trouvait au
contraire trop égalitaire… Au contraire, le quasi-marché instaure le
« choix » et l’individualisation des réponses éducatives, avec une
inflation des évaluations, des enquêtes, des comparaisons, des
réthoriques gestionnaires qui fusionnent l’administratif et le
pédagogique. La thématique de l’équité supplante celle de la lutte
contre les inégalités, le « minimum d’acquisition pour tous » devient
l’objet des discussions internationales de définition des « compétences
clés pour une vie réussie et une sociéte fonctionnant bien ». Même les
tenants du collège unique pensent que c’est la garantie de son avenir.
Se
greffe à cette approche par le « minimum » l’irruption des compétences,
la modernisation de l’école par « l’adaptation » à la « diversités » des
« talents », des « aptitudes », de la « pluralité des excellences »
« De quoi se soutient
théoriquement cette affaire-là ? » poursuit l’orateur. L’approche
par compétences, par un lien jamais explicité avec les minimum, se
nourrit d’une critique des curriculum disciplinaires considérés comme
articifiels, démesurés, sans même examiner les curriculum réellement
enseignés, leurs modes d’apprentissage dans les différents contextes
sociaux. Comme le dit Crahay qualifiant les compétences de « caverne
d’Ali-Baba conceptuel », les textes successifs mélangent à loisir les
termes sans en définir une acception stabilisée, et le rapport entre
connaissance, compétences et attitudes n’est jamais théoriquement
défini. « Ne tombe-t-on pas parfois
dans le registre de la contenance morale et comportementale plutôt que
dans les missions de l’Ecole ? » interroge Rochex. En 1987,
Forquin écrivait qu’on établissait une disjonction beaucoup trop forte
entre les savoirs savants et les savoirs de la vie, par des compétences
tellement générales qu’elle ne sont plus d’aucune utilité pour le
pédagogue… « Résoudre
des problèmes géométriques » fait partie de la compétence 3 du palier 1
du socle, « résoudre
des problèmes de construction » fait partie du palier 2. A ce niveau de
généralité, évaluer par « acquis » ou « non acquis » devient impossible
pour l’enseignant, et la compétence devient, comme jadis l’intelligence
de Binet, ce qui est mesuré par le test…
On risque donc un déplacement du centre de
l’activité de l’enseignant, avec un « teaching to the test »
destiné à entrainer l’évaluation et un pilotage par les résultats, dont
on sait que dans les pays anglo-saxons il amène a renforcer les tâches
morcelées, à réduire les curriculums, à renforcer la tension entre
programmes et socle, avec un dualisation des objectifs affichés :
brevet pour les uns, Socle pour les autres ? « Sur le terrain, on laisse les enseignants
se débrouiller avec cette double injonction. Au prétexte de ne pas être
prescriptif, on dissout la norme scolaire. Comme on ne sait pas faire
au ministère, on pense que chacun va inventer la réussite un niveau
local. Par quelle magie ? Quand on laisse les gens de dépêtrer seuls,
les confrontations d’habitus sociaux l’emportent. Innovation n’est pas
le synonyme de démocratisation »
Jean-Louis
DUFAYS (Université catholique de Louvain) : « enseigner la lecture et la
littérature, une affaire de compétences ? »
Dans
le « décret mission » de l’enseignement belge francophone, la compétence
est l’aptitude complexe à mettre en oeuvre des savoirs, des
savoirs-faire, des attitudes, dans des situations pédagogiques variées,
évaluées par les productions d’élèves, en valorisant
l’interdisciplinarité, le travail en équipe. Mais deux conceptions
opposés en découlent, qui s’entremêlent : les compétences sont
atomisées en items évaluables par des usines à cases, même si les
programmes officiels valorisent les capacités à gérer des tâches
complexes…
Concernant, par exemple, la lecture
littéraire, J.-L. Dufays défend l’idée que dans toute lecture,
on assiste à un va-et-vient entre lecture ordinaire et lecture plus
lettrée. Enseigner la lecture littéraire, c’est susciter plusieurs
postures : distanciation critique, repérage des polysémies, avec des
des enjeux didactiques forts. Mais quand les compétences des programmes
disent « présenter aux autres un avis argumenté sur un récit » ou « porter
une appréciation personnelle sur un texte », ils demandent aux
enseignants de favoriser des compétences de synthèse, de recherche
documentaire, d’argumentation, d’exposés oraux, réorientant fortement
le contenu du cours de français en faveur d’activités actionnelles.
Or,
pour JL. Defays, si ces aspects sont pédagogiquement intéressants, cela
suffit-il pour atteindre les objectifs didactiques ? La logique des compétences semble surtout
favoriser les élèves qui ont déjà un « entrainement socio-culturel » à
incorporer le complexe, et à défavoriser ceux qu’angoisse le
fait de faire une recherche, d’entrer dans une tâche complexe faute de
maîtriser les savoirs requis pour pouvoir réussir. Certes,
« synthétiser » est une compétence. Mais pour Dufays, les savoirs, les
références culturelles, les habitudes scolaires qui favorisent la
familiarité, le travail méta-cognitif sur les oeuvres n’ont pas besoin
de la logique des compétences pour amener progressivement les élèves
s’approprier le fait littéraire…
Entre les tâches fermées et les tâches
ouvertes, il appelle à alterner les situations, entre celles où
l’élève pourra être cadré, guidé, sécurisé, et celles où il devra
explorer des situations inconnues « N’oublions
pas que toutes ces nouvelles situations demandent beaucoup plus de
travail aux élèves comme aux enseignants » conclut-il en
assumant une position « dialectique » sur les compétences. « Penser la réforme des compétences sans
refondre la progression curriculaire, ce n’est que se focaliser sur une
partie du problème« … Il cite Bernard Rey pour finir : « les compétences transversales ont été une
mode, mais une compétence s’appuie sur des savoirs disciplinaires
mobilisés ».
Yves
REUTER (Université Lille 3, « Théodile ») : des compétences en écriture ?
Auteur
en 1996 de Enseigner et apprendre à
écrire. Construire une didactique de l’écriture, Yves Reuter
entend défendre une position spécifique, issue de la didactique du
français.
« Je cherche
d’abord à comprendre l’intérêt et les limites de chaque modèle
théorique dans l’enseignement, pas à prescrire ». Il
revient, avec du recul, sur son propre travail qui introduisait à
l’époque la « compétence scripturale » dans un réseau de plusieurs
notions : la « performance », c’est ce qu’on peut observer de la
production écrite, dans certaines classes de situation, et le
« performé », c’est le produit écrit lui-même, en ce qu’il permet d’être
la « partie visible » de ce qui se passe dans la tête d’un élève qui
écrit. La « compétence scripturale », elle, n’est pas observable, elle
reste spéculative. « En quelque
sorte, c’est ce qu’on estime nécessaire pour accomplir une performance.
C’est aussi ce que l’enseignant, ou le chercheur, reconstruit en
observant les productions des élèves ». C’est ce que les
didacticiens estiment être de leur ressort pour comprendre et faire
progresser les élèves dans l’écriture. C’est une construction, une
découpe arbitraire.
La « compétence scripturale » est donc par
définition partielle, incomplète, en tension entre différents
systèmes (le système graphique, la culture, le sujet…). « D’où l’idée que j’avais eue à l’époque,
maladroitement sans doute, que c’était lié avec certaines « compétences
générales » du sujet, ne serait-ce que pour mieux comprendre à quel
moment de la scolarité il était préférable d’introduire certaines
notions ou apprentissages dans l’enseignement. C’était sans doute pour
moi à l’époque le moyen de lutter contre certains volontés hégémoniques
dans les sciences de l’éducation… ».
L’écriture
est une pratique sociale. Pour Y. Reuter, elle n’est pas la
transcription d’une pensée préétablie, comme certains le croient, mais
la construction, la formalisation en acte de ce qui est « à dire ».
Encore faut-il préciser les articulations nécessaires : on peut passer
trop vite de l’écriture à l’écriture « scolaire », et confondre ainsi les
« difficultés d’écriture » et les « difficultés d’écriture scolaire ».
« Et le socle ? » questionne
Butlen… « On peut certes faire la
différence entre un projet et sa mise en oeuvre. Mais je ne vois pas
dans le Socle de « nouveauté » en soi, qui renouvelle ces
questions. Et l’écriture littéraire ? « Une
fois de plus, tout dépend des objectifs qu’on donne à l’école et à
l’enseignement ». Dans la prescription des programmes, on
explicite, on découpe, on sous-découpe… Parfois au risque de laisser
chacun faire les arbitrages entre ce qui doit dominer : pour certains,
c’est le Socle, pour d’autres c’est les programmes… « Même si le Socle est créé par la loi et
les programmes par décret, ça ne suffit pas pour sortir du dilemme«
Peut-on enseigner les compétences ? Sans
doute pas, répond Reuter. « Mais
l’école peut contribuer à faire apprendre, par exemple à savoir écrire, et je ne
pense pas que toutes les formes scolaires le permettent à égalité.
L’écriture peut s’enseigner, dans certains contextes, en travaillant à
long terme, avec des pratiques adaptées. Mais tant qu’on continuera à
travailler ces questions entre experts, sans jamais prendre appui sur
les connaissances professionnelles des acteurs, on ira dans le mur. Les
bonnes idées ne tombent pas du ciel ou de la pensée d’une élite… Même
en tant que chercheurs, soyons modestes sur ce que nous savons. »