Par Jeanne-Claire Fumet
Le texte de loi adopté par l’Assemblée le 22 décembre dernier, en pénalisant la négation du génocide arménien, réactive la querelle sur les lois dites « mémorielles ». Au nombre de quatre (loi Gayssot du 13 juillet 1990, dont l’article 9 pénalise la contestation des crimes contre l’humanité, loi du 29 janvier 2001 reconnaissant le génocide arménien, loi Taubira du 21 mai 2001, qui qualifie la traite négrière et l’esclavage comme crime contre l’humanité, et loi du 23 février 2005 sur le rôle de la présence française Outre-Mer), ces lois prévoient des sanctions pénales contre des déclarations publiques relatives à des faits passés. Elles se situent donc à la confluence du droit, de l’histoire et de la politique, selon un appariement qui ne va pas sans difficulté. Si le Sénat admet cette nouvelle loi, une nouvelle arcane s’ajoutera à cette complexité. Des historiens contestent ce qu’ils considèrent comme une incursion de la politique dans leur domaine de recherche ; d’autres historiens, mais aussi des représentants de victimes, n’y voient que la reconnaissance tardive d’une réalité avérée qui doit être défendue contre les négationnismes de toutes natures. Quelle est alors la fonction exacte de ces lois d’un nouveau genre ?
Une arme contre le négationnisme
A l’origine, la loi Gayssot semble avoir été conçue pour comme une parade juridique face aux thèses de Robert Faurisson, scandaleuses au regard de la rigueur historienne et de la mémoire des victimes. Mais des historiens se sont bientôt alarmés des effets pervers du remède : dans un Appel « Pour la liberté de l’histoire », publié en décembre 2005 et nuancé en mai 2006 par Jean-Pierre Azéma, quelques-uns d’entre eux rappelaient les principes fondamentaux de la recherche en histoire. L’histoire, disaient-ils, n’est pas une religion et ne respecte pas des vérités qu’on lui imposerait d’en haut ; elle n’est pas la morale et se refuse à statuer sur le rôle bénéfique ou condamnable des actes étudiés ; elle n’est pas inféodée à l’actualité et n’applique pas les courants d’idées successifs sur la représentation du passé ; elle n’est pas la mémoire, mais un travail d’élaboration intellectuel rationnel et critique ; elle n’est pas enfin, un objet juridique, mais un objet d’étude et de connaissance rigoureux.
Une violation des principes de l’histoire ?
En quoi les lois mémorielles attenteraient-elles à ces principes dans le travail de l’historien ? La liberté d’établir des hypothèses se heurte à la qualification légale d’événements ainsi « sacralisés » de manière indiscutable. La valeur morale des délits de génocide et de crimes contre l’humanité suspend toute mise en cause critique des rôles et des responsabilités. En l’utilisant pour satisfaire les revendications de groupes particuliers, on met en péril la sérénité de son jugement de connaissance ; en lui conférant un devoir de mémoire, on confond le rôle du chercheur avec celui du citoyen ; en confiant au droit la détermination de ses objets, on la soumet à un régime de vérité juridique et conventionnelle hétérogène aux critères et méthodes qui la fondent comme discipline de connaissance.
Ou la reconnaissance de vérités établies ?
Pour les défenseurs des lois mémorielles, ces arguments sonnent comme des revendications corporatistes irrecevables face aux injustices subies par les victimes ou l’offense faite à leur dignité par des propos intolérables. Pénaliser la négation des crimes majeurs de l’histoire est bien la moindre des reconnaissances posthumes que peuvent avoir les États modernes pour les minorités martyrisées, en compensation des graves manquements dont ils ont fait preuve en d’autres temps. D’une part, les historiens s’accordent sur la gravité radicale des faits qualifiés par ces lois, d’autre part, le pouvoir politique joue son rôle de régulateur social en posant clairement l’orientation officielle de la mémoire collective. « Notre Parlement, souligne ainsi Serge Klarsfeld, … a toujours posé des bornes de morale politique, ne serait-ce qu’en commémorant par des jours fériés la Révolution du 14-Juillet, la victoire du 11-Novembre, la chute du nazisme le 8-Mai. »
La question de la liberté de réflexion
Mais la difficulté de ces lois repose ailleurs, dans la différence qui sépare la validation juridique d’une décision et la validation scientifique d’une thèse historienne. Car pour l’historien, pas de vérification expérimentale ni de procédure objective de validation qui garantisse la fiabilité de son propos ; la force de la vérité historique réside ailleurs, dans une rigueur explicative ordonnée au plus près des faits, eux-mêmes élaborés en objets d’études par une analyse critique minutieuse. L’évidence immédiate n’y règne pas plus que l’émotivité de la mémoire subjective. Elle se déploie dans un domaine théorique étranger à l’action et à la réaction, mais ouvert au libre jeu du travail de réflexion. De son côté, le droit pèse de toute la force des conventions instituées. Il est efficace par la sanction, et la chose jugée n’a plus à être discutée (la décision est juste parce que légale). La vérité en histoire vaut par sa résistance à l’examen critique ; la vérité en droit repose sur le décret institué. La rencontre entre ces deux modalités normatives est très improbable, si ce n’est sous l’impulsion du pouvoir politique, au service de ses impératifs spécifiques d’ordre et d’efficacité. La médiation est alors porteuse d’un fort risque de dérive propagandiste et d’exploitation opportune, d’autant qu’elle musèle par la rigueur du droit et la sacralité des mémoires les rectifications critiques de l’historien.
On comprendra en ce sens l’inquiétude des historiens : user de telles mesures pour régler les héritages actuels des conflits passés, en ranimant les douleurs et les affects passés dans l’actualité factice d’un droit dé-temporalisé, les lois mémorielles ne leur offrent pas d’autres modes de résolution que de s’approprier de toute leur puissance passionnelle le discours historique comme leur propre lieu et leur propre bien.
Jeanne-Claire Fumet
Liens :
Proposition de loi Boyer du 22 décembre 2011 :
http://www.assemblee-nationale.fr/13/dossiers/lutte_racisme_gen[…]
L’appel de décembre 2005 « Pour la liberté de l’histoire » :
http://www.lph-asso.fr/index.php?option=com_content&view=articl[…]
Article de Serge Klarsfeld dans le Monde :
http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/01/03/oui-les-lois-memor[…]
S. Ernst : Concurrence mémorielle, quel enjeu pour nos sociétés ?
http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2011/12/21122011_Concur[…]