Par François Jarraud
Détournement de colloque. C’est un peu le jeu auquel on a joué, mardi 10 janvier, lors du très officiel colloque de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice sur « Les jeunes sur la toile. Quelles protections pour quels risques ? » Avec un tel intitulé on pouvait s’attendre à un événement sécuritaire. Par la grâce d’Eric Debarbieux et de ses experts, on a parlé éducation. Avec une conclusion qui va loin : pour protéger les jeunes sur la toile il faut plus que les éduquer, il faut aussi leur donner confiance en eux-mêmes.
Un ministre hors jeu. Luc Chatel a inauguré le colloque avec un discours traditionnel qui, dès son départ, est apparu totalement décalé avec la réalité du colloque. « Internet constitue évidemment d’abord une formidable opportunité, un outil exceptionnel qui rapproche les individus, qui ouvre un accès à un savoir complet, un accélérateur d’initiatives et aussi un vecteur de liberté et d’engagement, a déclaré le ministre. « J’ai voulu que notre éducation nationale (en) saisisse tous les potentiels. Que le numérique irrigue l’ensemble du système éducatif ». Avant de partir sur le thème classique des dangers d’Internet. » Il est important que ce colloque permette de redéfinir les dangers et de travailler à la vigilance ». Luc Chatel a énuméré ces dangers : cyber harcèlement, usurpation d’identité, responsabilité vis à vis du droit, question du droit d’auteur. Il a décrit le « comportement addictif (de certains élèves) qui génère des baisses de concentration » et dénoncé « l’utilisation des portables pour la fraude aux examens ». Avant de citer Platon. « Platon évoque la création de l’écriture. Il la dépeint comme un remède et un poison. Nous pouvons en dire tout autant des nouveaux outils multimédia. Ils sont une formidable opportunité. Mais ils sont aussi un vrai danger ».
L’exigence éducative. C’est pourtant sur l’exigence éducative qu’Eric Debarbieux, spécialiste de la violence scolaire, puis Serge Tisseron, psychiatre, ont conduit ce colloque. Eric Debarbieux a ramené le risque à une proportion modeste : 3 à 4% de jeunes victimes du cyber harcèlement. Mais « le gosse harcelé c’est son monde entier qui lui souffle qu’il est trop gros ». Internet renforce le harcèlement en lui donnant une ampleur nouvelle. D’où la nécessité face au média pour les parents et les profs de travailler ensemble, en « bande d’adulte », pour aider les enfants à connaitre Internet et ses règles. E Debarbieux a également cité une étude sur l’interdiction des téléphones portables qui a conclu à la hausse du cyber harcèlement.
Pour Serge Tisseron, Internet a ramené les enfants à une situation ancienne : celle où ils s’élèvent entre eux, Internet restant mystérieux aux adultes. Il a lui aussi ramené les risques à une proportion plus modeste. L’addiction aux écrans n’existe pas, a-t-il expliqué. Le cyber harcèlement vise les enfants harcelés dans la vraie vie. En même temps, avec les réseaux sociaux, Internet incite à une explosion identitaire. Les jeunes jouent avec leur identité à travers leurs blogs et leurs pages sur les réseaux sociaux. S’il est normal qu’un jeune s’expose sur un site social, il faut veiller à ce qu’il ne tombe pas dans l’excès caricatural ou d’informations. Car Internet fonctionne comme un miroir où le jeune peut chercher une approbation qu’il ne trouve pas à la maison. Le coté positif c’est qu’internet est aussi un lieu de création. A l’école donc de s’emparer des capacités créatrices de cet outil comme de celles du téléphone portable. « L’école devrait donner sa place aux interrelations avec les élèves ». Elle devrait aussi inviter les élèves à la controverse, leur apprendre à se plaindre. C’est la meilleure arme contre le harcèlement.
« Je préfère ma fille sur la toile que dans la rue » (PY Lebeau). Une table ronde réunissait un principal, Max Aubernon, Dominique Delormele responsable de e-enfance, une association partenaire de l’éducation nationale, un responsable de l’Unaf, Bernard Tranchand et un fonctionnaire d epolice, Pierre Yves Lebeau, responsable du site de signalement de la police. Les interventions sont toutes allées vers la nécessité d’éduquer. PY Lebeau a estimé que son site recevait près de 2000 signalements par semaine, la moitié concernant des escroqueries sur la toile. Mais de nombreux signalements concernent les jeunes. Le premier danger qui les guette sur la toile c’est qu’ils violent la loi par leurs propos, la mise en ligne de contenus inadaptés ou dont ils ne sont pas propriétaires. La meilleure arme face au cyber harcèlement et aux dangers du net c’est « leur apprendre à être fier d’eux ».
Que peuvent faire les enseignants et les chefs d’établissement ? Les participants ont signalé les actions de e-enfance et de la police. La police dispose de spécialistes qui peuvent intervenir dans les établissements. E-enfance propose des modules destinés au primaire et au collège avec une particularité pour le collège : un module qui comprend une information des parents. Mais tous étaient d’accord sur l’importance de l’éducation des jeunes et d’une éducation à l’estime de soi. C’est sa dégradation qui génère le risque et Internet qui aggrave ce dernier. Laisser les jeunes s’épanouir, la meilleure arme contre les risques d’Internet ?
François Jarraud
Debarbieux : » Un joli levier de réflexion éducative »
Eric Debarbieux fait le bilan d’un colloque qui a échappé à la tentation sécuritaire.
On était invité à un colloque sur les protections et les risques et on se retrouve à entendre parler d’éducation. Comment expliquer ce décalage ?
Oui on entend parler d’éducation, de pédagogie, et c’est très intéressant ! On est là dans un bel objet d’étude qui montre que ce n’est pas une réflexion sécuritaire qu’on doit avoir face à Internet mais bien une réflexion de fond. On sait que quand le harcèlement est installé c’est difficile d’agir. On est donc devant la question de la prévention des risques. On a des savoirs limités face à ces risques récents. C’est donc un joli levier de réflexion éducative, c’est vrai.
L’éducation à l’estime de soi parait centrale face aux risques d’Internet. Est-ce quelque chose de facile à faire entrer dans l’éducation nationale ?
Le simple fait de se dire qu’il y a des compétences sociales à développer, et particulièrement l’estime de soi, c’est autre chose que ce dont on avait l’habitude. On sait maintenant que les renforcements positifs sont plus efficaces que tout ce qui est négatif. Là aussi c’est intéressant de voir que la réflexion avance. On voit bien que le métier change avec les TIC. L’estime de soi peut faire son retour par ce débat. L’institution est souvent vue comme monolithique. En fait elle est plus fractionnée que cela. Je connais des établissements qui font un excellent travail sur ces sujets. D’autres sont réfractaires. C’est complexe. Mais on n’est plus dans des instructions qui seraient uniquement sur l’apprentissage sans tenir compte du bien être de l’enfant.
Y a-t-il encore de la place pour des associations particulières sur les questions de formation à Internet puisque elles ramènent à des questions d’éducation globale ?
Comme il y a quelques années on avait besoin de gens pour mettre une caméra dans les mains des enfants, on a aujourd’hui besoin d’elles. La demande du terrain est tellement énorme qu’on n’est pas assez. Il n’y a pas assez d’associations. On en est à se demander comment on va former les formateurs. C’est encore plus vrai avec la façon dont on forme les enseignants actuellement .
Propos recueillis par F. Jarraud